La cartographie, ou l’art de représenter l’espace, est un miroir de l’évolution humaine : des premières esquisses rupestres aux projections numériques d’aujourd’hui, elle reflète nos connaissances, nos croyances et nos ambitions. Dès 8000 ans avant notre ère, l’humanité trace des chemins pour naviguer le monde visible et invisible. Mais pourquoi, sur nos cartes modernes, le nord trône-t-il invariablement en haut ? Cette convention, loin d’être naturelle, est le fruit d’un long processus historique, culturel et technique.
À travers les âges, les cartes ont oscillé entre orientations diverses, influencées par la religion, la navigation et l’ego des cartographes. Ce récit explore cette trajectoire, avec un zoom prolongé sur l’Orient, cardinal symbolique par excellence dans la franc-maçonnerie, où l’Est incarne la lumière initiatique et la quête spirituelle.
Les premières cartes : des étoiles aux paysages gravés

Les origines de la cartographie remontent au Paléolithique supérieur, bien avant l’invention de l’écriture. Les premières représentations connues ne dépeignent pas la Terre, mais le ciel nocturne. Dans la grotte de Lascaux (France), des points datés de 16 500 av. J.-C. esquissent le Triangle d’été (Véga, Deneb, Altaïr) et les Pléiades, une carte stellaire pour guider les chasseurs. En Espagne, la grotte d’El Castillo révèle une carte de la Couronne boréale vers 12 000 av. J.-C., preuve que nos ancêtres cartographiaient déjà l’invisible pour dompter l’inconnu.
L’art rupestre évolue vers des cartes terrestres. Des gravures simples évoquent des collines ou des habitats, comme à Bedolina (Italie), un pétroglyphe de la fin de l’Âge du bronze (3000-1000 av. J.-C.) montrant des champs, rivières et habitations – une topographie proto-agricole.

En 2021, la dalle de Saint-Bélec (Bretagne, 2150-1600 av. J.-C.) est réinterprétée comme une carte miniature d’un réseau hydrographique, soulignant les compétences des chasseurs-cueilleurs. En 2025, des sculptures à la Ségognole (Fontainebleau) datées de 14 000 ans confirment cette précocité : une représentation du relief local, gravée pour la survie.
Ces cartes primitives, bidimensionnelles, ignorent les projections complexes.
Elles servent à la navigation locale, sans orientation fixe : le haut est souvent le lieu du créateur, reflet d’un égocentrisme primal.
Antiquité : de Babylone à Ptolémée, l’émergence des grilles
Les civilisations mésopotamiennes posent les bases. À Babylone (vers 2300 av. J.-C.), une argile gravée montre Babylone au centre, entourée de l’Euphrate et de l’océan cosmique, avec l’Est en haut pour honorer Ishtar, déesse des vents nord-est. Les Égyptiens, eux, placent le sud en haut, aligné sur le Nil coulant vers le nord, comme une gravité terrestre. Ces choix culturels dictent l’orientation : le haut est sacré, centré sur le créateur.

En Grèce antique, Anaximandre (VIe siècle av. J.-C.) invente la première carte circulaire, avec Délos au centre et l’océan en bordure. Hécatée de Milet (Ve siècle) affine les contours de l’Europe, Asie et Libye. Eratosthène (IIIe siècle av. J.-C.) introduit méridiens et parallèles, divisant le globe en cinq zones climatiques, mais ses cartes restent orientées vers l’Est, source de lumière solaire.
Ptolémée (IIe siècle ap. J.-C.) marque un tournant avec son Géographie, premier atlas systématique. Il utilise une grille de latitudes et longitudes, originaire de Rhodes, et oriente ses cartes vers le nord pour aligner avec l’étoile Polaire, repère astronomique. Cette innovation, redécouverte au Moyen Âge, fixe progressivement le nord en haut, influençant les navigateurs.
Moyen Âge : cartes en T, portulans et l’école majorquine
Le Moyen Âge mêle foi et exploration. Les cartes en T-O, cosmogoniques, placent Jérusalem au centre, avec l’Est en haut : Europe à gauche, Asie à droite, Afrique en bas, entourées d’un océan en O. Influencées par le christianisme, elles symbolisent le Paradis oriental, où le soleil naît. Al-Idrisi (1154) inverse : sa Tabula Rogeriana, la plus précise de l’époque, oriente sud en haut, fidèle à la tradition arabe où le nord est « sombre ».

