lun 22 décembre 2025 - 17:12

Le REAA en France, 220 ans, l’autre colonne du GODF

Deux siècles après 1804, le Rite Écossais Ancien Accepté se laisse lire comme une histoire de chaîne autant que de degrés. Ce volume collectif, dirigé par Pierre Mollier, montre comment l’écossisme français, loin d’être périphérique, s’est trouvé au Grand Orient de France un centre de gravité, une méthode, des archives, une continuité. Un beau livre où l’érudition devient une lampe et où l’institution, loin de refroidir l’initiation, lui donne durée et portée.

Ce livre s’ouvre comme on soulève un sceau ancien, non pour enfermer mais pour garantir l’authenticité d’une filiation. Nicolas Penin donne d’emblée la clef de voûte. Le Rite Écossais Ancien Accepté n’est pas, en France, une île posée à côté des obédiences. Il est une composante majeure et ancienne du Grand Orient de France, accueilli dès 1804, intégré d’autant plus vite qu’il reprenait l’essentiel de l’écossisme français du XVIIIe siècle avec une organisation plus efficace.

Nicolas Penin ancien GM du GODF (Crédit photo Rachel Tlemsani – La Petite République)

Mieux encore, il rappelle que cet écossisme participa à la naissance même du GODF en 1773, par la fusion de l’ancienne Grande Loge avec la Mère-Loge Écossaise du Grand Globe français. Et l’alliance se scelle, définitivement, quand une majorité du premier Suprême Conseil choisit la réorganisation dans une étroite entente avec le « centre commun de la Maçonnerie française », en formant le Grand Collège des Rites en 1815, resté depuis « indéfectiblement lié » au Grand Orient de France. Dans cette perspective, l’anniversaire n’est pas une commémoration, c’est une vérification de la chaîne, et une manière de dire que le Grand Collège contribue « de façon majeure » au rayonnement du GODF.

Christian Confortini, Grand Commandeur du Grand Collège des Rites Écossais – Grand Orient de France
Christian Confortini, Grand Commandeur du Grand Collège des Rites Écossais – Grand Orient de France

Christian Confortini, Très Puissant Souverain Grand Commandeur du Grand Collège des Rites Écossais, dans une préface vibrante, accentue cette respiration. Il parle d’un rite voyageur, dont l’ancêtre partit de Bordeaux vers les Antilles et les Amériques dans les années 1760, avant de revenir en 1804 « pour s’agréger au GODF ». Là, l’expression est précieuse, presque décisive. Elle dit que le Rite, pour être universel, a besoin en France d’un point d’appui stable, d’une maison d’accueil, d’une obédience matricielle. Il rappelle aussi l’évolution interne qui dit la vitalité plutôt que la fixité, l’ajout du rite d’Heredom (1764) au RÉAA de référence, entraînant le nom même de la juridiction, Grand Collège des Rites Écossais – Grand Orient de France. Et il donne une définition initiatique du progrès, briser au fil des degrés “les carapaces” qui emprisonnent l’âme, pour libérer l’action vers le progrès, en cohérence avec les valeurs viscéralement partagées avec le GODF.

Paul Paoloni

À partir de là, le livre déroule son mouvement comme un tracé. Paul Paoloni commence par remonter à l’atelier d’origine, du côté britannique, à ce moment où la maçonnerie dite spéculative se laisse décrire dans un texte fondateur, les Constitutions de 1723. Il rappelle combien l’Écosse y est déjà, largement mythique, et combien la Bible, les Livres des Rois, la figure d’Hiram Abif, servent d’armature imaginaire et morale. Ce qui compte, ce n’est pas de trancher entre mythe et histoire, mais de voir comment une tradition se fabrique. Les mots mêmes des degrés, Apprenti-Entré, Maître ou Compagnon du Métier, viennent d’une réglementation plus ancienne, les Statuts Schaw. Et, presque naturellement, la France devient le lieu où cet imaginaire chevaleresque et ces “grades adjacents” se densifient.

Signature de Ramsay

Paul Paoloni convoque Ramsay, son fameux Discours, ses relais, et montre ce moment où l’écossisme cesse d’être une rumeur de grades pour devenir une dynamique structurante, prête à être un jour ordonnée, assumée, administrée. À ce stade, on comprend déjà pourquoi, plus tard, le GODF jouera un rôle non de rivalité stérile, mais de mise en forme, de stabilisation, de souveraineté organisatrice.

