La conférence publique de ce 6 décembre, organisée par la Fédération française du Droit Humain, à la Maison Maria Deraismes à Paris dans le 13e arrondissement, a eu l’élégance rare de rappeler que la laïcité n’est pas seulement une règle de coexistence mais une architecture de la liberté. À quelques jours du 120ᵉ anniversaire de la loi du 9 décembre 1905, la Commission Droits humains et Laïcité a choisi de faire ce que la République elle-même semble parfois oublier de faire à voix haute, instruire, distinguer, pacifier le mot laïcité en lui rendant sa profondeur politique, historique et émancipatrice.

La Maison Maria Deraismes, un lieu qui parle déjà
Il y a des adresses qui font sédiment de mémoire. La Maison Maria Deraismes, liée à l’histoire du Droit Humain, n’est pas un décor neutre. Elle est une chambre d’échos où l’idéal républicain et l’idéal maçonnique se répondent sans se confondre. La conférence l’a d’emblée rappelé par sa scénographie symbolique à la fois sobre et fraternelle, et par un protocole de parole qui, sans s’afficher comme rituel, en reprend l’éthique, on se lève, on s’adresse à tous, on cherche une idée maîtresse plutôt qu’un duel d’egos.

L’introduction du Grand Maître National Maurice Leduc a installé ce cadre avec clarté en articulant trois lignes de force. La laïcité comme principe fondateur de la démocratie française, la longue maturation historique qui mène à 1905, et la fidélité explicite du Droit Humain à la liberté absolue de conscience et au refus de tout dogmatisme. Dans ce rappel, la devise républicaine Liberté, Égalité, Fraternité réapparaît comme une triade opérative, presque un triptyque initiatique de la cité, dont la laïcité serait le secret d’assemblage.
Le propos a aussi offert un point de contexte institutionnel utile au lecteur. La Fédération française du Droit Humain revendique environ 15 000 membres et 740 loges en métropole et en outre-mer, et souligne que sa mixité historique participe d’une même logique d’émancipation.

Martine Cerf, la laïcité comme stabilisateur de République
Martine Cerf a posé une définition nette et pédagogique. La laïcité, c’est la séparation des religions et de l’État, la neutralité de l’État, l’égalité de tous quelles que soient les convictions, et l’émancipation à l’égard des dogmes religieux mais aussi politiques. Elle ancre ainsi la laïcité dans une philosophie de la liberté de conscience qui dépasse la seule mécanique juridique.
Son intervention a développé trois constats structurants.
D’abord un constat historique. La séparation a permis de stabiliser la République en desserrant l’emprise politique de l’Église et en mettant fin à ce « yo-yo » du XIXᵉ siècle où chaque avancée de laïcisation était aussitôt suivie d’un retour clérical lors des bascules autoritaires. Elle a rappelé la chaîne logique qui mène des lois scolaires de la Troisième République à l’acte décisif de 1905.

Ensuite un constat comparatif européen. Les séparations récentes en Suède, en Norvège, ou encore les évolutions luxembourgeoises sont présentées comme des gestes de démocraties arrivées à maturité, tandis que les retours de religion d’État ou d’influence constitutionnelle du christianisme en Hongrie et les reculs des droits des femmes en Pologne sont analysés comme des symptômes de démocraties illibérales. Ici, Martine Cerf ne propose pas une exportation naïve du « modèle français », elle propose un diagnostic, la démocratie recule, la neutralité recule.
Enfin un constat contemporain français. Elle alerte sur une double pression. D’un côté une tentation de « laïcité ouverte » qui réintroduirait l’autorité religieuse dans la sphère politique. De l’autre, des intégrismes qui cherchent à imposer la supériorité de la loi religieuse sur la loi civile. Elle évoque aussi, en liant laïcité et droits des femmes, la manière dont certains combats contemporains contraception, IVG, mariage pour tous, fin de vie rencontrent des résistances religieuses organisées. Même si l’analyse est fortement située, elle a le mérite de rappeler ce point souvent dilué dans le débat public, une démocratie qui abandonne la liberté de conscience abandonne tôt ou tard des libertés concrètes.

Jérôme Guedj, réenchanter la laïcité sans la dévoyer
L’intervention de Jérôme Guedj a fait basculer la conférence dans une zone plus politique, mais avec une prudence conceptuelle bienvenue. Son point de départ est essentiel. La loi de 1905 a été pensée comme une loi de concorde, apaisant un pays traversé de fractures religieuses, et non comme une arme identitaire. Or, dit-il, l’inversion accusatoire est aujourd’hui massive, la laïcité est perçue par trop de citoyens comme punitive ou discriminatoire, ce qui en trahit l’intention originelle.

