De la pierre des Constitutions à la chair des consciences, une fraternité en action
Nous entrons rue Cadet comme on franchit un seuil intérieur. Le Temple Arthur Groussier, archiplein – plus de 400 participants –, respire, vaste atelier d’Écosse où la mémoire n’est pas un musée mais une lampe allumée sur le chantier. Le Grand Collège des Rites Écossais a voulu, en ce vendredi 5 septembre, reprendre Lausanne non pour l’embaumer mais pour l’éprouver.

Nous y avons entendu des voix différentes et concordantes, issues de juridictions masculines, mixtes et féminines, signe clair que l’Écossisme se sait aujourd’hui pluriel, hospitalier et fidèle à sa promesse d’universalité.
Nul oubli de la mixité, nulle amnésie de la féminité : la parole des Sœurs y fut reçue, écoutée, honorée, et c’est à cette place enfin assumée que l’« universel » commence à prendre corps.

Présenté avec élégance par Gérard Boned, président de la commission du colloque du Suprême Conseil, l’assemblée prit place dans le célèbre Grand Temple. À l’heure dite – l’heure, c’est l’heure – il frappa les coups d’usage avec une précision suisse.

Michel Meley, Très Puissant Grand Commandeur du Grand Conseil de la Fédération française du Droit Humain, ouvre la marche en historien du Rite et en homme d’atelier. Il remonte les filons qui convergent vers 1875 : des Constitutions dites de 1786 aux aspirations de concorde entre Suprêmes Conseils, du principe créateur affirmé à la liberté de conscience défendue, de la lutte contre l’ignorance à l’exigence d’égalité. Lausanne apparaît alors comme une charpente : confédérer sans asservir, reconnaître des souverainetés tout en fixant des repères, garantir l’unité du REAA sans l’uniformiser. On mesure combien ces « landmarks » ne sont pas des bornes figées mais des jalons pour marcher droit, équerre en main, au milieu des vents contraires de l’histoire.

André Combes, historien, campe ensuite la figure d’Adolphe Crémieux, Grand Commandeur et homme d’État, maître du verbe et du courage. Par lui nous voyons la politique du XIXᵉ siècle dialoguer avec la haute maçonnerie : tenir ensemble la transcendance nommée et l’ouverture libérale, apaiser les tempêtes internes sans étouffer la réforme, préserver l’autorité du Rite en la mettant au service de la Cité. À travers Crémieux, c’est la stratégie d’un bâtisseur que l’on saisit, prudente et résolue, soucieuse de rassembler ce qui est épars sans dissoudre l’exigence.

Pierre Mollier, historien, membre du Suprême Conseil du Grand Collège des Rites Écossais, avec la précision qui éclaire sans blesser, replace la réaction du Grand Collège des Rites et du Grand Orient de France dans la longue durée. Il montre que la querelle ne fut pas tant métaphysique qu’institutionnelle : moins une dispute sur le Principe qu’un conflit de légitimité et de juridiction pour la pratique des grades. Le fameux article qui irrita rue Cadet disait en creux l’éternel débat entre l’Obédience et la Juridiction. Ici encore, la leçon n’est pas de polémique mais de méthode : chaque fois qu’une autorité cherche à faire taire une autre, le Rite se rétrécit ; chaque fois qu’elles se reconnaissent, il respire.

Christian Mermet, historien, membre du Suprême Conseil pour la France, pour la déplie alors une page souvent méconnue, celle du Tuilleur de Lausanne et de la tentative de normalisation des rituels. Nous comprenons que la « grammaire » des hauts grades ne se réduit pas à des prescriptions techniques : elle dessine une manière de parler à l’âme, de conduire les symboles, d’accorder la légende d’Hiram à la musique des consciences. Normaliser n’est pas uniformiser : c’est chercher la note juste qui permette au chœur d’être un chœur et à chaque voix de rester une voix.

Vient la parole attendue de notre Sœur Évelyne Grimal-Richard pour le Suprême Conseil Féminin de France. Elle rappelle avec finesse que l’« universel » proclamé à Lausanne portait, en 1875, une cécité : l’absence des femmes. Non pour condamner les Pères, mais pour dire l’inaccompli et la patience de l’accomplissement. De la longue histoire des loges d’adoption à l’adoption du REAA par la GLFF, de la création du Suprême Conseil Féminin à l’essor actuel des travaux de recherche, elle trace une ligne claire : l’Écossisme ne devient vraiment universel que lorsqu’il s’ouvre à toute l’humanité. Ce jour-là, au Temple Groussier, le Grand Collège des Rites n’a pas oublié cette évidence : il a donné place, écoute et rayonnement à la voix des Sœurs. Cette présence n’est pas un appendice moderne ; elle est la mesure même de notre fidélité au Rite, qui ne sépare jamais la Sagesse de la Beauté, ni la Force de la douceur.

La conclusion de Christian Confortini tient de la bénédiction et de l’appel.
Gratitude aux intervenants, rappel des chantiers ouverts : publication des actes, poursuite des rencontres internationales, volonté de faire grandir une Charte commune des hauts grades qui respecte les souverainetés tout en ouvrant des passages. Surtout, une injonction douce et ferme : « Aimer, c’est agir ». À quoi sert Lausanne si ce n’est à nourrir nos loges de gestes justes ? À quoi sert l’histoire si elle n’allume pas nos braises d’aujourd’hui ?
En clôture, Christian Confortini, Très Puissant Souverain Grand Commandeur du Grand Collège des Rites Écossais, scella les travaux avec maestria, rappelant que l’universel n’est pas un slogan mais une pratique quotidienne de la Fraternité.
Nous sortons dans la lumière de midi avec une boussole et non une relique. Lausanne, relu à Groussier, nous enseigne que l’unité sans liberté est servitude, que la diversité sans repères est dispersion, et que l’universel sans les femmes n’est qu’un demi-cercle.

Alors nous reprenons nos outils. Nous savons que l’équerre demande la droiture, que le compas exige l’ampleur, que la règle réclame la patience. Et nous entendons, plus clairement qu’hier, cette phrase que le Rite murmure à chacun : avance, mais avance ensemble. Parce qu’au fond, nos « landmarks » ne valent que par la fraternité qu’ils rendent possible, et notre fidélité ne s’éprouve qu’à ce signe : faire place à tous les visages de l’humanité pour bâtir, enfin, un Temple habitable.
Photos © Yonnel Ghernaouti, YG