Laurent Segalini, Docteur en anthropologie historique, lui, te fait entrer dans une autre pièce du chantier, celle où l’histoire n’est pas seulement un récit, mais une hygiène. Le chevalier de Beauchaine apparaît comme l’un de ces personnages que l’historiographie a parfois transformés en caricature, par reprises d’erreurs, approximations et malveillance.

Laurent-Segalini
Laurent Segalini

Laurent Segalini montre comment une réputation se fabrique, comment un homme actif dans la loge « Écossaise et Anglaise » La Constance a pu être réduit au portrait commode d’un « marchand de grades ». Ce chapitre est précieux parce qu’il révèle un mécanisme que l’initiation connaît bien. La légende peut éclairer, mais la rumeur aveugle. Et, en filigrane, une évidence se forme. Pour qu’un Rite vive sans se dissoudre dans l’anecdote, il lui faut des archives, des critères, une discipline de la preuve. Le livre, en cela, parle aussi du GODF comme d’un lieu où l’on conserve, où l’on vérifie, où l’on apprend à distinguer le symbolique du fantasmatique.

Tablier Chevalier Kadosh

Avec le Kadosh avant Saint-Domingue, Laurent Segalini déplace encore la focale. Il confesse presque, avec une élégance d’historien, qu’il évoquera moins le grade que l’échelle dont il fut le sommet, arrivée à Paris depuis Metz, dans des bagages militaires, des circulations d’hommes et de textes. Là, le Rite se révèle comme une géographie avant d’être une liturgie. Et Laurent Segalini propose une intuition structurante, les ressemblances troublantes entre la disposition de l’échelle lorraine et certains enchaînements du Rite de Perfection, comme si, sous le futur ordre des degrés, une logique plus ancienne avait déjà tracé des couloirs. Ce chapitre donne du relief à ton idée centrale sur les tensions entre structures. Les rivalités ne sont jamais seulement des querelles de noms. Elles sont l’effet d’un foisonnement préalable, d’échelles qui se superposent, se concurrencent, se répondent. Dans ce chaos fertile, le rôle d’un centre capable d’unifier sans appauvrir devient vital.

Pierre Mollier, en 2019

Pierre Mollier, ensuite, prend le lecteur par la main et l’emmène vers le cœur mécanique de la fascination écossaise, cette échelle en 33 degrés qui, partout, fait signe, et dont le « 33e » est devenu un repère universel. Il insiste. Les 33 degrés sont une histoire, une construction, une addition progressive aux 25 de l’ancien Ordre du Royal Secret d’Étienne Morin, ce que l’on nomme aujourd’hui Rite de Perfection, dont on déduit la structure grâce aux Manuscrits Francken. Ce simple rappel a une portée initiatique. Il signifie que la tradition est une œuvre, non une relique. Il faut comprendre pourquoi l’on ajoute, pourquoi l’on couronne, pourquoi l’on crée un degré terminal régulateur.

Pierre Mollier va plus loin, montrant comment le système se fixe, comment l’organisation américaine apporte une structuration qui manquait au Rite de Perfection, et comment, en France, le RÉAA devient un rite de référence « notamment au sein du Grand Orient de France avec le Grand Collège des Rites ». C’est un point capital pour ton exigence. L’implantation internationale des hauts grades doit beaucoup, selon lui, au rayonnement culturel français du XIXe siècle, et la chaîne de diffusion ne se comprend pas seulement par Charleston.

Dans ce récit, le GODF et son Grand Collège cessent d’être un chapitre. Ils deviennent un moteur.

Dominique Jardin apporte alors ce que l’on pourrait appeler la chair sensible du volume, par les tableaux de loge. Il écrit une phrase qui suffit à réorienter le regard. Un tableau n’est pas une illustration. C’est une fenêtre opérative sur le grade, un outil, au sens strict, un instrument de construction symbolique. Dominique Jardin explique la fonction du tableau dans la tenue, isoler l’activité du monde profane, inaugurer chaque recommencement du travail, devenir centre physique et symbolique après avoir été « rendu actif » par un rituel de gestes, de silence, de mots et de lumière, selon une logique qu’il rapproche de rites antiques ou liturgiques.

