mer 10 septembre 2025 - 22:09

La Franc-maçonnerie possède une origine ancrée dans le christianisme minimaliste

De notre confrère theconversation.com – Par Philippe Ilial

L’histoire de la Franc-maçonnerie remonte au XVIIe siècle en Angleterre, portée par le courant philosophique du latitudinarisme, qui cherchait à transcender les divisions entre chrétiens. Les Constitutions d’Anderson de 1723, texte fondateur de la maçonnerie anglaise, reflètent cette ambition en posant les bases d’une spiritualité minimale, résolument chrétienne.

À cette époque, seuls les adeptes d’une religion « sur laquelle tous les hommes sont d’accord » – entendue comme le christianisme dans sa version la plus large – étaient admis. Juifs, musulmans ou déistes purs en étaient exclus, un choix révélateur de l’Europe chrétienne de l’époque, fragmentée entre catholiques, protestants et anglicans. Ce cadre inclusif, mais limité, a pu alimenter l’idée d’une religion minimaliste, un espace spirituel où anglicans, presbytériens et luthériens pouvaient coexister.

C’est avec l’aventure coloniale du XIXe siècle que la maçonnerie commence à s’ouvrir à l’altérité, sous l’impulsion de la laïcité et des rencontres avec d’autres cultures. Comme l’explique l’historien Daniel Tollet, cette évolution marque un tournant, élargissant les portes des temples à des croyances diverses. Pourtant, cette ouverture initiale chrétienne laisse une empreinte durable, alimentant la perception d’une institution religieuse, même si elle se revendique aujourd’hui adogmatique selon certaines obédiances.

L’hébraïsme maçonnique : un vernis symbolique

Un autre élément alimentant cette confusion est l’utilisation fréquente du qualificatif « judéo-chrétien » pour décrire la maçonnerie. Les références à l’Ancien Testament – comme le Temple de Salomon, les colonnes Jakin et Boaz ou certains échos kabbalistiques dans les degrés dits de perfection – pourraient suggérer une filiation avec le judaïsme. Cependant, cette lecture est trompeuse. Historiquement, les Juifs furent longtemps exclus de l’Ordre, et l’hébraïsme maçonnique, selon Pierre-Yves Beaurepaire, n’est qu’un « alibi latitudinaire » au service d’une vision chrétienne. Pour les rédacteurs des Constitutions, l’Ancien Testament sert de préfiguration au Nouveau, un « plus petit dénominateur commun » symbolique plutôt qu’une adhésion à la tradition juive. Le Delta lumineux avec l’œil divin, par exemple, s’éloigne du Tétragramme hébraïque pour incarner la Providence chrétienne.

La Chaîne d’Union – « Les habits neufs de l’antimaçonnisme »
La Chaîne d’Union – « Les habits neufs de l’antimaçonnisme »

Roger Dachez, dans son article Hébraïsme et franc-maçonnerie, heurt et malheur d’une filiation incertaine (La Chaîne d’Union, n°51, 2010), renforce cette analyse : l’hébraïsme maçonnique est une réinterprétation christianisée, vidée de sa substance originelle. Cette symbolique, bien que riche, reste un outil de cohésion plutôt qu’une affirmation religieuse, un point que les profanes peinent souvent à saisir.

Rites et sacralité : une spiritualité sans dogme

Si la maçonnerie n’est pas une religion au sens théologique, elle partage des traits qui brouillent les frontières. Cécile Révauger, spécialiste des Lumières anglaises, la décrit comme une

« spiritualité sans théologie, des rites sans dogme, une communauté sans Église ».

Trois éléments clés nourrissent cette ambiguïté : la sacralisation de l’espace, une croyance évolutive et un système rituel d’une profondeur fascinante.

Le rituel, défini par l’anthropologue Roger Dachez comme un « cérémonial englobant », structure l’expérience maçonnique. L’ouverture des travaux autour d’un ouvrage sacré – souvent l’Ancien Testament, les Constitutions d’Anderson ou le livre de l’obédience – évoque les pratiques religieuses, tout comme les rites spécifiques (batterie, signe, agenouillement) qui, selon Mircea Eliade, répondent à un invariant anthropologique universel : conjurer le désordre. En loge, le profane, plongé dans un « chaos » symbolique (bandeau sur les yeux), renaît à travers purification, serment et lumière, reconstituant un ordre microcosmique à l’image du Temple de Salomon.

Pierre-Yves Beaurepaire (Source Wikipedia)

La Bible, placée sur l’autel des serments, est un autre point de controverse. Pierre-Yves Beaurepaire propose de la voir comme un « objet-frontière » : support symbolique des serments, mémoire culturelle chrétienne, mais pas un texte sacralisé pour tous. Lorsqu’un athée prête serment dessus, il engage sa parole, non sa foi, une nuance subtile mais essentielle. Ces rites, consciemment théâtralisés, distinguent la maçonnerie d’une pratique religieuse : le maçon joue un rôle, une expérience absente de sa vie profane.

Un besoin de sacré dans un monde sécularisé

Dans nos sociétés modernes, marquées par un recul des grands récits religieux – un phénomène analysé par Denis Pelletier –, la maçonnerie répond à des aspirations profondes. La chaîne d’union, équivalent d’une communion, la quête de connaissance remplaçant la révélation divine, ou les tenues structurant le temps comme des offices religieux, comblent des besoins d’appartenance, de transcendance et de ritualité. Comme le souligne Beaurepaire dans une conférence du laboratoire CMMC,

« la loge est un laboratoire du sacré, bien plus qu’un sanctuaire religieux ».

Émile Durkheim

Ce paradoxe explique pourquoi tant de francs-maçons y voient une « religion sans dogme ». Elle propose sans imposer, offrant un espace où chacun projette ses croyances. Émile Durkheim y voyait un langage religieux détourné, parlant à l’inconscient collectif, tandis que Claude Delbos et Beaurepaire insistent sur cette liberté fondamentale : là où les religions fixent, la maçonnerie invite à explorer.

Une identité entre sacré et profane

En définitive, la franc-maçonnerie fascine par sa capacité à naviguer entre sacré et profane. Elle emprunte des formes religieuses – temples, bibles, rites – mais les détourne pour une quête personnelle et collective. Ce n’est pas une religion au sens classique, car elle rejette dogmes et hiérarchies ecclésiales, mais elle répond à des besoins humains que les traditions spirituelles ont longtemps monopolisés. Dans un monde où les certitudes s’effritent, elle se pose comme un laboratoire vivant, un théâtre symbolique où s’écrit une spiritualité moderne.

Alors, la franc-maçonnerie est-elle une religion malgré elle ? Peut-être pas. Elle est plutôt un miroir de nos aspirations, un pont entre passé et présent, où le sacré se réinvente sans jamais se figer.

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Erwan Le Bihan
Erwan Le Bihan
Né à Quimper, Erwan Le Bihan, louveteau, a reçu la lumière à l’âge de 18 ans. Il maçonne au Rite Français selon le Régulateur du Maçon « 1801 ». Féru d’histoire, il s’intéresse notamment à l’étude des symboles et des rituels maçonniques.

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