Les portulans, dès le XIIIe siècle, révolutionnent la navigation : cartes côtières linéaires pour marins, avec rose des vents centrée, sans orientation fixe – l’Est domine souvent pour le lever du soleil. La Carte d’Avignon (XIIIe siècle) en est l’exemple pionnier.
L’école majorquine (XIVe siècle) excelle : Abraham Cresques crée l’Atlas catalan (1375), chef-d’œuvre avec 23 cartes à échelle uniforme (1:900 000), intégrant sphéricité terrestre. Ses successeurs, comme Mecia de Viladestes ou Gabriel de Vallseca, influencent les découvertes océaniques, avec l’Est souvent en haut pour honorer l’Aragon.

Époque moderne : explorations, projections et le triomphe du nord
L’Âge des découvertes bouleverse tout. Oronce Fine dresse la première carte de France en 1553, mais les portulans dieppois (XVIe siècle), par Pierre Desceliers, orientent Est pour les routes atlantiques. La détermination précise de la longitude (via chronomètres en 1760) et latitude accélère les progrès.
Au XVIIIe siècle, la famille Cassini produit la première carte géodésique de France (1:86 400), triangulée sur 50 ans, avec nord en haut pour aligner sur Polaire. Napoléon ordonne en 1808 une carte militaire au 1:80 000, évoluant au 1:50 000 en 1914 pour la Grande Guerre.

La projection de Mercator (1569) scelle le nord en haut : conçue pour la navigation, elle préserve angles et directions, avec nord aligné sur compas magnétique. L’Atlas d’Ortelius (1570) et les cartes de Waldseemüller (1507) la popularisent. La NASA, en 1972, inverse Blue Marble pour le public, plaçant nord en haut par convention européenne.
Pourquoi le nord est-il toujours en haut ? Une convention culturelle et technique

Aucune raison scientifique n’impose le nord en haut : la Terre est sphérique, sans « haut » absolu. Cette orientation résulte d’un concours de facteurs : égocentrisme (cartographes européens se placent au centre), astronomie (Polaire fixe le nord), navigation (compas pointe nord magnétique) et héritage ptoléméen. Avant Mercator, l’Est dominait (lever du soleil, Paradis chrétien); le sud chez les Arabes (nord sombre). Aujourd’hui, cette norme eurocentrique persiste, mais des cartes « sud en haut » – comme celles d’Arsinée Khanjian – challengent ce biais, soulignant comment les cartes façonnent nos perceptions géopolitiques.
L’histoire de l’Est chez les francs-maçons : un chapitre symbolique étendu

Dans la Franc-maçonnerie, l’Est transcende la cartographie pour devenir un pilier ésotérique, symbole de lumière, d’initiation et de renaissance. Cette orientation cardinale, ancrée dans les rituels et architectures maçonniques, reflète une cosmogonie où l’Orient est la source primordiale de vérité, héritée des mystères antiques. Son histoire, tissée de solarité, de sacré et de progression initiatique, mérite un examen approfondi, car elle éclaire comment la maçonnerie a intégré et sublimé les traditions cartographiques orientales.
Origines antiques : l’Est comme lever divin

L’importance maçonnique de l’Est puise dans les cultes solaires préhistoriques et antiques, où il symbolise l’émergence de la lumière sur les ténèbres. Chez les Égyptiens, Râ naît à l’Est, traversant le ciel pour illuminer le monde ; les temples, comme Karnak, s’orientent est-ouest pour ce cycle cosmique. Les Sumériens et Babyloniens honorent l’Est via Ishtar, déesse des vents nord-est, alignant leurs cartes avec ce point sacré. Les Hébreux, influence majeure pour la maçonnerie biblique, voient en l’Est (Mizrach) la direction du Temple de Salomon, dont la porte orientale ouvre sur le Saint des Saints. Ézéchiel (43:1-4) décrit la gloire divine entrant par l’Est, symbolisant révélation et purification. Cette orientation funéraire – corps face à l’Est pour la résurrection – imprègne le rituel maçonnique, où le candidat, né dans les ténèbres du Nord, progresse vers la lumière orientale.
Moyen Âge et influences mystiques : l’Est chrétien et arabe

Au Moyen Âge, les cartes en T-O placent Jérusalem – et donc l’Est – au sommet, reflet chrétien du Paradis oriental. Al-Idrisi (1154) oriente sud, mais son Est reste source de connaissance arabe, influençant les Templiers, précurseurs maçonniques. Les loges opératives médiévales, bâtisseuses de cathédrales orientées est (lever du soleil sur le chœur), transmettent ce symbolisme aux spéculatifs.
Les mystiques juifs et soufis, via les kabbalistes et Rose-Croix, renforcent l’Est comme portail alchimique. Dans la Kabbale, l’Est (Tiferet) équilibre miséricorde et justice, écho maçonnique du Grand Architecte. Les portulans, avec rose des vents centrée sur l’Est, inspirent les rituels de progression : du profane (Ouest) à l’initié (Est).
Naissance de la maçonnerie spéculative : l’Est comme lieu de lumière

