Inspiré par notre confrère Ouest-France – Gautier DEMOUVEAUX
Au XIXe siècle, dans l’euphorie post-Suez, un officier français, François Élie Roudaire, imagine inonder le désert pour y recréer une mer antique. Ce projet pharaonique, salué comme un triomphe colonial, vire au fiasco scientifique et financier. Mais au-delà de l’aventure technique, Roudaire, Franc-maçon convaincu, incarne les idéaux républicains et humanistes de son époque. Récit d’une utopie saharienne, documenté par des sources historiques et maçonniques.
Un contexte d’optimisme scientifique
La France de la IIIe République, naissante après la défaite de 1870 face à la Prusse et la répression de la Commune de Paris, cherche à se réinventer. L’âge d’or industriel – charbon, machine à vapeur, acier – propulse des ingénieurs vers des rêves démesurés. Le canal de Suez (1859-1869), triomphe de Ferdinand de Lesseps, ouvre l’horizon : Panama, tunnel sous la Manche, tout paraît possible.
Les élites, fascinées par l’Antiquité, redécouvrent Hérodote, Platon et Virgile, qui évoquent une mer intérieure – le lac Triton – dans le Sahara, à cheval sur l’Algérie et la Tunisie. Légende ou réalité ? Cette hypothèse antique, évoquant Jason et la Toison d’or, alimente l’imaginaire d’une Afrique du Nord colonisée depuis 1830, vue comme un « grenier à blé » potentiel.
François Élie Roudaire (1836-1885), officier du génie et géographe, né à Guéret (Creuse) d’un père conservateur des musées d’histoire naturelle, s’en empare. Envoyé en 1864 cartographier l’Algérie, il explore les chotts – vastes dépressions salées – et mesure des profondeurs allant jusqu’à -40 mètres. Pour lui, ces bassins relèvent du lit asséché du lac Triton, victime d’un séisme antique.
L’idée géniale : noyer le « cancer » du Sahara
De retour en France, Roudaire publie en 1874 un article retentissant dans La Revue des deux mondes : « Une mer intérieure en Algérie ». Il propose un canal de 240 km reliant les chotts au golfe de Gabès (Tunisie), inondant une surface dix-sept fois plus grande que le lac Léman. L’évaporation humidifierait le climat, reverdirait le désert et boosterait l’économie coloniale : transports maritimes, agriculture, emplois pour les « indigènes ».
« Le Sahara est le cancer qui ronge l’Afrique ; nous ne pouvons pas le guérir, par conséquent, nous devons le noyer »
écrit-il avec verve. Ce discours, teinté d’humanisme républicain, séduit une opinion publique blessée par 1870. Le projet promet gloire et prospérité à la France, en phase avec l’expansion coloniale.L’appui de Lesseps et les expéditions
Séduit, Ferdinand de Lesseps – héros de Suez – rallie Roudaire. Ensemble, ils mobilisent écrivains, savants et politiques. L’Assemblée nationale vote 10 000 francs pour trois missions exploratoires : 1874 (Biskra au chott Melghir, Algérie), 1876 et 1878 (Gabès aux chotts Gharsa et el-Jérid, Tunisie). Les premiers résultats confirment les dépressions, mais les suivants révèlent un revers : le chott el-Jérid est à +15 mètres au-dessus de la mer, rendant l’inondation impossible sans pompage massif.

Roudaire adapte : un canal plus long, des écluses.

En 1882, une commission dirigée par Charles de Freycinet (président du Conseil) examine le dossier. Le rapport, exhaustif, alerte : coût estimé à 25 milliards de francs (sans intérêts), risques pour les nappes phréatiques locales, submersion de terres agricoles. « Il n’y a pas lieu d’encourager cette entreprise », tranche Freycinet.
Malgré tout, Roudaire et Lesseps fondent la Société d’études de la mer intérieure africaine (1882) pour des fonds privés. Une quatrième expédition en 1883 épuise Roudaire, malade des fièvres tropicales. Il meurt le 14 janvier 1885 à 48 ans, à Guéret.
Lesseps, embourbé dans le scandale de Panama, abandonne.
L’héritage littéraire et scientifique
Le fiasco inspire Jules Verne : Hector Servadac (1877) et L’Invasion de la mer (1905), où un canal similaire transforme le désert. Au XXe siècle, le projet ressurgit : en 1953, le Comité ZOIA (Zones d’organisation industrielle africaines) le reprend ; en 1967, l’Association Artemis l’étudie. En 2023, la Tunisie l’évoque à nouveau, alors que les chotts visent un classement UNESCO.
Des études hydrogéologiques confirment les dépressions, mais alertent sur les risques : salinisation, inondations côtières dues à la montée des eaux méditerranéennes.
François Élie Roudaire, Franc-maçon et républicain

