dim 07 décembre 2025 - 11:12

Légendes de France ou d’ailleurs : le Grand Veneur de Fontainebleau

Après les « Cartes postales du dimanche », 450.fm ouvre une nouvelle série : chaque semaine, une légende, quelque part en France (ou d’ailleurs), au petit matin du dimanche. Avec, toujours, un regard maçonnique…

Carte de la forêt de Fontainebleau, 1895

On commence par la forêt de Fontainebleau et son Grand Veneur, ce chasseur noir qu’on entendrait galoper dans la nuit avant les grandes catastrophes. Entre chasses royales, mythes païens recyclés et lectures symboliques, une histoire où la forêt a clairement le dernier mot.

La forêt de Fontainebleau a l’habitude de faire travailler l’imagination

Le jour, on y croise des marcheurs, des grimpeurs, des peintres, des photographes. La nuit, surtout quand la brume tombe sur les allées de chasse, on y croise autre chose : une réputation. Celle du Grand Veneur, un chasseur fantôme que l’on n’aperçoit presque jamais, mais qu’on entendrait très bien.

Le décor est posé depuis des siècles. Une immense forêt royale, des allées tirées au cordeau pour les équipages, des carrefours marqués par des croix de pierre. Parmi elles,la croix du Grand-Veneur, plantée au milieu des pins et des rochers. Elle apparaît déjà sous ce nom sur le plus ancien plan de la forêt, celui de Nicolas Picart en 1624 ; sur le plan de Jean Boisseau, elle est bien dessinée, mais sans légende. Pierre Dan la mentionne « au milieu du chemin de Fontainebleau à Chailly ».

François-VI-de-La-Rochefoucauld.

Abattue puis relevée, rétablie en 1670 aux frais de François VI, duc de La Rochefoucauld, reconstruite en bois en 1827 puis en grès en 1846, la croix a connu plusieurs vies. Au pied de ce repère obstiné, les rois venaient à Fontainebleau pour chasser ; les guides, eux, viennent encore y raconter qu’un autre équipage, beaucoup plus discret, galoperait parfois sans laisser de traces.

L’épisode le plus célèbre remonte à Henri IV

Celui qu’on surnomme le Vert Galant, premier Bourbon sur le trône de France, n’est pas seulement l’artisan de l’édit de Nantes et du retour à la paix après les guerres de Religion. C’est aussi un passionné de chasse, qui affectionne particulièrement les forêts royales comme celle de Fontainebleau. Un jour, alors qu’il y mène l’équipage, entouré de seigneurs et de gentilshommes, la partie semble se dérouler comme d’habitude. Les chiens sont lancés, les chevaux bien tenus, les allées rectilignes guident la traque. Et soudain, la forêt se met à résonner d’une autre chasse : des cors qu’on ne reconnaît pas, des cris lointains, une meute en plein travail.

Vision-d’Henri-IV du Chasseur noir-forêt-de Fontainebleau (La-Chasse-illustrée)

Or, ce jour-là, aucune autre chasse n’est annoncée…

Intrigué, le roi fait dépêcher l’un de ses proches pour aller voir ce qui se passe…Juste un grand homme sombre qui s’avance, à une distance tout à fait raisonnable, et lance : « M’entendez-vous ? » Puis plus rien. La scène est rapportée dans une lettre d’époque, et les paysans du coin affirment que ce n’est pas la première fois que ça arrive.

À partir de là, la légende fait son travail !

On explique que le Grand Veneur se manifeste avant les grands malheurs, que sa chasse invisible annoncerait des défaites, des abdications, des bouleversements. On parle de bûcherons qui l’auraient aperçu à la veille de l’effondrement de l’Empire. On se repasse l’histoire comme on se repasse une consigne : si, un soir, la forêt se met à chasser sans chevaux ni chiens, ce n’est pas bon signe.

La-chasse-sauvage-d’Odin de Pierre-Nicoles Arbo (1831-1892)

Les folkloristes vont plus loin. Ils rapprochent ce Grand Veneur des récits de « chasse sauvage » qu’on retrouve dans toute l’Europe du Nord. Là-bas, ce n’est plus un chasseur anonyme mais Odin lui-même qui conduit une cavalcade de morts et d’esprits dans le ciel d’hiver. Les chiens deviennent des ombres, les cors des vents violents, les cavaliers des âmes en transit. Avec le temps, les dieux changent de nom, les mythes changent de pays, mais le motif reste : un cortège invisible qui traverse la nuit et bouscule les vivants.

À Fontainebleau, on a simplement habillé ce vieux scénario d’un costume français

Une forêt royale, un vocabulaire de chasse, un nom de fonction – le veneur, responsable de la meute – devient titre fantomatique. On n’invoque plus Odin, on parle d’un chasseur noir. On ne regarde plus le ciel, on tend l’oreille au fond des bois.

