Rien de trop, ou l’art de ne pas en faire des caisses
On sait que sur les murs du vestibule (le pronaos) du temple d’Apollon à Delphes, s’offrait aux yeux du pèlerin l’inscription Mèden agan, « rien de trop » (Μηδὲν ἄγαν). Sénèque règle le sens de ce précepte, « rien de trop », sur la compréhension du premier précepte de Delphes « Connais-toi toi-même ».
La juxtaposition des deux formules, bien sûr, n’est pas fortuite. Elle suggère sans doute que le consultant, avant d’interroger la pythie, la prophétesse rendant les oracles au nom d’Apollon, est appelé à mesurer ses limites, en quelque sorte à descendre en lui-même, afin d’éviter de poser une question dont la réponse le conduirait à concevoir des entreprises outrepassant ses propres forces (la limite de la nature, la limite de la raison, la limite du raisonnable).
C’est ainsi qu’Aristote, en particulier pour ce qui concerne le contenu de la vertu éthique, le définit comme le juste milieu (mêsotès) entre deux extrêmes condamnables nommés ellipse et hyperbole ; « La vertu fait viser le milieu. Ainsi, quiconque s’y connaît fuit alors l’excès et le défaut. Il cherche au contraire le milieu et c’est lui qu’il prend pour objectif. Et ce milieu n’est pas celui de la chose, mais celui qui se détermine relativement à nous ».
Pour les Grecs, c’était une exigence morale qui s’accompagne de 147 commandements qui auraient été écrits, selon Platon dans Protagoras, par sept sages : Thalès de Milet et Bias de Priène, tous deux de l’Ionie ; Pittacos, Éolien, de Mytilène dans l’île de Lesbos ; Cléobule de Lindos, ville Dorienne de l’Asie ; Solon d’Athènes et Chilon de Sparte ; quant au septième, au lieu de Périandre, fils de Cypsélos, Platon, fils d’Ariston, mentionne Myson de Chénées.
Le concept de la juste mesure, alias le rien de trop (ou en grec, μηδὲν ἄγαν, mèden agan), c’est la star philosophique, morale et esthétique qui dit : Calme-toi, pas besoin de jouer les rockstars de l’excès ! C’est l’antidote parfait à la démesure (l’hybris, ou l’art de se prendre pour Zeus) et à l’indicible (ce truc tellement perché qu’on n’a même pas les mots pour le décrire).
Rien de trop est l’injonction à refréner toute démesure et les passions dévorantes, à faire apparaître en soi la sagesse de modération et de tempérance, ce que les Grecs appellent la sophrosuné (σωφροσύνη) ; Sophrosyne était la déesse de la modération qui apporte la maîtrise de soi, la force et qui conduit à la sagesse.
Le but est alors de pouvoir bâtir une vie belle et juste où l’on pourra apprécier chaque instant de sa vie dans la plénitude et la beauté.
La Tempérance découle de la Prudence. C’est la maîtrise de soi, de ses passions. La Tempérance implique modération, mesure et équilibre en toute chose.
Sébastien-Roch Nicolas, pseudo Chamfort, le grand moraliste du XVIIIe siècle a bien résumé la tempérance par cette maxime : « Il ne faut pas se donner des principes plus grands que son caractère ».
Relevant de la tempérance, l’eutrapélie est une vertu reposante, l’excellence du délassement. D’une part, elle dissipe les tensions qui résultent d’un manque de détente ; d’autre part, elle modère les excès dans le jeu et la recherche du plaisir. Pour Thomas d’Aquin, son rôle est de mettre de la saveur dans l’existence et de la mesure dans les plaisirs de la vie. Il donne la traduction du mot utilisé par d’Aristote d’ « enjouement », on pourrait rajouter la bonne humeur. On trouve le développement de ce thème dans l’article 2 de la question 168 de sa Somme théologique 2a 2ae Pars.
S’opposant à la règle de St Benoit qui interdit le rire, comme Platon d’ailleurs qui interdit le rire aux gardiens de la Cité, la pensée d’Aristote pour qui le rire est le propre de l’homme, est le thème central du roman d’Umberto Eco Le nom de la rose (1980).
Ce mantra de la modération – pondus, numerus, mensura (poids, nombre, mesure) – vient tout droit de la Bible : « Mais toi, Seigneur, tu as tout réglé avec mesure, nombre et poids ». Livre de la Sagesse (XI, 20).
Dieu aurait tout fait avec une règle et une calculatrice! Ajoutez à ça un zeste de géométrie antique, et bim, vous avez la recette de la pensée classique grecque, qui fait un gros « non merci » aux délires baroques et aux passions qui partent en vrille.
Platon n’en départit pas : « Ce n’est pas d’aujourd’hui que le dicton Rien de trop passe pour une belle maxime ; car elle est belle en effet. L’homme qui fait dépendre de lui-même toutes les conditions qui conduisent au bonheur ou qui en rapprochent, au lieu de les suspendre à d’autres dont les bons ou les mauvais succès feraient flotter sa fortune à l’aventure, celui-là a bien ordonné sa vie : voilà l’homme sage, voilà l’homme brave et sensé. » (Ménexène, p.56).
