Nous entrons dans ce numéro de Points de Vue Initiatiques (PVI) comme l’on franchit un parvis à l’aube, lorsque les couleurs basculent et que la parole cesse d’être bavarde pour redevenir service. Ce 217e numéro porte un titre qui ne cherche pas l’effet mais la vérité d’un seuil. Tout est sacré. Nous lisons, nous respirons, nous éprouvons surtout la cohérence d’un chantier qui ne juxtapose pas des articles mais organise une élévation intérieure.

Jean-Raphaël Notton ouvre la marche avec une adresse franche qui relie l’événement et la Tradition. Élu au solstice d’été, le Grand Maître inscrit son mandat sous le signe de l’initiation. Il retient une devise de chevalerie qui est aussi une consigne maçonnique, Visita Interiora Terrae, et nous invite à descendre dans l’épaisseur de nous-mêmes afin de rouvrir la mine des symboles. Il salue la revue comme un instrument de transmission et de rayonnement, non un simple bulletin, et il confie à Olivier Balaine une mission qui ne relève pas de l’intendance mais du sens.
La revue est présentée comme une fenêtre ouverte sur le monde et nous comprenons que ce mot de fenêtre signifie orientation, souffle, responsabilité.
Être heureux du présent n’empêche pas d’oser de grandes ambitions pour la diffusion d’une pensée maçonnique française qui ne renie ni l’histoire ni la modernité. Dans cette page inaugurale vibre une chose rare, la joie grave d’un homme qui sait que les mots ne suffisent pas et que le rituel est une pédagogie du réel.

Olivier Balaine tient ensuite la plume avec la fermeté des éditeurs qui aiment la nuance. Il rappelle que la notion de sacré n’a de poids que si elle continue d’opérer une séparation. Nous sentons passer la leçon d’Émile Durkheim, non comme une thèse mais comme une pierre d’angle. Si tout est sacré, plus rien ne l’est, car l’œuvre du sacré commence par distinguer. Le directeur ne transforme pas cette exigence en dogme. Il décrit le passage par les rites, la lenteur des gestes, l’offrande qu’est chaque consécration. Il évoque la profanation qui blesse et qui paradoxalement révèle la valeur de ce qui fut consacré. Il rappelle que l’excès de sacralisation peut enfermer, tout comme l’excès inverse, la désacralisation brutale, peut ruiner les attaches sensibles qui nous tiennent debout. Nous sentons dans cette page une éthique de l’attention, une politique du temps, une fraternité des désaccords tenus. La revue se place à la croisée des pensées contemporaines et de la Tradition vivante. Elle accueille des voix qui ne pensent pas à l’identique et qui pourtant travaillent de concert à l’élévation du lecteur.

Le cœur battant du numéro se trouve dans l’entretien avec André Comte-Sponville.
Le philosophe y parle avec la franchise qui le caractérise. Nous connaissons sa fidélité à l’esprit laïque, son athéisme sans fanfare, son attention passionnée aux vertus. Ici, il rappelle que si tout est sacré, il n’y a plus de sacré, ce qui oblige à réserver ce mot pour ce qui exige une attitude de respect, de retrait, de reconnaissance. André Comte-Sponville refuse de confondre sacré et religieux. Il distingue la transcendance théologique et la transcendance de valeur, celle qui surgit lorsque nous rencontrons quelque chose qui nous dépasse sans nous écraser, qui nous oblige sans nous déposséder. Il parle de l’amour, du courage, de la justice, non comme d’idées vides, mais comme de réalités qui nous réclament. Il assume que l’on peut vivre pleinement la profondeur sans invoquer un dieu. Et pourtant, tout au long de l’entretien, nous lisons une manière de prière implicite, une discipline de l’âme qui est sœur de la nôtre. Il n’ignore pas les risques d’un sacré dilué dans l’émotion ou dans l’idéologie. Il appelle à discerner, à nommer avec précision, à ne pas céder au vertige d’un vocabulaire grandiloquent. Son exigence rejoint l’épure du Temple, où l’outil est à sa place, où la parole est cadrée, où la liberté ne s’oppose pas à la règle mais s’y ajuste.

Ce dialogue éclaire la pratique maçonnique avec une netteté nouvelle. Dans le Temple, nous ne sacralisons ni des objets, ni des personnes, ni des opinions. Nous consacrons un espace et un temps pour travailler à l’édification de l’humain.
Nous savons que la séparation d’avec le monde profane n’est pas mépris mais méthode.
Nous faisons de la porte une articulation, non un mur. André Comte-Sponville nous aide à formuler ce qui parfois s’éprouve sans se dire. Il montre qu’il existe une expérience laïque du sacré qui n’est pas une religion bis, et qui peut néanmoins rencontrer les traditions religieuses sans les caricaturer. Cette rencontre est précieuse. Elle rappelle au franc-maçon que l’universalité ne grandit pas par uniformisation, qu’elle procède par justesse, par reconnaissance, par patience.

