« Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves et notre petite vie est entourée de sommeil », dit Prospéro, dans La Tempête de Shakespeare.Étoffe, tissu, fil, et autres mots si immédiatement concrets et quotidiens qu’ils ne présentent en apparence aucune obscurité. Le corps s’en habille, la dignité s’en drape. Mais leur champ lexical réserve bien des surprises.
Étoffe, *stuppè, en grec. De l’étoupe, on fait le bouchon qui obture le trou dans la coque du bateau. En ancien haut allemand, le verbe*stopfôn, « boucher », induit l’étoffe, l’étouffement, latouffeur insupportable de la canicule. Et le verbe stopper.
L’étoffe en écharpe supporte une arme en bandoulière. Au cou des guerriers croates, on fera une cravate plus pacifique.
Le drap, qui abrite ébats et sommeil, rêves et insomnie, vient du gaulois *drappo, qui est aussi le patronyme du chef gaulois des Sénons, qui mena l’ultime résistance contre César en 51 avant notre ère.
Vêtir les pénitents d’un drap blanc manifestait le péché de luxure qui leur était imputé, comme en contraste avec la noirceur de leurs défauts. D’où la litote, « être dans de beaux draps » !
Le champ lexical de l’étoffe offre souvent une connotation négative.
Tel le verbe latin *fullare, « fouler une étoffe » dans le vocabulaire des foulons. En sont issus le refoulement, le défoulement, la foule et ses houles inquiétantes.
Tel le lambeau d’étoffe, * lacinia en latin, qu’on associe à la déchirure, à la lacération. À ce qui est lancinant.
Frapper l’étoffe pour l’apprêter se dit *polire en latin, aussi dans la langue des foulons. Les règles de la politesse s’avèrent ainsi un polissage de tout ce que l’étoffe, physique ou métaphorique, peut avoir de grossier et de rugueux.
Ce peut être aussi un filtre à impuretés, comme l’étoffe grossière que traduit le mot grec, issu du phénicien, *sakkos, *saccus latin. D’où le sac, utile mais peu raffiné. Besace, bissac, sachet, sacoche. Mais aussi sac et saccage. Le sak hébreu, fait d’étoffe grossière en peau de chèvre, trouve ses avatars depuis la plus haute antiquité. Le cunéiforme sumérien l’atteste.
Dans le même ordre d’idées, tout est bien affaire de tissu, c’est-à-dire ce qu’on fabrique, travaille à la hache, construit comme une charpente. * Tek-. *stégô en grec, couvrir, protéger, *tektôn, le charpentier de marine, l’*architektôn maître d’œuvre. *Tekhnê, le savoir-faire, l’habileté à faire métier.
*Tectum en latin désigne le toit qui abrite, grâce à la tuile *tegula. On détecte, assure la protection. La toge protège le corps.
L’idée d’entrelacer, voire de tramer, s’inscrit dans la même idée de tisser une toile, *tela. Texture, textile, donc le texte qui se tisse comme trame et chaîne des mots. Prétexte à dire et à raconter, inséré dans un contexte, d’autant plus subtil que c’est le fil qui se glisse sous la chaîne, fil du récit, chaîne de l’intrigue, trame de la réflexion.
Ne sommes-nous pas, dans le fil apparemment chaotique de nos songes, ballottés sous la voile marine de nos navigations sans contrôle, dans un dévoilement peut-être révélateur de nos errances indispensables hors d’une réalité absurde ou douloureuse ?
Nos nuits s’agitent, se « co-agitent » dirait-on, dans ces pensées bizarrement entremêlées, issues de la texture étrange et subtile d’expériences tissées à notre insu diurne, mais qui profitent du songe débridé pour se coaguler autrement, se cailler comme le fromage pressé dans sa toile.
Tissu d’un quotidien qui se croit lucide, mais n’échappe pas à ce qui risque de le décatir, au sens propre de « perdre de sa fraîcheur », comme l’usure érode l’apprêt d’un tissu. Nos pensées nocturnes suivent le fil de leur dérive salutaire, leur *funiculum, ficelle en latin. Cette formidable invention, qui date d’au moins 40.000 années, tisse, noue, entrelace, le vêtement, la ligne de pêche, le filet, le piège, le cordage marin, la fronde et l’arc.
Et l’imagination suit son filon aurifère, le filigrane de la réflexion, le profil…
Nous sommes de l’étoffe tissée de nos rêves ou de nos cauchemars. Pourquoi tel schéma, telle image et pas d’autres, en traversée paradoxale de nos sommeils, pour des échafaudages aléatoires de bouts de vie ? Pourquoi cette porosité onirique chahute-t-elle les contraintes de nos veilles ?

Sans doute craignons-nous de voir ainsi s’effriter les frontières d’une intimité jalousement voilée, à l’orée d’une si absolue liberté…
« Le sommeil de la raison engendre des monstres », et Goya s’y connaissait…
Annick DROGOU
L’étoffe de nos vies
Tout ce qui se trame au long de nos jours, ce que nous tissons, ce que nous tricotons et détricotons, toutes nos déchirures et nos raccommodages, tout cela constitue l’étoffe de nos vies.
Ainsi nos jours s’ordonnent, chaînes et trames,
broderies hésitantes où chaque fil compte,
même celui qu’on ne voit pas.
Nous vivons à coups de points lancés, petits points repris,
points rompus parfois :
un motif apparaît, s’égare, revient —
histoire de patience plus que d’adresse.
Certains avancent sous des étoffes râpeuses,
plus lourdes que des manteaux d’hiver,
où l’on devine les blessures non refermées.
D’autres s’installent dans des vies capitonnées,
où la certitude sert de doublure molle.
D’autres encore se drapent de brocards éclatants,
comme pour s’inventer un destin de parade.
Mais sous les habits du monde subsiste l’autre étoffe,
celle qui touche la peau intérieure.
Tulle fragile des commencements.
Serge ou bure des traversées austères.
Tissus synthétiques de nos modernités pressées,
sans âme, jamais froissés.
La voie profonde ne s’habille pas ainsi.
On commence, ni nu ni vêtu, dans la simplicité des origines.
On ceint le tablier pour mieux éprouver la texture du réel.
On apprend que chaque vie a son grain propre,
sa densité, sa résistance,
et que nul ne peut porter l’étoffe d’un autre
sans s’y perdre ou l’y étouffer.
De quoi t’habilles-tu ?
D’un voile qui protège le mystère sans le dissoudre ?
D’un manteau d’Arlequin, fait de contradictions toujours recousues ?

Et lorsque tombe la dernière parure,
que reste-t-il ?
La laine bourrue des heures longues
et la soie d’amour des instants de grâce.
Unique soie d’amour : pas de prêt-à-porter.