Et Platon ne s’arrête pas là : il transporte son amour des maths dans la poésie et l’éthique, et s’adressant à Glacon : « crois-tu que la vérité soit liée à la mesure (emmetria) ou au manque de mesure (ametria)?» Et de donner lui-même la réponse qui, évidemment, est : « la mesure »! (La République, VI, 486 d)
Et voilà, dans le Philèbe (64 e), faisant parler Socrate avec Protarque, il en remet une couche : « C’est dans la mesure (metriotès) et la proportion (summetria), que se trouvent partout la beauté et la vertu » (p.244).
En gros, pour Platon, si tu n’as pas de mesure, t’es juste un chaos ambulant.
La juste mesure, c’est le Graal du ratio (rapport, proportion), et sans elle, on bascule dans l’irrationnel, ce rebelle qui snobe toute modération.
En grec, Logos joue les stars : parole, raison, mesure, tout en un ! La logistique calcule les entiers, et l’analogon fait danser les longueurs proportionnelles. Platon, encore, dans le Protagoras (356 d-e), nous vend du bonheur version géomètre : un art de mesurer [metretikè] qui envoie balader les illusions : l’art de mesurer dissiperait ces vaines apparences, et, nous montrant le vrai à découvert, mettrait notre âme en repos, l’affermirait dans la vérité, et assurerait le bonheur de notre vie? (p113).
Les Pythagoriciens, eux, sont en mode Cosmos : Le Musical, où tout l’univers vibre sur des rapports numériques : la raison mathématique fait des vocalises dans l’harmonie des sphères !
Bref, le bonheur, c’est un mètre-ruban et une bonne calculatrice pour dompter les sens qui partent en vrille !
Descartes, dans Les Passions de l’âme, assure que « le désir […] ne peut être mauvais, pourvu qu’il ne soit point excessif », et donne conseil à l’article 76 pour ne pas admirer avec excès : « il n’y a point d’autre remède pour s’empêcher d’admirer avec excès que d’acquérir la connaissance de plusieurs choses, et de s’exercer en la considération de toutes celles qui peuvent sembler les plus rares et les plus étranges. »
Boileau, lui, définit la sagesse comme une « une égalité d’âme, que rien ne peut troubler, qu’aucun désir n’enflamme, qui marche en ses conseils à pas plus mesurés qu’un doyen au palais ne monte les degrés ». Mais il avoue, dans un clin d’œil, juste après : « Or cette égalité dont se forme le sage, qui jamais moins que l’homme en a connu l’usage ? »
La juste mesure, c’est un combat contre la démesure intérieure !
Cléante dans Tartuffe déplore que les humains passent les bornes en exagérant tout : « Les hommes la plupart sont étrangement faits ! Dans la juste nature on ne les voit jamais; La raison a pour eux des bornes trop petites ; En chaque caractère ils passent ses limites ; Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
Mais chez Blaise Pascal, la démesure devient presque cool : l’orgueil humain est une « préconception démesurée » mais la grandeur, c’est d’admettre qu’on est tout petit face à l’immense : « l’immensité qu’on peut concevoir de la nature » Dieu, lui, kiffe l’infini ; l’humain, lui, doit viser la démesure pour réaliser qu’il a des limites : « Il faut que l’homme s’agrandisse pour être capable de Dieu ». En somme, la juste mesure, ce n’est pas juste être sage, c’est une humilité bien calibrée face à l’incommensurable divin !
Attention aux moralisateurs ! Prenons l’exemple du chapitre 2 de la lettre de Paul à Tite : ce texte est un artefact d’une société patriarcale et hiérarchique antique, qui impose une vision normative du comportement social. On peut déconstruire ses injonctions verset par verset, en soulignant leur potentiel oppressif (Les hommes âgés, gardiens d’une masculinité rigide), leur anachronisme (Les femmes, éternelles subordonnées domestiques) et leur rôle dans la perpétuation d’inégalités structurelles (Les esclaves, complices de leur propre oppression). Ce n’est pas une exhortation à la vertu de la tempérance, mais un outil de contrôle social masqué en évangile.
On pourrait ainsi visiter les termes de abstinence, continence, clémence, douceur, humilité, jeûne, modestie, pudeur (au mot tempérance du Dictionnaire de spiritualité) abordés par Thomas d’Aquin dans la Somme théologique (à partir de la p.733) … et les revisiter avec une compréhension en regard des mœurs contemporaines.
En somme, la juste mesure – le rien de trop – c’est le bouclier anti-hybris, Elle invite à se conduire conformément à la mesure de la raison. Elle n’est donc pas l’ennemie de toute jouissance, mais de l’exagération dans sa recherche.
C’est la tempérance maçonnique.
De son côté, la Franc-maçonnerie, née au XVIIe siècle en Europe (notamment en Écosse et en Angleterre) comme une société initiatique et fraternelle, repose sur des principes moraux, éthiques et spirituels inspirés de traditions anciennes, y compris grecques, égyptiennes et bibliques. Elle vise l’amélioration de l’individu et de la société par la pratique de vertus cardinales et l’usage de symboles.
