Si vous n’avez pas lu l’épisode d’hier…
À travers ses épîtres authentiques et les lettres ultérieurement placées sous son nom, ainsi que par le rôle essentiel que lui attribue le récit des Actes des Apôtres, Paul occupe une place considérable au sein du Nouveau Testament. Après Jésus, il est l’autre grande figure de la littérature chrétienne primitive, au point que certains le considèrent, bien plus que Jésus, comme le véritable fondateur du christianisme.
Dans les décennies et siècles suivants, dès le début du IIe siècle, le christianisme émerge véritablement en tant que religion distincte lorsqu’il dispose de ses textes canonisés, autour des années 150 ou 160. Avant cela, il n’existe pas en tant que tel, mais plutôt comme une extension ou une variante du judaïsme.
Le Débat sur Paul comme Inventeur du Christianisme
Paul est souvent soupçonné d’avoir inventé le christianisme, transformant la figure de Jésus, qui s’inscrit dans la polyphonie du judaïsme du Ier siècle, en quelque chose de radicalement différent. Cependant, cette idée est réfutée : il n’y a pas de différence fondamentale entre la religion de Jésus et celle de Paul. Jésus était un juif palestinien, tandis que Paul, juif de la diaspora, portait des idées influencées par des mystiques variés. Pourtant, la religion chrétienne n’est pas vue comme une trahison de la religion de Jésus.

En 1920, l’historien juif Joseph Klausner écrit sur Jésus qu’il est « des nôtres », mais sur Paul qu’il explique comment les choses se sont « gâtées ». Klausner affirme que Jésus n’avait pas l’intention de créer une nouvelle religion, ce qui pointe vers Paul comme responsable. Pour l’historien, Paul pose les bases d’une nouvelle religion qui se démarque rapidement du judaïsme : d’une secte juive au départ, elle devient une religion à part entière. Les fondements de croyance et de pratique du christianisme sont en grande partie institués par Paul, via ses textes authentiques et la manière dont les premiers chrétiens les lisent.
Cependant, Paul n’a pas consciemment fondé une nouvelle religion, pas plus que Jésus. Historiquement, la forme de christianisme qui s’impose emprunte beaucoup à Paul et un peu à Pierre, marquant ainsi profondément l’histoire chrétienne. Au début du IIe siècle, lorsque le christianisme s’invente une identité distincte, on se saisit de la figure de Paul pour la formuler. Paul devient l’inventeur d’une foi en Jésus le Christ, mort et ressuscité pour le salut du monde, ou l’inventeur du « christianisme » en tant que catégorie pour des gentils (non-juifs) recevant la foi sans être juifs. Pourtant, Paul n’est pas l’inventeur du Christ au sens d’une invention ex nihilo ; il voit plutôt la foi en Jésus comme le véritable judaïsme, une transformation du monothéisme juif pour le rendre accessible au monde grec et romain.
Paul comme Transformateur du Judaïsme
Paul, mort au début des années 60, a une vision des possibilités d’un judaïsme réformé, permettant de diffuser le monothéisme juif et sa spiritualité au monde païen de manière plus facile et large. Les événements historiques, comme la destruction du Temple en 70, contraignent finalement le christianisme à sortir du judaïsme. Paul est un transformateur du judaïsme, non un traître : en tant que juif de la diaspora, il envisage les potentialités du judaïsme dans l’Empire romain. Il affirme que la foi en Jésus est le vrai judaïsme, accomplissant la révélation de Dieu à Israël. Pour Paul, le Christ est l’aboutissement de cette révélation, une construction théologique où il interprète les promesses bibliques comme renvoyant à Jésus.
Selon certains, Paul ne se comprend que dans le judaïsme de son temps ; pour d’autres, il est l’agent principal de la rupture. Pour les chrétiens, Paul est un juif « selon leur cœur » ; pour les Juifs, un traître ou apostat. Paradoxalement, ses épîtres justifient ces deux interprétations. Paul n’a jamais eu l’intention de fonder une nouvelle religion : il vivait dans l’attente imminente de l’avènement du Seigneur, une période intermédiaire. Envoyé vers les gentils, il prêche jusqu’à ce que la totalité des païens entre, moment où le Christ viendra et tout Israël sera sauvé. Ses communautés chrétiennes n’étaient pas conçues pour durer, leur situation précaire à la limite du judaïsme étant temporaire.