« Les Devoirs enjoints aux maçons libres »
La maçonnerie moderne émerge en 1717 avec la Grande Loge de Londres, mais son Est tire des opératifs médiévaux. Les Constitutions d’Anderson (1723) évoquent l’Est comme origine de la « géométrie spéculative », art premier des maçons. Le rituel du 1er degré place le candidat au Nord-Est, coin de ténèbres et lumière, symbolisant la naissance spirituelle : « De l’Est, la lumière descend sur le profane. »
Albert Mackey (Symbolism of Freemasonry, 1869) explique : l’Est est sacré car « source de lumière matérielle et intellectuelle », voyageant de l’Orient (Égypte, Grèce) à l’Occident barbare. Le Vénérable Maître trône à l’Est, dispensant sagesse comme le soleil levant. Cette orientation architecturale – loges est-ouest – imite le Temple de Salomon, dont Hiram d’Tyre, maître maçonnique mythique, oriente l’autel vers Jérusalem orientale.
L’Est dans les rituels et symboles : renaissance et initiation

Dans le rituel yorkite ou écossais ancien, l’Est est lieu d’élévation. L’apprenti, voilé, avance vers l’Est pour l’initiation, symbolisant passage des ténèbres (Nord) à la lumière (Est). Albert Pike (Morals and Dogma, 1871) lie l’Est au soleil levant, archétype de régénération : « Hiram, assassiné à l’Ouest, ressuscite à l’Est. » Les colonnes Jachin (Est) et Boaz (Ouest) encadrent ce voyage, Jachin signifiant « Il établit » – fondation divine orientale.
Symboliquement, l’Est est le « lieu de lumière » : le compas ouvert pointe vers l’Est, évoquant l’expansion de l’âme. Dans les hauts grades, l’Est intègre kabbalah : Tiferet (Est) équilibre les Sephiroth, centre de l’Arbre de Vie. Les Rose-Croix, influençant la maçonnerie écossaise, voient l’Est comme aube alchimique, transmutant plomb (profanité) en or (illumination).
Influences cartographiques maçonniques : de Ptolémée aux loges coloniales

La maçonnerie, née d’opératifs voyageurs, intègre les cartes : les portulans orientés Est guident les rituels de progression. Ptolémée, redécouvert au XVe siècle par des moines byzantins comme Maximus Planudes, influence les loges : ses grilles nord-est fixent l’orientation maçonnique, où l’Est domine spirituellement. Mercator (1569), oriente nord pour la navigation, mais les loges gardent l’Est symbolique, opposé au Nord « barbare ».
Aux XVIIIe-XIXe siècles, les maçons coloniaux – comme en Amérique – cartographient l’Ouest, mais l’Est reste sacré : loges orientées vers Jérusalem, source de Hiram. En Europe, les loges françaises (Grand Orient) intègrent l’Est dans des cartes ésotériques, comme celles de l’Atlas catalan, vues comme allégories de l’initiation.
L’Est maçonnique aujourd’hui : héritage vivant
Aujourd’hui, l’Est persiste : loges mondiales s’orientent est, rituels invoquent « la lumière de l’Est ». Des auteurs comme Manly P. Hall (Secret Teachings, 1928) lient l’Est aux mystères égyptiens, influençant la maçonnerie ésotérique. Cette symbolique cartographique – Est comme haut spirituel – contredit le nord dominant, rappelant que pour les maçons, la vraie carte est intérieure, guidée par la lumière orientale.
Cartographie contemporaine : du numérique aux défis globaux

Au XXe-XXIe siècles, la cartographie s’affine : GPS, satellites, IA. Les cartes IGN (1:25 000) succèdent aux Cassini ; Google Maps impose le nord en haut pour l’utilisateur occidental. Mais des voix critiques émergent : cartes « sud en haut » décentrent l’hémisphère Nord, questionnant le colonialisme.
En 2025, avec le changement climatique, les cartes modélisent mers montantes et migrations, rappelant leur rôle sociétal. L’histoire de la cartographie, de Lascaux à l’IA, montre que les cartes ne reflètent pas le monde : elles le façonnent, avec l’Est – chez les maçons – comme éternel phare d’espérance.
Une invitation à redessiner nos cartes intérieures, où nord ou est, la quête reste la même : naviguer vers la lumière.
