ven 05 décembre 2025 - 13:12

Pourquoi autant de Francs-maçons voyagent dans la cale du bateau de Thésée ?

Dans les brumes philosophiques de l’Antiquité, un paradoxe navigue encore aujourd’hui, défiant notre compréhension de l’identité et de la permanence. Le bateau de Thésée, ce vaisseau légendaire rapporté par Plutarque dans ses Vies des hommes illustres, fut conservé par les Athéniens comme un reliquaire vivant de l’héroïsme de leur fondateur. À mesure que les planches usées par les embruns et les tempêtes étaient remplacées par des neuves, solidement enchâssées, une question lancinante émergea : lorsque toutes les pièces originelles eurent disparu, restait-il le même bateau ? Ou n’était-ce plus qu’une coquille vide, un simulacre voguant sous un nom emprunté ?

Ce dilemme, que les philosophes antiques brandissaient comme un étendard de doute, oppose le matérialisme brut – où l’identité se fond dans la matière inchangée – au substantialisme, où elle réside dans la forme, la fonction ou la continuité ininterrompue du flux.

David par Michel-Ange, Florence, Galleria dell’Accademia, 1501-1504

Mais pourquoi tant de Francs-maçons, ces artisans de l’âme en quête d’une lumière intérieure, choisissent-ils de s’embarquer non pas sur le pont exposé aux vents, mais dans la cale obscure de ce navire paradoxal ? Pourquoi descendent-ils, grade après grade, dans les entrailles humides et sombres, là où l’on n’entend que le clapotis des vagues contre la coque et le grincement des membrures qui se renouvellent ? La réponse gît dans la nature même de leur voyage initiatique : un lent dépouillement, un élagage rituel des vieilles peaux de l’ego, pour révéler, seconde après seconde, l’essence pure de l’être.

Telle la statue de David émergeant du marbre sous les ciseaux de Michel-Ange, le Franc-maçon n’ajoute pas ; il soustrait. Il taille dans la pierre brute de son conditionnement social, culturel et émotionnel, jusqu’à faire jaillir la forme divine qui y sommeillait depuis toujours. Ce processus n’est pas une reconstruction hasardeuse, comme celle d’un second bateau assemblé avec les débris usés – variante hobbesienne du paradoxe, où deux navires rivaux prétendent à l’héritage de Thésée.

Non, c’est une révélation incessante, un dévoilement qui interroge sans cesse : qui suis-je ?

Le Franc-maçon et le travail de révélation : tailler l’âme comme le marbre

Au cœur de la Franc-maçonnerie, le rituel n’est pas un spectacle théâtral, mais un laboratoire alchimique où l’initié opère sur lui-même. Dès l’entrée en Loge, le candidat est dépouillé de ses attributs profanes : la corde au cou symbolise la mort symbolique de l’ancien moi, celui pétri de passions, de préjugés et d’illusions. Puis, au fil des voyages – ces métaphores nautiques si chères à la tradition maçonnique –, le travail symbolique s’intensifie. Le compas et l’équerre, outils du tailleur de pierre, tracent les contours d’une identité nouvelle, non pas forgée de toutes pièces, mais extraite de ce qui était déjà là, enfoui sous les sédiments du quotidien.Imaginez le franc-maçon comme Michel-Ange face au bloc de Carrare :

« Je ne sculpte pas, dit le maître, je libère ce qui est prisonnier. »

De la même manière, le rituel maçonnique est un acte de soustraction. Dans le cabinet de réflexion, l’initié confronte ses ombres – le crâne, le sablier, l’acide sulfurique corrodant le métal –, apprenant que l’identité n’est pas dans l’accumulation d’expériences, mais dans leur dissolution. Grade après grade, il révulse ses « vieilles peaux » : les Apprenti apprend à polir la pierre brute de ses instincts ; le Compagnon affine les aspérités de son intellect ; le Maître, enfin, contemple l’essence spirituelle, celle qui transcende la forme corporelle.

Chaque tenue, chaque planche, chaque agape est une avancée dans ce processus : une passion domptée, un vice émondé, une lumière conquise.

Ce travail incessant de révélation impose une logique impitoyable : le qui suis-je ?

