Depuis trois siècles, la Franc-Maçonnerie avance avec son cortège de fantasmes : complots planétaires, sociétés secrètes tentaculaires, Illuminati tapis dans l’ombre… Avec ce volume consacré à La Franc-Maçonnerie dans la collection « Vérités & légendes », Pierre-Yves Beaurepaire choisit de ne pas s’indigner ni de se moquer. Il fait ce qu’il sait faire mieux que personne : ouvrir les archives, replacer les choses dans leur contexte, et répondre point par point à une série de questions simples, mais redoutables, qui structurent tout l’ouvrage.

La table des matières donne le ton. « Adam est-il le premier franc-maçon ? », « La Franc-Maçonnerie est-elle d’abord née en Écosse ? », « Les Templiers sont-ils devenus francs-maçons ? », « La Franc-Maçonnerie a-t-elle subi ou enfanté la Révolution ? », « Vichy a-t-il fait la guerre aux francs-maçons ? », « Les francs-maçons sont-ils excommuniés par l’Église catholique ? »… Au total, vingt-deux (tout un symbole) questions, formulées dans la langue même des rumeurs, organisent un parcours qui va des mythes des origines jusqu’aux mémoires douloureuses du XXᵉ siècle. Le lecteur comprend d’emblée que le livre ne se contente pas d’expliquer l’Art Royal. Il raconte aussi la manière dont elle a été regardée, fantasmée, combattue.

L’introduction pose le cadre : la maçonnerie moderne naît avec la Grande Loge de Londres de Westminster et les Constitutions dites d’Anderson, mais son succès ne va pas de soi. Dès le XVIIIᵉ siècle, elle intrigue, irrite, fascine. Pierre-Yves Beaurepaire rappelle comment, très tôt, brochures, libelles et divulgations se multiplient. Des auteurs comme Samuel Pritchard font découvrir au public les mots de passe, les gestes, les rituels. Les premiers textes antimaçonniques apparaissent presque en même temps que les premiers catéchismes maçonniques. L’historien montre ainsi que le face-à-face entre loges et accusateurs fait partie de l’ADN de l’institution : l’histoire de la Maçonnerie est inséparable de l’histoire de ceux qui cherchent à la dénigrer ou à la percer à jour.

Chaque chapitre suit la même démarche : partir de la légende, revenir aux sources, puis reconstituer patiemment le cheminement des idées. Quand il examine le lien supposé avec les Templiers, Pierre-Yves Beaurepaire ne se contente pas de dire que rien ne permet d’affirmer une filiation directe. Il montre comment, à partir du XVIIIᵉ siècle, des auteurs maçons ou proches de la maçonnerie ont eux-mêmes nourri ces récits chevaleresques, dans un contexte où l’on cherche des ancêtres prestigieux aux sociétés de pensée. De même, lorsqu’il aborde la question des Illuminati ou des prétendues « loges politiques secrètes », il replace l’ordre bavarois d’Adam Weishaupt dans son contexte précis, puis suit la longue postérité complotiste de ce nom devenu étiquette magique.

L’un des mérites majeurs du livre tient à cette attention constante aux circulations : circulations des hommes, des rituels, des textes, des peurs. Spécialiste des réseaux au siècle des Lumières, Pierre-Yves Beaurepaire sait combien les loges ont été des lieux de passage, où se croisent nobles, bourgeois, savants, marchands, voyageurs, parfois étrangers. Il rappelle que la Franc-Maçonnerie n’est ni un bloc homogène ni un « État dans l’État » : les pratiques varient selon les pays, les obédiences, les périodes. Quand il traite de l’ouverture des loges aux juifs, des relations avec l’islam, ou de la place des femmes, il insiste sur ces nuances, refusant les généralités faciles. Loin d’un discours apologétique, l’ouvrage n’hésite pas à mettre en lumière les lenteurs, les contradictions, les angles morts de l’institution maçonnique.