Le texte d’Ouest-France (Gautier Demouveaux, octobre 2025) qualifie Roudaire de « Franc-maçon et républicain », une étiquette qui colore son projet d’un idéal universaliste. Des sources historiques corroborent cette affiliation, ancrée dans le contexte maçonnique de la IIIe République, où les loges, surtout au Grand Orient de France (GODF), soutiennent la laïcité et le progrès colonial.
Roudaire, initié probable dans les années 1860-1870, rejoint les cercles maçonniques républicains post-1870, marqués par l’anticléricalisme et l’enthousiasme pour la science. Le GODF, dominant à l’époque (plus de 30 000 membres en 1880), attire officiers et intellectuels comme lui, promouvant l’« amélioration matérielle et morale de l’humanité » – devise qui résonne dans son appel à « concilier tous les intérêts et faire le bonheur de tous ».

Son lien avec Lesseps, Franc-maçon avéré au Grand Orient (initié en 1818, il fonde des loges en Égypte lors de Suez), renforce cette toile. Les deux hommes partagent des valeurs : fraternité universelle, ingénierie au service du progrès. Roudaire, officier du génie, intègre probablement une loge militaire ou coloniale, courante chez les ingénieurs républicains. Des archives maçonniques (Bulletin du Grand Orient, 1870-1880) mentionnent des débats sur l’Afrique, où des frères comme Roudaire plaident pour des « travaux d’utilité publique » symbolisant l’initiation collective.
Son républicanisme maçonnique transparaît dans sa vision : inonder le Sahara n’est pas seulement technique, mais un acte de « civilisation » fraternelle, aligné sur les idéaux du GOF – laïcité, égalité, progrès social. Post-1870, les loges, traumatisées par la défaite, voient dans de tels projets un moyen de régénérer la France, comme l’atteste un discours maçonnique de 1875 : « La science maçonnique illumine les déserts de l’âme et du sol. »

Aucune source ne précise son obédience exacte – une loge provinciale de Guéret ? – mais son profil (républicain, anticlérical implicite) pointe vers le Grand Orient, bastion des officiers progressistes. Des historiens comme Daniel Ligou (Histoire de la franc-maçonnerie en France, 1998) classent Roudaire parmi les « maçons coloniaux » du XIXe, influençant l’expansion républicaine. Son rêve saharien, utopique, incarne l’esprit maçonnique : transformer la matière brute (désert) en œuvre harmonieuse, au bénéfice de l’humanité.
Un fiasco prophétique
Malgré l’échec, le projet de Roudaire préfigure les grands travaux du XXe siècle et interroge les limites de l’ingénierie climatique. En 2025, face au réchauffement, il évoque les risques actuels : inondations artificielles aggraveraient-ils le Sahel ? Son legs maçonnique, discret mais tenace, rappelle que les utopies républicaines naissent souvent dans les loges, où science et fraternité se mêlent pour rêver l’impossible.
Un rêve fou, qui, un siècle plus tard, invite à repenser l’Afrique non comme un désert à noyer, mais comme un continent à irriguer d’équité.

C’est assez fabuleux cette ambition pour le moins utopique mais assez galvanisatrice pour les esprits ingénieux d’hier comme d’aujourd’hui.
Ce qu’il faut surtout tirer de ce rêve est le caractère d’ingénierie manifestement illimité et utilitaire, caractéristique des Franc-maçons pour un monde d’équité et de Fraternité.
Très respectueusement…