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Le 20 septembre 2025, à 19h, le Centre Culturel Khitrovka à Moscou a accueilli un événement aussi captivant qu’énigmatique : une conférence-spectacle intitulée Масоны и масонство: три века в России (Les Francs-Maçons et la Franc-Maçonnerie : Trois Siècles en Russie), animée par l’écrivaine et poétesse Alexandra Irbe. Situé au 8 Podkolokolny Pereulok, structure 2, ce rendez-vous de 135 minutes, entrecoupé d’une pause, a proposé une plongée interactive dans l’histoire secrète de la Franc-maçonnerie en Russie.
Au programme : une simulation d’une tenue de loge au premier degré, une exploration des symboles maçonniques emblématiques, et une réflexion sur l’influence durable de ces « frères de lumière » sur la littérature, l’histoire et l’édition russes. Avec des prix à gagner pour les participants les plus curieux, cet événement n’était pas seulement une leçon d’histoire ; c’était une invitation à questionner le rôle des sociétés initiatiques dans la formation d’une nation.
Dans un pays où la Franc-maçonnerie a connu des heures de gloire sous les Romanov, des persécutions sous les Soviets, et une renaissance timide au XXIe siècle, cette soirée tomba à pic. À l’heure où la Russie redécouvre ses archives occultes, Alexandra Irbe, membre de l’Union des Écrivains de Russie et disciple de Leonid Matsikh – éminent chercheur en maçonnerie, théologien et philosophe –, a offert un éclairage précieux. Cet événement a proposé tout en explorant l’histoire tortueuse de la franc-maçonnerie russe, un fil rouge entre mysticisme, pouvoir et résistance.
L’événement décortiqué : une conférence-spectacle interactive

La soirée débutea par une introduction aux origines globales de la franc-maçonnerie, née au XVIIIe siècle en Angleterre comme une confrérie d’artisans évoluant vers une société philosophique. Alexandra Irbe, avec son talent de conteuse et de réalisatrice, retraça comment cet « Art Royal » s’implante en Russie dès 1731, sous l’impulsion de diplomates anglais et allemands. Le clou du spectacle : une reconstitution immersive d’une initiation au premier grade, où le public pu manipuler des symboles comme l’équerre, le compas ou les colonnes J et B – Jacques et Boaz –, piliers du Temple de Salomon, archétype maçonnique.

La conférencière évoqua les « repères maçonniques » (masonic landmarks), ces principes immuables qui guident les loges, et insistera sur le « sixième sens » maçonnique : une intuition spirituelle affinée par les rituels. Parmi les invités d’honneur virtuels : des figures légendaires comme Ivan Yelaguine, premier maître de loge russe ; Nikolaï Novikov, éditeur éclairé et « philosophe maçon » ; ou encore Nicolas Karamzine, historien dont les chroniques portent l’empreinte initiatique. Sans oublier les géants : Alexandre Pouchkine, Alexandre Souvorov, Mikhaïl Koutouzov, Nikolai Gumilev, Mikhaïl Boulgakov, Alexandre Kerenski et Grigori Danilevski. Ces noms, tissés dans le récit, illustreront comment la maçonnerie a imprégné la littérature russe – des poèmes symbolistes aux romans dystopiques – et influencé des tournants historiques, comme la guerre contre Napoléon ou la Révolution de 1917.
Cette soirée de 135 minutes à mêlé érudition et divertissement : avec des anecdotes croustillantes, comme les loges clandestines sous Catherine la Grande, et des jeux interactifs pour remporter des souvenirs maçonniques. En ces temps de quête de sens, où l’ésotérisme connaît un regain d’intérêt en Russie post-soviétique, cet événement fut une porte d’entrée idéale vers un univers où la fraternité transcende les frontières du visible.
La Franc-maçonnerie en Russie : 3 siècles d’ombre et de lumière

Pour apprécier pleinement la soirée d’Irbe, replongeons dans l’histoire de la franc-maçonnerie russe, un chapitre fascinant de l’Art Royal, marqué par des alliances impériales, des persécutions idéologiques et une résilience souterraine. Introduite officiellement en 1731 par la Grande Loge de Londres, via le capitaine John Philips, la maçonnerie s’implante rapidement parmi l’élite pétersbourgeoise et moscovite. Pierre le Grand, modernisateur de la Russie, y voit un outil d’Occidentalisation : des loges comme « La Parfaite Égalité » (1739) attirent nobles, officiers et intellectuels, promouvant des idéaux de tolérance, de raison et de perfection morale – échos des Lumières européennes.
Le siècle d’or : catherine la grande et les réformes impériales (XVIIIe Siècle)