La Pensée de Paul sur Israël
Dans sa correspondance authentique, Paul ne manifeste aucune volonté de rompre avec le judaïsme. Au contraire, au début de l’Épître aux Romains (chapitre 9), il exprime un bilan douloureux de l’échec de sa prédication auprès d’Israël : « En Christ, je dis la vérité, je ne mens pas ; par l’Esprit Saint, ma conscience m’en rend témoignage. J’ai au cœur une grande tristesse et une douleur incessante. Oui, je souhaiterais être anathème, être moi-même séparé du Christ pour mes frères, ceux de ma race selon la chair, eux qui sont les Israélites, à qui appartiennent l’adoption, la gloire, les alliances, la loi, le culte, les promesses et les pères ; eux enfin de qui, selon la chair, est issu le Christ qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement. Amen. »
Paul constate dramatiquement la séparation entre Israël refusant l’Évangile et ses communautés naissantes. Il surmonte cela par l’annonce du salut final de tout Israël, repoussé à la fin de l’histoire, après la conversion de l’humanité entière. Vers 56, Paul acquiert la conviction de l’échec de sa mission envers Israël.
Paul se définit comme israélite, du peuple d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu fils d’Hébreu. Israël est un problème charnel pour lui, mais en tant que juif, c’est aussi personnel : si le Christ est la fin (télos) de la loi, quelle est sa valeur ? En alignant chronologiquement ses épîtres (1re et 2e aux Thessaloniciens, Corinthiennes, Galates, Philippiens, Romains), on observe une évolution de sa pensée, une capacité géniale à argumenter avec les catégories culturelles, théologiques et spirituelles de ses destinataires. Il reformule le charisme pour eux, inventant un langage et fixant une théologie dans des catégories qui se recouvrent sans être identiques. Les différences entre épîtres pourraient être dues à des aspects rhétoriques : Paul adapte ses idées pour convaincre des communautés différentes, les exagérant parfois jusqu’à la limite, utilisant des arguments douteux ou paraissant de mauvaise foi. Ainsi, Paul est multiforme, insaisissable, juif avec les Juifs, gentil avec les gentils, clamant souvent sa sincérité.
Paul et les Piliers du Judaïsme Antique
Paul se définit comme Hébreu fils d’Hébreu, de la tribu de Benjamin, mais ses épîtres témoignent d’une relation conflictuelle avec le judaïsme et ses observances. A-t-il rompu avec le judaïsme ? Pas vraiment : né juif, circoncis, respectant la loi, il s’en dit fier. Pourtant, en analysant les trois piliers du judaïsme antique – l’importance de la terre juive, du peuple juif (filiation), et de la pratique juive (loi) –, Paul déploie des efforts pour expliquer à ses lecteurs (majoritairement non-juifs) pourquoi ces éléments ont peu d’importance.
D’abord, la terre juive : liée à l’idée que Dieu choisit une partie du monde pour y résider (la « maison de Dieu », le Temple), elle pose des problèmes sous domination étrangère (Grecs, Perses, Romains). Paul minimise son importance : dans la 1re Épître aux Corinthiens (chapitre 6) et la 2e, il insiste sur le peu d’importance du Temple de Jérusalem, car le vrai temple est le corps ou la communauté : « Le temple est l’endroit où Dieu séjourne ; donc, si Dieu est parmi nous, nous sommes le temple. » Un élève de Paul ajoute que la communauté chrétienne est un grand temple avec le Christ comme clé de voûte. Le monde entier est potentiellement terre sacrée, ce que Paul prêche partout.
Ensuite, la filiation juive : être juif, c’est descendre d’Abraham, même dans la diaspora. Paul, se définissant d’ascendance juive, explique qu’Abraham est une métaphore : dans l’Épître aux Galates, la foi sauve, et tous ceux qui ont la foi sont fils d’Abraham. Être fils d’Abraham charnellement n’importe pas ; c’est spirituellement. La chair, pour Paul, a peu d’importance positive. Il oppose chair et esprit, dévalorisant la filiation ethnique : ce n’est pas qui sont vos parents, mais en quoi vous croyez. Comme Jean le Baptiste et Jésus, Paul minimise les liens familiaux.
