Quiconque s’intéresse à la Franc-maçonnerie sait que l’Ordre propose une progression. Où conduit ce cheminement, vers quoi conduit-il, à quoi et à qui sert-il ? Même si cela peut sembler paradoxal, pour comprendre où nous allons, il faut savoir d’où nous venons.
Grâce aux travaux de nombreux chercheurs et historiens, nous connaissons assez bien l’évolution qui conduisit des guildes et corporations de maçons du Moyen Âge aux premières loges opératives.
Les Devoirs auxquels s’obligeaient les hommes de métier, tailleurs de pierre, charpentiers et autres bâtisseurs, tels que les décrivent les manuscrits Regius (vers 1390), Cooke (vers 1425) ou Schaw (1598), créaient entre eux une solidarité explicite. Les règles de construction, les savoir-faire qu’ils utilisaient pour concevoir et bâtir les édifices sacrés qu’on leur commandait formaient un ensemble de connaissances qu’ils faisaient remonter à l’Antiquité et qu’ils nommaient Art Royal. Les secrets de l’Art royal n’étaient transmis qu’à ceux qui en étaient jugés dignes, de manière progressive et sous le sceau du secret le plus absolu.
Lorsque des membres non professionnels, nobles ou notables locaux, vinrent à être acceptés dans ces Loges, ils furent à leur tour instruits de ces secrets en même temps que des devoirs qui s’imposaient aux membres. Peu à peu, se créèrent des Loges dont les hommes de métier étaient absents, mais leur héritage demeurait le ciment liant les membres acceptés, désormais entre eux, qu’il s’agisse des traditions et des usages, mais aussi des mots, signes et attouchements qui visaient à préserver la confidentialité et la régularité d’appartenance.

Dans le climat politique et religieux de la Grande Bretagne des premières années du 17ème siècle, la tolérance et la fraternité entre Francs-maçons acceptés de toutes origines et de toutes croyances fût sans doute un élément décisif dans l’expansion rapide de l’Institution.
Ainsi en 1722, lorsque Jean-Théophile Désaguliers, pasteur huguenot ayant fui la France en 1687 à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, membre de la Royal Society et collaborateur de Newton, confia au pasteur écossais James Anderson la rédaction des Constitutions de la toute nouvelle Grande Loge de Londres et de Westminster, publiées en 1723, il n’était encore question que d’une Fraternité, ou d’une Confrérie.
Progressivement, la notion d’Ordre va s’imposer. Si l’on en juge par les dictionnaires, le mot « ordre » a une pluralité de sens, qui procèdent d’une même idée fondamentale.
Ordre désigne en effet d’une part la disposition des choses selon des rapports constants, un arrangement méthodique. C’est le sens de « mon bureau est en ordre » ou « le secrétaire fait l’appel par ordre d’ancienneté ».
Ordre, c’est aussi le fonctionnement régulier d’une société, sa discipline, ses lois, comme dans des expressions telles que: « L’Ordre règne après les émeutes » ou « l’Ordre républicain »
Mais on appelle également « ordre » une organisation établie ou encore un groupe d’individus suivant une même règle. On parle ainsi d’ordres de chevalerie ainsi que d’ordre religieux.
Plus récemment, on a baptisé « Ordres » les organisations qui régissent et assurent la discipline des professions libérales, ordre des médecins ou des pharmaciens.
Quelle est la notion commune à ces deux définitions ? À l’évidence, celle d’organisation régulière. On peut aller un pas plus loin en évoquant ce qu’est un ordre en architecture, un système dont les parties principales sont proportionnées de manière à former un ensemble harmonieux.
Certains dictionnaires évoquent enfin, en tant que loi d’organisation fondamentale, l’ordre de l’univers.
Pour le Franc-maçon, en, particulier de Rite Écossais Ancien et Accepté, cette définition est essentielle. La devise du REAA est en effet Ordo ab Chao, l’Ordre issu du chaos.
Ordo renvoie à la loi qui régit l’univers en général et toute chose en particulier.
Dans le même temps, la Franc-maçonnerie écossaise est un Ordre, une organisation structurée et hiérarchisée. Les Francs-maçons ou Franc-maçonnes forment un groupe d’individus qui ont choisi librement de se lier à la structure qui les rassemble par serment. Chacun d’eux s’engage ainsi à respecter certaines règles non seulement le temps passé ensemble mais au-delà, dans la vie quotidienne, faisant preuve d’exemplarité au nom de principes et de valeurs qui se traduisent en une éthique sans compromis.