Sous Catherine II (1762-1796), la maçonnerie connaît son apogée. L’impératrice elle-même flirte avec les loges rosicruciennes, influencées par l’hermétisme et l’alchimie. Des figures comme Ivan Yelaguine, Grand Maître de 1773 à 1787, structurent l’obédience russe en un système hiérarchique inspiré du Rite Écossais Ancien et Accepté. Novikov, avec sa Librairie Maçonnique, publie des milliers d’ouvrages philosophiques, faisant de la Russie un foyer d’illuminisme. Pourtant, la peur d’une subversion « étrangère » mène à une première répression en 1792 : Catherine ferme les loges, accusées de complot contre l’autocratie. Malgré cela, l’héritage perdure : Pouchkine, initié en 1821, infuse ses vers d’un mysticisme maçonnique discret, comme dans Eugène Onéguine.
L’ére Alexandre : libéralisme et guerres Napoléoniennes (début XIXe Siècle)
Avec Alexandre Ier (1801-1825), la maçonnerie renaît de ses cendres. L’empereur, fasciné par les mystères, protège les loges et intègre des maçons comme Souvorov et Koutouzov dans son entourage. Ces « frères » jouent un rôle clé dans la victoire de 1812 : les loges servent de réseaux d’espionnage et de réflexion stratégique, tout en propageant des idées constitutionnelles. Karamzine, historien maçon, forge l’identité nationale russe dans ses écrits. Mais sous Nicolas Ier (1825-1855), le « gendarme de l’Europe« , la répression s’abat : les loges sont dissoutes en 1822, vues comme un danger décembriste (révolte libérale de 1825).
Le XXe siècle : persécutions et renaissance (Nicolas II aux temps modernes)

Sous Nicolas II, la maçonnerie refleurit discrètement dans les cercles artistiques et politiques. Boulgakov, dans Le Maître et Marguerite, glisse des allusions ésotériques ; Kerenski, futur leader provisoire de 1917, est un maçon convaincu, voyant dans l’Art Royal un rempart contre le bolchevisme. Mais la Révolution d’Octobre 1917 sonne le glas : Lénine et Staline traquent les « contre-révolutionnaires ». Des milliers de maçons sont exécutés ou déportés au Goulag ; les loges émigrent en exil, préservant rituels et archives à Paris ou Berlin. Gorbatchev, en 1988, autorise une timide reprise, mais la reconnaissance officielle n’arrive qu’en 1995 avec la Grande Loge de Russie, fondée par des émigrés rentrés.
Aujourd’hui, la franc-maçonnerie russe compte une dizaine d’obédiences, comme la Grande Loge Unie de Russie (affiliée à l’Angleterre) ou le Grand Orient de Russie, totalisant environ 500 membres – une goutte d’eau comparée aux 6 millions mondiaux. Elle attire une élite intellectuelle : historiens, artistes et hommes d’affaires, dans des loges comme « Astrea » à Saint-Pétersbourg. Les thèmes ? Au-delà des rituels classiques (initiation, élévation au grade de compagnon), une emphase sur la spiritualité orthodoxe, influencée par le rosicrucianisme. Des controverses persistent : l’Église orthodoxe la qualifie d' »hérésie« , et le Kremlin la surveille pour ses liens « occidentaux« . Pourtant, des figures comme Gumilev (poète maçon fusillé en 1921) inspirent une fascination populaire, visible dans la littérature (Boulgakov) ou le cinéma (The Master and Margarita, 2024).
Pourquoi cet événement ? Une renaissance culturelle en Russie contemporaine

Dans une Russie post-soviétique en quête d’identité, la franc-maçonnerie symbolise à la fois l’ouverture au monde et un retour aux racines mystiques slaves. L’événement d’Irbe s’inscrit dans cette vague : les centres culturels comme Khitrovka, nichés dans les anciens quartiers artisanaux de Moscou, deviennent des temples laïcs où l’ésotérisme dialogue avec l’histoire. En explorant l’impact des maçons sur l’édition (Novikov imprima 500 titres en dix ans !) ou la littérature (Pouchkine et son « symbole de l’infini »), la soirée rappellera que l’Art Royal n’est pas un complot, mais un chemin vers la sagesse intérieure – « Ordo ab Chao » (Ordre du Chaos).
Pour les francophiles ou les passionnés d’ésotérisme, c’était l’occasion de comparer : en France, la maçonnerie est laïque et militante ; en Russie, elle reste plus spirituelle, imprégnée de mysticisme byzantin. Des parallèles émergent : comme les loges françaises sous la Révolution, les russes de 1917 ont rêvé d’une république éclairée.
La Loge du savoir !
À l’image des apprentis maçons, qui taillent leur pierre brute dans l’ombre pour émerger à la lumière, cet événement invite à questionner : quelle place pour les sociétés secrètes dans notre monde transparent ? En Russie, comme ailleurs, la franc-maçonnerie enseigne que la vraie force réside dans la fraternité et la quête de vérité. Que la lumière soit avec vous, chers lecteurs – et qui sait, peut-être deviendrez-vous ce soir un « frère » d’un soir.