Enfin, la pratique juive (loi) : beaucoup de Juifs de la diaspora et post-70 avaient déjà relativisé terre et filiation (acceptant prosélytes, quittant la Judée pour la Galilée ou Babylone). Mais ils conservaient la loi. Paul explique qu’elle n’est plus importante, voire source de malédiction et de mort (Épître aux Romains et ailleurs) : avec la loi vient la mort ou la malédiction. Il n’aurait pas enseigné cela à ses enfants s’il en avait eu, ni continué à l’observer tout en la dénigrant.
En expliquant que ces piliers sont des obstacles au salut, Paul rompt effectivement avec le judaïsme, même s’il n’en a pas l’intention personnelle.
Paul n’avait pas l’intention de rompre, mais ses actions sur le terrain y conduiront.
On peut faire une analogie avec Martin Luther : il ne voulait pas rompre avec l’Église catholique, mais ses actes l’ont provoqué. De même, John Wesley en Angleterre ne voulait pas se séparer de l’Église anglicane, mais sa pratique radicale mena à la séparation au XVIIIe siècle entre méthodistes et anglicans. Ces trois chefs religieux n’avaient pas théoriquement l’intention de schisme, mais leurs principes l’ont causé.
Circulation et Réception Initiale des Épîtres de Paul
Quoi qu’il en soit de l’attitude de Paul, ses épîtres influencent déterminément la rupture. Pourtant, son œuvre n’occupe pas immédiatement une place capitale. Les épîtres circulent entre communautés proches, conservées dans des archives sans transmission systématique. Étrangement, entre 70 et 90, il y a un « trou paulinien » dans la littérature chrétienne : pas de suites littéraires ou théologiques fortes dans la lignée paulinienne, comme si le paulinisme avait disparu.
Cependant, Paul n’est pas absent : les épîtres deutéro-pauliniennes (Colossiens, Éphésiens, pastorales comme 2e Timothée) sont attribuées à Paul pour renforcer l’autorité. Cela montre que son autorité est reconnue dans certains milieux.
Dans les Éphésiens, Paul est un missionnaire et théologien détonateur d’une réflexion nouvelle. Dans les pastorales (années 80-90), peu reste de sa théologie, mais il est l’autorité apostolique fondatrice. Ignace d’Antioche (110-120) cite Paul sans prendre en compte sa théologie propre, intégrant des éléments dans une théologie différente. Le christianisme reconnaît l’importance de Paul pour légitimer de nouveaux développements. La 2e Épître de Pierre note que les lettres de Paul sont compliquées, transmises comme un trésor mais peu ouvertes.
À partir de 70, trois lignes de réception : une dans Colossiens-Éphésiens ; une dans les pastorales ; une dans les Actes des Apôtres de Luc. Dès les années 70-80, des récits légendaires sur Paul se développent, culminant aux Actes apocryphes de Paul et Thècle fin IIe siècle. Fin Ier siècle, rassemblement des épîtres : Paul devient figure fondatrice du christianisme tout court. Nous lisons les épîtres dans leur état du IIe siècle, attestées par Marcion vers 140 (corpus de 10 épîtres).
Marcion : Un Personnage Clé et son Influence

Marcion, fils de l’évêque de Sinope en Asie Mineure, vit au début du IIe siècle. Excommunié, il fonde sa propre église influente plus de 300 ans, jusqu’aux extrémités de la terre selon Tertullien. Chrétien en lisant Paul, il voit sa théologie comme la seule expression de l’Évangile. Vers 140 à Rome, dans une école théologique chrétienne (parmi trois : Justin, Valentin, Marcion), il incarne le courant paulinien radical, ignorant l’humanité de Jésus et se focalisant sur sa divinité. Pour lui, seul Paul a compris Jésus et avait fixé nettement la ligne de démarcation entre la religion juive et la religion chrétienne (p157); les apôtres n’ont rien compris (Jésus les traite d’abrutis dans les Évangiles).
Les apôtres ont entremêlé l’Évangile avec des éléments juifs, et des juifs ont transmis le message de mauvaise foi, effaçant sa nouveauté.