Bateau de Thésée

n’est pas une question statique, mais un koan vivant, une interrogation rythmée par les coups de maillet du Vénérable Maître. Comme le bateau de Thésée, dont les planches neuves maintiennent la forme malgré le renouvellement total, l’identité maçonnique persiste non par la matière – ces cellules qui se régénèrent tous les sept ans, ces souvenirs qui s’effilochent –, mais par la continuité du flux. Héraclite, ce philosophe du devenir, l’aurait compris : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Pourtant, le maçon, en Loge, apprend à naviguer ce courant sans se dissoudre, en ancrant son être dans une essence immuable. Seconde après seconde, le voile se déchire : je ne suis pas mon métier, ni ma nationalité, ni même mes choix accumulés. Je suis celui qui observe, qui choisit, qui est. Telle est la révélation :

l’identité n’est pas un assemblage de pièces, mais l’espace entre elles, le silence après le dernier coup de ciseau.

Michel Serres et le déchirement des masques : au-delà des noms et des rôles

Michel Serres

Le regretté Michel Serres, ce philosophe vagabond aux idées fluides comme un réseau neuronal, nous offrait un écho profane à cette quête maçonnique. « Mon identité n’est certainement pas mon prénom », affirmait-il avec malice, car des Michel, Miguel ou Michael pullulent sur la planète, échos d’une même racine sémitique signifiant « qui est comme Dieu ? ». Quant au nom de famille, Serres ou Sierra, il n’est qu’une carte topographique : des montagnes en écho, des reliefs érodés par le temps. Philosophe de métier ? Une contingence : on change de cape, on en porte plusieurs, comme un comédien shakespearien. La religion, la ville de résidence, la nationalité, le genre – tout cela n’est que costume, rôle dans la grande comédie humaine.

« Être philosophe n’est pas une identité, puisqu’on peut changer de métier et en avoir plusieurs. Il en est de même avec la religion, la ville de résidence, la nationalité… même son genre, enfin tout cela n’est pas de l’être et n’est pas son identité. »

Pour Serres, la singularité réside ailleurs : dans l’ADN, ce code génétique unique, ou dans la trame infinie de nos choix et expériences, ces bifurcations qui nous rendent irremplaçables. Pourtant, même cela reste précaire, car l’Être, avec son E majuscule, transcende l’action. « L’être n’est en aucune manière ce qu’il fait par ses actes, il est ce qu’il est. » Cette intuition cartésienne revisitée – cogito ergo sum, mais dépouillé des oripeaux –, résonne comme un écho dans la Loge : le maçon, en révélant son essence, découvre que l’identité n’est pas un puzzle de fragments biographiques, mais une présence pure, un je suis qui échappe aux catégories.

Le bateau de Thésée, dans sa cale, n’est plus un vaisseau de bois, mais un symbole : remplacez toutes les planches, et ce qui reste n’est ni la matière ni la forme, mais l’intention qui les traverse, le voyageur qui le navigue.

Le bateau maçonnique : amélioration ou rigidification ? Les pièges du voyage

Revenons à notre navire théséen, enrichi par des années de voyages. Le remplacement des pièces n’est pas neutre : il peut bonifier l’embarcation, à condition que les neuves surpassent les anciennes en qualité. Chez le Franc-maçon, ce processus s’étend sur des décennies : deuil après deuil de lui-même, le Frère ou la Sœur troque les passions turbulentes contre la sagesse apaisante. Après vingt ou trente années de tenues, de réflexions et de symboles, le voilà censé émerger tel un arbre centenaire, racines ancrées dans l’essence, branches offertes au ciel. La Loge devient chantier naval : la jalousie cède à la fraternité, l’ignorance à la connaissance, l’orgueil à l’humilité.

Chaque coup de rame contre le courant – chaque épreuve rituelle – affine la coque, la rendant plus résistante aux tempêtes.

Pourtant, observation amère : voyage après voyage, certains maçons s’enferment dans une rigidification stérile, coquille durcie qui étouffe l’essence. D’autres sombrent dans l’orgueil de la comparaison, mesurant leur avancée non à l’intérieur, mais au miroir des Frères moins avancés. Et que dire de ceux qui se gorgent des charges électives, des médailles clinquantes ou des reconnaissances en Loge ?

Ils deviennent comme des banquiers du Monopoly, s’imaginant tout-puissants une fois sortis du jeu, portant dans la rue des titres qui n’ont de sens qu’entre les colonnes de Jakin et Boaz. Le pouvoir maçonnique, charme éphémère, n’agit que dans l’enceinte sacrée : quel profane, dans le métro bondé, saluerait d’un signe le Grand Maître d’une obédience ?