Dominique Jardin

Et il insiste aussi sur l’éthique de la source, sourcer les tableaux, citer, éviter les dérives d’emprunts, car la transmission se corrompt quand elle oublie d’où elle vient. Dans un ouvrage qui met en avant le GODF, ce chapitre résonne comme un manifeste discret. Une juridiction n’est pas seulement une administration. C’est aussi un conservatoire du regard, et l’on devine, derrière ces images, le patient travail des bibliothèques, des collections, des musées, des fonds, ce territoire où la mémoire devient méthode. Puis vient le moment 1804, traité par Pierre Mollier comme une scène où le politique, l’administratif, l’initiatique, se nouent. Et c’est ici que ton texte personnel sur les rivalités trouve sa forme la plus solide. Car l’auteur montre, documents à l’appui, que les négociations qui aboutissent à l’Acte d’Union des 3 et 5 décembre 1804, appelé « Concordat de 1804 », visent précisément à amener les Écossais à rejoindre le Grand Orient. Il note que, dans ces semaines, les interlocuteurs reconnus sont ceux de la Grande Loge Générale Écossaise, et que le Suprême Conseil n’apparaît pleinement que dans le texte final, où sa place et ses fonctions sont décrites. Et surtout, il explicite la nature du Concordat. Texte long, réglementaire, administratif, presque ingrat, mais d’une efficacité redoutable, intégrer les dignitaires écossais dans l’organigramme du GODF, attribuer des offices, adapter la structure interne de l’obédience aux particularités du RÉAA, incorporer le Sublime Conseil du 33e degré.

Tapis loge 18e degré REAA – source lesdecorsmaconniques.com

Voilà, en vérité, ce que signifie “intégration”. Non pas une absorption qui efface, mais une architecture qui rend durable. La rivalité devient alors ce qu’elle est souvent dans l’histoire des rites, une crise de juridictions, de souveraineté, de reconnaissance, résolue non par le bruit, mais par l’écriture, l’inventaire, le classement, la règle. Et Pierre Mollier ajoute un détail superbe, presque romanesque dans sa sécheresse, la séance du 9 février 1805, où l’on procède à la remise au Grand Orient des archives de l’ex-Grande Loge, avec dépouillement et inventaire. Ici, l’histoire du RÉAA en France se lit comme un geste de transmission remis sur un bureau, ouvert, trié, coté.

Si l’on cherchait une image unique pour résumer l’esprit de l’ouvrage, on pourrait dire ceci. Le RÉAA, en France, n’est pas seulement une succession de degrés, mais un système qui a trouvé dans le Grand Orient de France un centre de gravité, capable de transformer une effervescence en chaîne, un pluralisme en continuité. Les tensions que l’histoire laisse entrevoir ne relèvent pas d’un théâtre d’ambitions, elles expriment d’abord des divergences de conceptions, du spirituel, du philosophique, du rôle des hauts grades, et de la manière de les gouverner. Dans ce paysage, la création, en 1815, du Grand Collège des Rites apparaît comme une réponse de maturité, maintenir l’unité du rite, organiser sa souveraineté, affirmer sa place au sein de l’obédience, assurer sa pérennité face aux pressions internes et externes. Et l’on comprend, en creux, que cette pérennité n’est pas seulement institutionnelle. Elle rend possible un renouvellement de la pratique, une ouverture à de nouveaux horizons, une vitalité intellectuelle et symbolique.

C’est exactement ce que démontre Laurent Bastide lorsqu’il propose une hypothèse inattendue, l’existence d’affinités entre le corpus du RÉAA tel qu’il est pratiqué au sein du Grand Collège des Rites Écossais – Grand Orient de France, et la philosophie de Spinoza. Il reconnaît le paradoxe, un rite empreint de références judéo-chrétiennes, et une pensée souvent accusée d’athéisme.

Mais il montre aussi comment, dans l’histoire des idées, « spinozisme » a pu être un mot d’épouvantail, et comment Spinoza a toujours récusé l’athéisme. Puis il fait ce que l’on attend d’un vrai travail, il date. Il cherche quand ces correspondances ont été introduites dans les rituels du RÉAA-GODF, situant l’apparition de certaines sentences entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1970, via des rituels et cahiers publiés par le Grand Collège, notant aussi l’introduction d’une formule dès 1966, et la présence plus ancienne d’un motif kabbalistique, l’Arbre des Sefirot, attestée dès 1929. Il évoque enfin un climat intellectuel, le renouveau des études spinozistes dans les années 1960-1970, et suggère des médiations internes, des figures du Grand Collège familières de l’œuvre. Ce chapitre est précieux, parce qu’il montre que le Rite, au sein du Grand Orient de France, n’est pas un musée. Il est une tradition vivante, capable d’accueillir des greffes, d’ordonner des tensions, de conserver une dimension spirituelle sans retomber dans l’emprise dogmatique, et de faire dialoguer liberté de conscience et profondeur métaphysique.