Jésus, monté aux cieux, se révèle une seconde fois à Paul, qui comprend parfaitement et fonde communautés et épîtres. Après sa mort, des « faux chrétiens » judaïsants interpolent les épîtres pour assimiler le Dieu de Paul à celui de l’Ancien Testament. Marcion expurge ces falsifications, réunit 10 épîtres de Paul et l’Évangile de Luc en un recueil appelé « Kainè Diathèkè » (Nouvelle Alliance, citant Jérémie via Hébreux). Il invente ainsi le Nouveau Testament, évacuant les références à l’Ancien Testament.
Sa collection pousse les églises à définir un canon : autour de 150, on passe des écrits juifs à des écrits chrétiens comme références. Marcion affirme que le message authentique est seulement dans Luc et les 10 épîtres. Après 70, avec plus de non-juifs dans les communautés, la relation au judaïsme devient problématique. Pour Marcion, Paul enseigne une religion entièrement nouvelle, distincte du judaïsme : le Dieu de l’Ancien Testament (vengeur, des Juifs) n’est pas le Père de Jésus-Christ ; l’alliance ancienne est erronée, et les chrétiens ne doivent plus s’y référer. La nouvelle religion naît au baptême de Jésus.
L’Opposition de l’Église à Marcion et ses Conséquences
L’église se définit contre Marcion : doit-on se passer des Juifs ou penser que l’alliance a changé, les chrétiens en étant les nouveaux bénéficiaires ? Pour Marcion, l’ancienne voie est toujours erronée ; pour l’église, c’était la voix de Dieu, mais il a changé d’avis ou suivi un plan. L’église descend d’Israël par la chair, ce que Marcion refuse. Le rejet de la Bible juive n’est pas étranger au christianisme : certains, comme un pasteur du XXe siècle, prêchent sans Ancien Testament, le voyant contradictoire avec le Nouveau. Pourtant, c’est hérétique : un seul Dieu, un seul Testament annoncé par l’autre.
Aucun théologien primitif n’a aussi mal compris Paul que Marcion, en coupant le Dieu chrétien de l’Ancien Testament. Radical, Marcion influence l’évolution : l’église se revendique héritière de la tradition juive, comme le « véritable Israël ».
L’illustration de l’article est de Raphaël (1483-1520), Saint Paul prêchant à Athènes

Depuis la constitution des premiers empires, ceux qui détiennent le pouvoir influencent de manière récurrente la vie politique, sociale et religieuse et façonnent les récits. Nous ne pouvons aborder une analyse sur les origines du christianisme sans pour autant éluder les causes et les effets d’une politique de colonisation de la Judée par l’empire romain. De -6 à 37 de notre ère, sept Grands prêtres du Temple de Jérusalem furent nommés successivement par les préfets romains. Autrefois, le peuple juif élisait ses candidats. Le Talmud de Babylone rapporte que trois cents Grands prêtres ont officié à l’époque du Second Temple. A contrario, le Talmud de Jérusalem indique que leur nombre varie entre quatre-vingts et quatre-vingt-cinq Grands-prêtres. Une telle différence entre deux Talmuds devrait nous inviter à plus de prudence dans l’exégèse des textes anciens. Dès l’an 6 avant notre ère, date du recensement de la population de Judée, les gouverneurs romains furent confrontés à des mouvements de contestations. Dès l’an 17 ou 18, Joseph Caiaphas, appelé Caïphe dans les évangiles, fut nommé Grand prêtre du Temple de Jérusalem par Valerius Gratus, préfet romain, lequel sera remplacé par Ponce Pilate à partir de l’an 26. Au début de l’an 36 ou au début de 37, Lucius Vitellius, sénateur et gouverneur romain, sous le règne de Tibère et puis de Caligula, révoqua Ponce Pilate ainsi que le Grand prêtre Caïphe, les deux personnages essentiels du Procès de Jésus et de sa condamnation à la crucifixion. Autant méditer sur la parabole de la paille et de la poutre prononcée par Jésus dans son sermon de la montagne afin d’avertir ses disciples des dangers de juger les autres car ils seraient aussi jugés selon la même norme. La morale de cette histoire est qu’il faut éviter de relever les petits défauts de son prochain, alors qu’on n’amende pas ses propres travers.