Les élus le confirment : au lendemain de la descente de charge, le téléphone fait silence, les hommages s’évaporent. Ce n’est pas vous qui devenez soudain admirable ou misérable ; c’est la charge qui irradie, telle une lumière attirant les photophiles. La beauté, la jeunesse, la richesse, la popularité – tous ces pièges du temps fonctionnent ainsi, masques illusoires qui craquent sous les coups de la disgrâce.

La pauvreté

Que reste-t-il quand les affres de la vie – faillite, maladie, solitude – frappent à la porte ? La Loge, hélas, n’est pas un bunker contre l’acédie, cette tristesse spirituelle que les anciens moines redoutaient comme un démon du midi. Elle n’immunise pas plus que l’Obédience contre les courants opposés. Au contraire, chaque coup de rame à contre-courant devrait nous rapprocher de la source, purifiant l’âme dans l’effort. Mais trop souvent, les petits arrangements avec la conscience nous mènent à l’estuaire du désespoir : un mensonge pieux pour éviter un conflit, une alliance opportuniste pour gravir un grade.

Notre navire personnel, ces dernières années, traverse des tempêtes sociétales impitoyables : crises économique, politique, écologique, spirituelle. Aucune n’est épargnée. L’embarcation tangue, gîtant sous les vagues d’incertitude.

Traverser la tempête : épreuve ou cachette ? L’initiation vraie

Or, chaque épreuve devrait être une forge : le navire se bonifie dans l’adversité, ses membrures renforcées par les chocs, sa voilure affinée par les vents. Le Franc-maçon, tel Thésée rentrant d’une quête périlleuse, devrait traverser la mer déchaînée la tête haute, le cœur confiant en la Lumière éternelle. Mais qu’observons-nous, dans les cales de nos Loges ? Des lâchetés murmurées, des trahisons masquées sous le tablier, des arrangements entre « amis » pour un gain court-termiste.

Le voyage initiatique, censé être une plongée dans l’abîme pour en extraire l’or philosophique, devient prétexte à se terrer, à attendre la fin de l’orage en polissant des médailles inutiles.

Ainsi, pour trop de Frères ou Sœurs, la cale du bateau de Thésée n’est pas un sanctuaire de révélation, mais une cachette confortable. On s’y prosterne devant le veau d’or – grades, honneurs, réseaux – espérant conjurer l’enfer du doute existentiel. On oublie que le Temps est un comptable implacable : il n’oublie rien, et viendra réclamer intérêts et capital avec une précision chirurgicale. L’heure du bilan n’aura que faire des souvenirs de gloire fanée, des médailles en chocolat, des titres ronflants d’« Illustrissime » ou de «Très Respectable ».

Car la respectabilité qui compte n’est pas celle octroyée par les suffrages de la Loge, mais celle forgée dans la fidélité aux valeurs initiales, celles jurées le jour de l’Initiation : vérité, fraternité, travail sur soi.

Le paradoxe du bateau nous le rappelle avec cruauté : si l’identité persiste dans la continuité du voyage, elle se dissout dans la trahison de sa source. Le maçon qui sort de la cale, après des années de dépouillement, devrait être un David vivant : nu, pur, irradiant l’essence divine. Mais si, au lieu de révéler, il accumule des planches factices – orgueils, rigidités, illusions de pouvoir –, son navire n’est plus qu’une épave, un second bateau reconstruit à l’envers, voguant vers l’oubli. La question reste ouverte : quittera-t-on enfin la cale pour le pont, affrontant le flux héraclitéen avec la sérénité de l’Être ? Ou continuerons-nous à nous cacher, planche après planche, dans l’ombre d’un Thésée fantôme ?

En fin de compte, le Franc-maçon voyage dans la cale non par peur, mais par nécessité : c’est là, dans l’obscurité fertile, que l’essence se révèle. Mais le vrai courage est de remonter, transformé, prêt à naviguer sous les étoiles d’une identité enfin nue.

Car, comme l’affirmait Serres, nous ne sommes pas nos masques ; nous sommes le sculpteur et la pierre, le bateau et le voyage, l’Être et son éternel devenir. Que chaque coup de rame nous en rapproche.

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Alexandre Jones
Alexandre Jones
Passionné par l'Histoire, la Littérature, le Cinéma et, bien entendu, la Franc-maçonnerie, j'ai à cœur de partager mes passions. Mon objectif est de provoquer le débat, d'éveiller les esprits et de stimuler la curiosité intellectuelle. Je m'emploie à créer des espaces de discussion enrichissants où chacun peut explorer de nouvelles idées et perspectives, pour le plaisir et l'éducation de tous. À travers ces échanges, je cherche à développer une communauté où le savoir se transmet et se construit collectivement.

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