La revue fait dialoguer cette perspective avec d’autres voix.
Muhammad Vâlsan, héritier de René Guénon, réancre le mot sacré dans la profondeur de la Tradition primordiale. Là encore, pas de chapelle. Il s’agit de tenir ensemble l’exigence d’un principe métaphysique et l’expérience concrète des rites. La tension est féconde. Elle invite à habiter notre rite écossais avec un cœur écartelé vers le haut et les pieds au sol, dans l’exacte mesure du pas. D’autres contributions explorent les frontières et les passages, la loi qui sépare l’humain et le plus qu’humain, la chair et les cinq sens, le compas qui libère parce qu’il contraint, le Proche-Orient où l’initiation trace ses chemins de pierre et de vent. Les portraits d’initiés rappellent que la mémoire maçonnique a des visages. Les arrêts sur images, les lectures et même l’humeur du temps composent une polyphonie qui nous tient éveillés.

Ce qui frappe dans l’ensemble, et qui dépasse la simple addition des sujets, tient à une justesse d’intonation.
Jean-Raphaël Notton engage la revue dans un mouvement de fidélité inventive. Olivier Balaine soutient ce mouvement par une direction éditoriale sobre et ferme. Les auteurs se répondent sans se confondre. Nous traversons le numéro comme on suit un fil d’Ariane, non pour sortir d’un labyrinthe, mais pour consentir à un voyage intérieur. La maçonnerie y est pensée comme une pédagogie du sacré au cœur de la cité. Ni Église ni parti, mais un art de vivre qui corrige les passions tristes, qui répare les liens abîmés, qui réapprend à nommer.
L’entretien avec André Comte-Sponville résonne alors comme une chambre d’échos pour nos propres travaux. Le philosophe ramène le mot sacré à sa gravité. Il propose de reconnaître la source d’obligation qui se manifeste dans certaines expériences humaines, expérience de beauté, de vérité, de bonté, de fidélité. Nous retrouvons le geste maçonnique qui écarte et qui rassemble. Écarter pour ne pas tout confondre. Rassembler pour faire œuvre commune. Nous entendons aussi une critique utile. Parfois, trop de paroles étouffent l’expérience. Parfois, la sacralisation devient idole. Parfois, le rituel se vide. L’athée fidèle nous oblige à retrouver l’élan, à réaccorder la forme et la flamme. Dans la Loge, nous pouvons lui répondre par des actes. Silence gardé. Outils nettoyés. Parole tenue. Bienfaisance discrète. Progression mesurée. Il y a là une alliance possible entre une sagesse laïque et une sagesse initiatique. Elle n’efface pas les différences. Elle leur donne une fécondité.
Nous refermons le numéro avec gratitude et vigilance. Gratitude pour la qualité des écritures, la densité des idées, le soin des images, l’architecture générale qui n’écrase jamais et souvent élève. Vigilance car tout chantier peut se relâcher et nous savons que la Tradition ne tient que si nous la vivons.

Le choix de la devise Visita Interiora Terrae nous accompagne.
Il ne s’agit pas de se complaire dans l’introspection, mais de visiter pour mieux servir, de descendre pour mieux remonter, d’éprouver la matière de nos vies afin de la transfigurer en œuvre. Le lecteur sort grandi lorsqu’il accepte ce pacte. Il sort surtout requis. Le monde a besoin d’une maçonnerie qui respire avec lui, non à côté de lui. Une maçonnerie qui sait que le sacré commence par une manière d’habiter le temps, par une manière de parler à voix basse, par une manière d’agir sans bruit.

Brève biographie et repères bibliographiques d’André Comte-Sponville
André Comte-Sponville naît en 1952. Normalien, agrégé de philosophie, il enseigne à l’université avant de se consacrer à l’écriture et aux conférences. Sa pensée croise la fidélité aux vertus antiques et l’exigence d’une laïcité heureuse. Il refuse la croyance et ne renonce pas à la spiritualité, posture qu’il nomme athée fidèle. Son œuvre se caractérise par une clarté ferme, une attention aux mots du cœur et un goût du réel. Parmi ses ouvrages majeurs figurent Petit traité des grandes vertus, Traité du désespoir et de la béatitude, La sagesse des modernes en dialogue avec Luc Ferry, Le capitalisme est-il moral, L’esprit de l’athéisme. Ses livres sur la joie, la fidélité, l’amour et la mort accompagnent des générations de lecteurs. Sa présence dans ce numéro ne vaut pas adoubement idéologique. Elle manifeste l’ambition de la revue, faire dialoguer la Tradition maçonnique avec des pensées contemporaines de haute tenue.

Nous conservons de cette lecture une image qui tient du symbole. Une porte ouverte sur un sol de damier, un rayon qui coupe la poussière, des outils posés, des voix qui n’empiètent pas les unes sur les autres. À l’oreille, une phrase de Jean-Raphaël Notton qui rappelle la tâche et la joie du service. À la main, l’éditorial d’Olivier Balaine qui nous interdit de dormir sur des mots trop grands. Au cœur, l’appel d’André Comte-Sponville qui demande que nous honorions ce que nous tenons pour plus grand que nous, par la conduite, par l’attention, par la fidélité. Alors seulement, tout peut devenir sacré sans perdre sa mesure, car tout est travaillé par la lumière et rien n’est sacrifié à l’orgueil. Nous refermons la revue comme on éteint les feux en fin de Tenue, avec la certitude qu’ils continuent de briller dedans, et que la ville, au dehors, n’attend que notre pas juste.

Points de Vue Initiatiques – « Tout est sacré »
Revue de la Grande Loge de France – Vivre la tradition
GLDF, #217, septembre 2025, 120 pages, 8 €
PVI, la page sur le site public de la GLDF – La page Facebook – GLDF, rubrique « Actualité littéraire »