Michel Barat

Michel Barat, enfin, clôture ce parcours par une méditation qui ressemble à une mise en garde fraternelle. Il rappelle comment l’expression “c’est un philosophe” fut longtemps un code ambigu pour dire “franc-maçon” sans le nommer, tantôt louange des Lumières, tantôt stigmatisation anticléricale. Puis il revient au réel, le Grand Collège des Rites Écossais, juridiction du Grand Orient de France, se définit philosophique, comme l’obédience sur laquelle elle est souchée, institution “philanthropique, philosophique, progressive”, référée à la philosophie des Lumières. Mais Barat ne s’arrête pas à l’étiquette. Il pose la question la plus nue, qu’est-ce que le Rite apporte au philosophe, et qu’apporte le philosophe au Rite. Il refuse la séparation confortable des domaines, qui conduirait à une “schizophrénie” entre philosophie des philosophes et philosophie maçonnique. Il rappelle que la franc-maçonnerie n’est pas un clergé, qu’elle veut que la lumière éclaire le monde profane, et que l’engagement maçonnique engage la personne entière, au-delà du seul intellect, renouant avec une philosophie qui fut d’abord une attitude vers la vie bonne. Ce dernier chapitre agit comme un sceau final, l’initiation n’est pas un privilège, c’est une responsabilité, et la juridiction écossaise du GODF apparaît comme un lieu où l’intelligence symbolique, la méthode historique, et l’exigence humaniste se tiennent ensemble.

Au terme de ce volume, ce qui frappe, c’est que l’histoire et l’initiation cessent d’être deux registres séparés. L’histoire devient une ascèse, inventaire, critique, datation, restitution des contextes. Et l’initiation devient une lecture du temps, une manière de comprendre comment un Rite se constitue, se fixe, se transforme, et demeure lui-même parce qu’il sait où il s’est noué. En France, ce nœud, le livre le répète sans détour, c’est l’intégration au Grand Orient de France dès 1804, la scellure de 1815, et la continuité du Grand Collège des Rites Écossais comme instrument de rayonnement du GODF.

Au fond, ce livre rappelle une vérité simple. Un rite ne vit pas seulement de ses légendes, ni même de ses rituels, il vit de la fidélité avec laquelle une communauté sait tenir sa mémoire, en ordonner les preuves, en assumer les débats, en transmettre les formes.

En France, le RÉAA s’est noué à un lieu de cohérence, le Grand Orient de France, et à une colonne de transmission, le Grand Collège des Rites. Deux cent vingt ans plus tard, la leçon demeure, la lumière n’est pas un décor, c’est un travail, et la chaîne n’est pas un mot, c’est une responsabilité.

220 ans de Rite Écossais Ancien Accepté en France – 1804-2024

Pierre Mollier (dir.)Conforme édition, 205, 240 pages, 46 €(au lieu de 49 €) + port Colissimo réduit / L’éditeur, le SITE

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Aratz Irigoyen
Aratz Irigoyen
Né en 1962, Aratz Irigoyen, pseudonyme de Julen Ereño, a traversé les décennies un livre à la main et le souci des autres en bandoulière. Cadre administratif pendant plus de trente ans, il a appris à organiser les hommes et les dossiers avec la même exigence de clarté et de justice. Initié au Rite Écossais Ancien et Accepté à l’Orient de Paris, ancien Vénérable Maître, il conçoit la Loge comme un atelier de conscience où l’on polit sa pierre en apprenant à écouter. Officier instructeur, il accompagne les plus jeunes avec patience, préférant les questions qui éveillent aux réponses qui enferment. Lecteur insatiable, il passe de la littérature aux essais philosophiques et maçonniques, puisant dans chaque ouvrage de quoi nourrir ses planches et ses engagements. Silhouette discrète mais présence sûre, il donne au mot fraternité une consistance réelle.

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