Les chapitres consacrés à la Révolution française, à l’Empire et à l’Occupation témoignent de la même rigueur. La question « Napoléon Ier a-t-il créé un empire maçonnique ? » permet de distinguer ce qui relève de la propagande, des fantasmes du XIXᵉ siècle, et la réalité de loges effectivement mobilisées dans le cadre d’un projet politique. De même, en étudiant la politique de Vichy et les mesures d’exclusion visant les Francs-Maçons, l’auteur montre comment une obsession antimaçonnique ancienne trouve, dans le contexte de la défaite et de la collaboration, l’occasion de se traduire en persécutions administratives, sociales, parfois judiciaires. Le livre restitue la violence de ces moments sans céder à la tentation du grand récit victimiste.

Pour le lecteur maçon, l’intérêt de La franc-maçonnerie – Vérités et légendes ne se limite pas à la démystification. À travers l’examen des sources, c’est toute une réflexion sur le secret, la discrétion, la parole donnée qui affleure. Que signifie appartenir à une institution qui, dès ses débuts, est à la fois société de pensée, réseau de sociabilité et objet de soupçon ? Comment les loges ont-elles négocié, selon les époques, leur place entre espace religieux, politique et civil ? En répondant à des questions très concrètes – les Francs-Maçons ont-ils lutté contre l’esclavage, ont-ils été excommuniés, ont-ils espionné l’armée ? – l’ouvrage invite aussi chacun à réfléchir aux usages contemporains du mot « complot » et à la responsabilité de tout groupe qui travaille derrière des portes fermées.

L’écriture reste claire, pédagogique, sans jargon inutile. Pierre-Yves Beaurepaire sait résumer en quelques pages des dossiers complexes, sans sacrifier la précision. Le format de la collection – chapitres courts, centrés sur une interrogation – permet une lecture en continu ou au gré des questions, au choix du lecteur. Les références érudites ne sont jamais pesantes ; elles servent la démonstration, qu’il s’agisse d’un manuscrit d’archives, d’une encyclique, d’un tract antimaçonnique ou d’un témoignage maçonnique oublié. Ce souci constant de la source donne au livre une autorité tranquille, précieuse à l’heure où circulent, sur les réseaux sociaux, des affirmations spectaculaires mais rarement étayées.
On lira donc ce volume comme bien plus qu’un vade-mecum pour répondre aux idées reçues sur la Maçonnerie. C’est une invitation à exercer, sur un sujet brûlant d’imaginaires, les réflexes élémentaires de l’esprit critique : dater, vérifier, comparer, contextualiser. Le profane curieux y trouvera une synthèse fiable pour comprendre ce que fut et ce que reste la Franc-Maçonnerie dans l’histoire européenne. Le frère ou la sœur y gagnera un miroir parfois exigeant, qui rappelle que l’Ordre a toujours été pris dans des jeux de pouvoir, des intérêts, des illusions, mais aussi dans des élans de fraternité, de curiosité et d’universalisme qui continuent de nourrir les travaux en loge.

En choisissant de consacrer un volume de « Vérités & légendes » à la Franc-Maçonnerie, les éditions Perrin confient le sujet à l’un des meilleurs connaisseurs du terrain. Le résultat est à la hauteur : un livre accessible, rigoureux, qui ne cherche ni à accabler ni à sanctifier, mais à comprendre. Dans le tumulte des discours complotistes et des pamphlets antimaçonniques, c’est déjà beaucoup.

À propos de l’auteur
Historien de renommée internationale, spécialiste du XVIIIᵉ siècle, Pierre-Yves Beaurepaire enseigne l’histoire moderne à l’Université Côte d’Azur. Membre de l’Institut universitaire de France, il a consacré de nombreux travaux aux réseaux de sociabilité, aux circulations en Europe et dans le monde au temps des Lumières, et à la Franc-Maçonnerie comme phénomène culturel global. On lui doit notamment L’Autre et le Frère – L’Étranger et la Franc-maçonnerie au XVIIIᵉ siècle, La République universelle des francs-maçons, ainsi que Les Illuminati – De la société secrète aux théories du complot, couronné par le Prix du Sénat du livre d’histoire 2023.

La Franc-Maçonnerie – Vérités et légendes
Pierre-Yves Beaurepaire – Perrin, coll. Vérités et légendes, 2025, 288 p., 14 €
ISBN-10 : 2262104271 / Perrin, le site