La géographie du lieu aide beaucoup. Fontainebleau, ce sont des vallons encaissés, des blocs de grès, des zones où le son se répercute de tous côtés. Un coup de cor peut se démultiplier, un galop isolé se transformer en meute entière dans l’oreille de celui qui écoute. La nuit, on entend sans voir, et c’est l’imagination qui complète le tableau. La légende se nourrit de ces illusions acoustiques, des peurs de ceux qui rentrent tard, des récits qu’on se transmet au café ou à la veillée.

Au fil des siècles, la figure se stabilise

Le Grand Veneur ne parle presque pas. Il passe et annonce. Ce n’est ni un héros ni un monstre détaillé. C’est un signal. On lui colle l’étiquette de mauvais présage, on lui attribue rétrospectivement des apparitions à la veille de tel ou tel événement. La précision historique importe peu ; c’est le climat qui compte. Fontainebleau devient une forêt où l’on ne chasse pas seulement le cerf : on traque aussi des signes.

Fontainebleau : Croix_du_Grand-Veneur (1905)

Pour le visiteur d’aujourd’hui, la légende a changé de fonction

On ne guette plus anxieusement le prochain désastre national à chaque coup de vent. On vient se faire un peu peur, on tend l’oreille en rigolant sur le chemin du retour, on se dit que ce serait “marrant” d’entendre une chasse là où il n’y a personne. On se raconte le Grand Veneur à la lumière d’un smartphone, en consultant le plan des sentiers. La forêt a gagné des parkings, des topo-guides, des voies d’escalade cotées au millimètre. Elle a gardé ses histoires.

Un regard maçonnique sur le Grand Veneur

Si on prend maintenant cette légende avec un regard maçonnique, elle ressemble moins à un simple conte de peur qu’à une métaphore discrète du travail intérieur. La forêt de Fontainebleau, d’abord. C’est un espace à moitié maîtrisé : des allées tracées et numérotées, mais aussi des zones broussailleuses, des chaos rocheux, des recoins où l’on se perd facilement. On peut y voir l’image d’un être humain qui a ordonné une partie de sa vie – projets, fonctions, responsabilités – et laissé dans l’ombre tout un monde de pulsions, de souvenirs et de peurs. La chasse royale, bien cadrée, renvoie à ce qui est visible et socialement valorisé ; la chasse invisible, elle, évoque ce qui travaille en souterrain.

La Grand du Grand Veneur

Le Grand Veneur, ensuite. Il n’abat pas de gibier. Il passe et interroge : « M’entendez-vous ? » Ce n’est pas un détail. Du point de vue symbolique, on n’est pas dans le registre du spectacle mais de l’écoute. La question maçonnique par excellence n’est pas « qu’est-ce que tu as vu ? » mais « qu’est-ce que tu entends encore ? » Es-tu disponible à ce qui vient te déranger dans tes certitudes, dans tes habitudes, dans ta course ?

La chasse fantôme peut représenter cette part de nous-même qui ne se laisse pas totalement absorber par le bruit du monde. On croit mener sa propre chasse – carrière, image, agenda surchargé – et quelque chose, à l’arrière-plan, se met à sonner autrement. Appel de la conscience, rappel à l’humilité, prise de conscience que l’Histoire ne se laisse pas domestiquer : chaque Frère, chaque Sœur peut y projeter ce qu’il ou elle a déjà ressenti en Loge, quand une planche, une phrase rituelle, un silence ont soudain pris une dimension inattendue.

Enfin, l’idée d’« égrégore » de forêt rejoint une expérience bien connue des Ateliers. Dans une Loge, on sent rapidement que les travaux répétés, les questions, les émotions partagées finissent par imprégner le lieu. La légende du Grand Veneur montre comment un espace profane peut lui aussi accumuler des couches de mémoire, de peur, de fascination. La différence tient au travail qui en est fait : on peut rester prisonnier de ce climat en se contentant de trembler, ou l’utiliser comme support de réflexion sur la manière dont nos imaginaires collectifs fonctionnent.

Le Franc-Maçon n’est pas invité à croire ou à ne pas croire au Grand Veneur. Il est invité à se demander ce que cette histoire dit de notre rapport à la peur, à l’invisible, au temps qui vient. Et peut-être à admettre que, dans nos propres forêts intérieures, il y a encore quelques chasses sauvages qui galopent sans qu’on les ait vraiment regardées en face.

D’ici là, si d’aventure la forêt se met à chuchoter à vos oreilles, souvenez-vous que les légendes parlent souvent davantage de nos peurs et de nos désirs que des fantômes eux-mêmes. Gardons l’esprit en éveil, le cœur disponible et le pas fraternel… et retrouvons-nous dimanche prochain, pour une nouvelle légende de France (ou d’ailleurs), si vous le voulez bien…

Rochers_en_forêt_de_Fontainebleau

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Erwan Le Bihan
Erwan Le Bihan
Né à Quimper, Erwan Le Bihan, louveteau, a reçu la lumière à l’âge de 18 ans. Il maçonne au Rite Français selon le Régulateur du Maçon « 1801 ». Féru d’histoire, il s’intéresse notamment à l’étude des symboles et des rituels maçonniques.

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