Bien que la Franc-maçonnerie ne cite pas explicitement « Rien de trop », cette maxime s’aligne parfaitement avec ses enseignements sur la tempérance et l’équilibre, formant un pont entre la philosophie hellénique et l’humanisme maçonnique.
La Franc-maçonnerie spéculative (symbolique, par opposition à l’opérative des bâtisseurs médiévaux) s’articule autour de rituels, de symboles et de vertus destinés à « tailler la pierre brute » – c’est-à-dire à polir l’âme humaine pour en faire une « pierre angulaire » de la société.
Parmi les principes clés retenons :
– Les quatre vertus cardinales : Prudence (sagesse dans les choix), Tempérance (modération des passions), Force (courage face aux épreuves) et Justice (équité envers autrui). Ces vertus, héritées de Platon et d’Aristote, sont enseignées dès les premiers degrés maçonniques (Apprenti, Compagnon, Maître).
– Les vertus théologales : Foi, Espérance et Charité, qui ajoutent une dimension spirituelle et fraternelle.
– La symbolique de l’équilibre : Des éléments comme le pavé mosaïque (damier noir et blanc symbolisant le bien et le mal, la lumière et l’ombre) ou l’équerre et le compas (représentant la rectitude et la mesure) insistent sur l’harmonie des opposés.
– L’initiation et la morale : La Franc-maçonnerie encourage l’autodiscipline, la tolérance et la recherche de la vérité, sans dogmatisme religieux, en promouvant un humanisme universel.
Ces principes sont transmis par des rituels allégoriques, inspirés de mythes anciens revisités, et visent à former des individus responsables, capables de contribuer à une société plus juste.
La connexion entre la maxime delphique et la Franc-maçonnerie est à la fois philosophique et symbolique. Bien que la maçonnerie moderne émerge au Siècle des Lumières, elle puise dans l’Antiquité grecque via les influences néoplatoniciennes et humanistes.
– La tempérance comme pilier commun : La vertu maçonnique de la Tempérance est l’incarnation directe de « Rien de trop ». Dans les rituels, l’Apprenti est invité à modérer ses appétits et passions pour éviter les excès qui mènent à la discorde. Par exemple, lors de l’initiation, le candidat est confronté à des épreuves symbolisant la maîtrise de soi, écho de la sophrosyne grecque. Sans modération, l’homme reste une « pierre brute », informe et chaotique ; avec elle, il devient poli et équilibré.
– L’équilibre des opposés : Le pavé mosaïque maçonnique représente l’alternance du jour et de la nuit, du bien et du mal – une idée proche de la mesure grecque qui évite les extrêmes. De même, le compas (pour tracer des cercles, symbolisant les limites) et l’équerre (pour les angles droits) évoquent la géométrie euclidienne, influencée par la Grèce antique, et rappellent qu’il faut « circonscrire ses désirs » dans un cadre modéré. Aristote, avec son juste milieu, pourrait être vu comme un précurseur de cette symbolique.
– les influences historiques et philosophiques : La Franc-maçonnerie intègre des éléments de la philosophie pythagoricienne et platonicienne, où la modération est essentielle. Pythagore, par exemple, enseignait l’harmonie des nombres, évitant les disproportions. Des maçons illustres comme Voltaire ou Mozart, imprégnés de culture classique, ont renforcé ces liens.
Dans les loges, des discussions sur les maximes antiques sont courantes, et « Rien de trop » s’aligne avec l’idéal maçonnique d’une vie vertueuse sans fanatisme.
En Maçonnerie, la modération se manifeste dans la vie quotidienne : charité sans ostentation, tolérance sans relativisme, ambition sans avidité. Cela contraste avec les excès de la société (pouvoir absolu, inégalités), que la maçonnerie cherche à corriger par l’éducation et la fraternité.
Lors des agapes (repas fraternels), la règle est de manger et boire avec mesure, symbolisant le contrôle des sens. Cette dernière règle n’est pas de trop quand on songe que la pratique de la bombance était à tel point commune qu’au XVIIIe siècle on avait coutume d’appeler les francs-maçons « Frères de l’estomac ». Appellation justifiée par Albert-Henri de Sallengre qui rapporte l’expérience du banquet de son initiation qui lui coûta cinq shillings et de préciser que c’est une façon de montrer qu’il est un homme ! (Chap. XV de Ebrietatis Encomiumn).« Nous avons eu un bon dîner… Les jambons et les poulets de Westphalie, accompagnés d’un bon plum-pudding, sans oublier le délicieux saumon, furent abondamment sacrifiés, avec de copieuses libations de vin pour la consolation de la confrérie ».
La maxime grecque « Rien de trop » et les principes franc-maçonniques partagent une vision commune de l’humain : un être perfectible par la mesure et l’équilibre.
Tandis que l’Antiquité grecque l’exprime comme un avertissement divin contre l’hybris, la Franc-maçonnerie l’intègre dans une éthique initiatique moderne, orientée vers l’amélioration personnelle et collective.
Cette relation illustre comment la sagesse antique continue de l’inspirer.