Il propose une typologie des tensions actuelles autour de trois pôles.
Un « catho-laïcisme » qui revendique une laïcité marquée par l’héritage judéo-chrétien.
Une « laïcité ouverte » d’inspiration multiculturaliste qui voudrait étendre l’affichage religieux jusque dans les espaces où la neutralité devrait primer.
Et entre les deux, la masse silencieuse attachée à une laïcité républicaine sans adjectifs, fidèle à l’esprit de 1905. L’idée centrale est moins de désigner des camps que de diagnostiquer une crise de représentation, la position nuancée est politiquement orpheline et médiatiquement inaudible.
Son grief le plus frappant est symbolique mais lourd de sens, l’absence apparente d’une commémoration officielle de grande ampleur pour les 120 ans de la loi de 1905. À ses yeux, cette discrétion institutionnelle alimente le sentiment de flottement et laisse le champ libre aux surenchères législatives ou aux polémiques de circonstance.
Surtout, Guedj plaide pour une politique publique de la laïcité au long cours. Il rappelle l’épisode de la suppression de l’Observatoire de la laïcité en 2021 et la création d’un comité interministériel censé former 100% des agents publics en quatre ans. Or, il pointe l’écart entre l’ambition et le réel, objectifs partiellement atteints et comité qui ne se serait plus réuni ensuite selon son propos. Il n’en profite pas pour disqualifier l’État, mais pour exiger une cohérence d’action. La laïcité, dit-il en substance, ne peut pas survivre comme simple « effet de tribune ».

Plus technique, mais très éclairant, son détour par l’article 31 de la loi de 1905 sur les pressions exercées pour imposer ou interdire une pratique religieuse. Il illustre un point rarement compris par les jeunes, forcer une femme à enlever un signe religieux dans l’espace public, ou la forcer à le porter, relèvent d’une même atteinte à la liberté de conscience. Cette pédagogie de la symétrie est précieuse, parce qu’elle dégonfle la lecture partisane du principe.
Il avance enfin une proposition volontaire, inscrire un « défenseur de la laïcité » dans l’architecture institutionnelle, à la fois pour rendre le principe plus visible et pour obliger l’exécutif à une politique stable. La proposition suscite des réserves dans la salle, notamment la crainte de dépendre de la personnalité nommée. Guedj assume le caractère d’aiguillon de son idée, et rappelle qu’un cadre institutionnel peut créer l’obligation de résultats là où le consensus politique vacille.
Sa mise en garde la plus juste, et peut-être la plus maçonnique dans son esprit, est celle-ci. Ne pas faire de la laïcité un fourre-tout. On peut combattre des normes religieuses sexistes au nom de l’égalité femmes-hommes, on peut lutter contre des discriminations au nom de l’égalité civique ou du refus du racisme, mais si l’on attribue à la laïcité toutes les batailles morales, on finit par la rendre illisible et donc vulnérable.

La main vive du dessin, Xavier Gorce
Le troisième intervenant a parlé sans micro, mais avec une acuité redoutable. Peintre, dessinateur et illustrateur, Xavier Gorce s’est imposé depuis des années comme une figure singulière du dessin de presse. Connu pour ses collaborations avec Okapi, Phosphore et lemonde.fr, il a durablement marqué l’actualité par sa série des manchots Les Indégivrables, publiée sur le blog du Monde de 2011 à 2021. Aujourd’hui, il travaille pour diverses publications et intervient ponctuellement en direct pour mettre en image des échanges, comme il l’a fait ici, au fil de la table ronde.
Par ses dessins réalisés sur le vif, il a joué le rôle de miroir ironique et de respiration critique. Ces images, vendues au profit de l’association « Dessinez, Créez, Liberté », rappellent que la liberté d’expression n’est pas un simple ornement de la laïcité. Elle en est l’une des forces intérieures. À l’échelle d’une conférence, le dessin devient une lampe mobile, il isole un détail, révèle un impensé, désamorce une crispation, et ouvre une autre porte de lecture. Une manière salutaire de faire travailler l’intelligence du débat sans l’alourdir, et de rappeler que la République se défend aussi par la finesse du trait.

Une lecture maçonnique en filigrane
Pour un lecteur de 450.fm, l’intérêt de cette conférence est double.
Elle montre d’abord une franc-maçonnerie qui ne confond pas initiation et fuite du monde. En travaillant la laïcité comme un principe vivant, le Droit Humain assume ce que nombre d’obédiences affirment chacune à leur manière, la liberté de conscience n’est pas seulement une valeur interne au Temple, c’est une exigence de la cité.
Elle rappelle ensuite que l’universalisme maçonnique n’a de sens politique que s’il accepte la rigueur de la neutralité publique. La chaîne d’union est inutile si la place publique devient un champ de hiérarchies spirituelles concurrentes. La conférence, sans le dire ainsi, a mis en scène une pédagogie de la mesure. Une laïcité forte, non pour effacer les croyances, mais pour empêcher qu’elles s’érigent en souverainetés rivales.

Ce que cette conférence apporte au débat de 2025
On sort de cette après-midi avec une conviction difficile à contester. La laïcité n’est ni un reliquaire de 1905 ni une arme de gestion des peurs contemporaines. Elle est un art du commun.
Martine Cerf en a souligné la fonction démocratique structurante, en rappelant que l’histoire européenne récente offre autant d’exemples d’émancipation que de régressions inquiétantes.
Jérôme Guedj a, lui, insisté sur la nécessité d’une politique publique cohérente et d’une pédagogie renouvelée, particulièrement auprès de la jeunesse, faute de quoi le principe restera captif des caricatures opposées.
Dans le paysage maçonnique français, cet événement s’inscrit comme une contribution utile aux débats du 120ᵉ anniversaire. Il rappelle que la laïcité ne s’honore pas seulement par des cérémonies commémoratives, mais par ce travail patient d’intelligence civique, qui ressemble étrangement à l’autre travail, celui de l’atelier, quand il taille la pierre du présent pour qu’elle puisse encore s’ajuster aux arches de demain.