La notion de serment librement prêté est constitutive de la démarche du Franc-maçon écossais, homme ou femme. Sans liberté, pas de responsabilité. Sans responsabilité, pas de valeur morale aux pensées non plus qu’aux actions. Mais sans serment, pas d’engagement véritable. L’engagement est lui aussi constitutif de la responsabilité.
Pour autant qu’il reconnaisse dans le Grand Architecte le Principe créateur de l’Univers, dont la manifestation ne s’est pas limitée à l’hypothétique instant initial mais qui organise et régit l’Univers dans tous ses composants et dans leurs rapports entre eux, le Rite Écossais ne fait intervenir aucune révélation et ne fait référence à aucun au-delà qui s’imposerait à tous comme à chacun.
Soyons bien clairs : sans constituer une religion, sans se confondre avec une ou avec les religions, la voie maçonnique, au sens où l’entend le Rite Écossais Ancien et Accepté, est cependant bel et bien une voie spirituelle. Si elle laisse à chacun de ceux qui s’y engagent la liberté de ses conceptions métaphysiques ou religieuses, elle n’en est pas moins une invitation à se déterminer à progresser vers la Connaissance, vers la part d’universel et d’intemporel dont chaque élément de la Création, chaque être humain notamment, est porteur. Ainsi, le Rite défend la vision d’une spiritualité sans référence obligée au divin telle que le conçoivent les religions révélées. En cela, la voie que propose l’Ordre maçonnique n’est pas opposée à celle qu’offrent les religions mais se place au-delà de ces cadres de pensée, d’inspiration si élevée soient-ils.
Dès le milieu du 18ème siècle et tout au long du 19ème siècle, l’expression « Grand Architecte de l’Univers » fut alors de plus en plus volontiers utilisée, souvent en remplacement du mot « Dieu », car étant plus générale, elle convenait aussi bien aux déistes qu’aux théistes des différentes religions, sans plus la rattacher obligatoirement à une foi en un Dieu personnel et transcendant.

Elle ouvrait ainsi très clairement les portes de la Franc-maçonnerie aux déistes, Depuis le Convent de Lausanne en 1875, le REAA affirme dans une déclaration de principes toujours en vigueur sa croyance en un Principe créateur : « La Franc-maçonnerie proclame, comme elle a toujours proclamé, l’existence d’un Principe Créateur, sous le nom de Grand Architecte de l’Univers. […] »
Faisant le choix de l’expression symbolique, qui transcende les particularismes des cultures et des époques, la spiritualité maçonnique repose sur la capacité de l’homme, qui pourtant n’est que finitude, à appréhender par l’esprit la notion d’infini, d’universel et d’éternel. Là où règne l’esprit, le temps et l’espace sont abolis, comme tout ce qui peut diviser ou faire obstacle à l’harmonie.
Pour parvenir à cette perception, à cette conscience, la méthode maçonnique rend nécessaires des étapes, même pour l’esprit le mieux disposé. Chaque étape doit être suffisamment développée pour que le point de vue qu’elle offre soit bien intégré.
C’est pourquoi le terme initiation, qui désigne le mode de progression auquel se réfère la Franc-maçonnerie, doit être compris dans deux dimensions.
– La première est celle de la cérémonie d’initiation et des rituels qui la manifestent.
On sait que l’initiation est un processus essentiel des sociétés traditionnelles ; on en connaît le caractère sacré et secret ; on en perçoit bien la dimension intensément individuelle et nécessairement collective.
La tradition initiatique repose sur des rites, qui mettent en œuvre et en scène des mythes et des symboles. Parce qu’elle s’affranchit du contingent, elle peut être authentiquement synthétique, permettant ainsi à un esprit humain, aux capacités limitées, d’appréhender des dimensions et des vérités qui le dépassent, c’est-à-dire d’appréhender la Vérité.
L’initiation maçonnique est la démarche qui conduit progressivement à la compréhension de la condition humaine, considérée dans son ensemble, du point de vue de l’individu qu’est chaque initié, comme du point de vue de la société humaine et, au-delà, de l’univers tout entier.
– La deuxième dimension est que l’initiation telle que l’entend l’Écossisme est avant tout le début d’une une aventure intérieure à la recherche de soi-même et du Un-Tout.
C’est une mise en chemin qui ne cessera qu’avec le terme de la vie, souvent qualifié d’ultime initiation.
Le Franc-Maçon ou la Franc-Maçonne, dès le premier degré d’Apprenti, est à la fois le matériau et l’ouvrier de cette œuvre dont le symbole est la pierre brute qu’il va dégrossir puis affiner.
C’est pourquoi, elle exige une discipline, celle de triompher d’épreuves qui, pour être symboliques, n’en sont pas moins autant d’invitations à réfléchir et à se remettre en question. Non pas à douter de soi (encore que…, on n’insistera jamais assez sur les vertus de l’humilité !) mais à questionner ses certitudes, ses jugements et ses opinions.
Ainsi, chaque degré conféré est à la fois la reconnaissance du travail de recherche et d’élévation spirituelle accompli à chaque degré et une ouverture à travailler sur un plan plus élevé, à s’approcher encore un peu plus de ce qui est, du moins doit-on l’imaginer, la limite de ce que l’esprit humain peut percevoir du Principe, fondement de l’univers.
Le principe d’organisation qui vaut à l’institution son nom et sa qualité d’Ordre est une structuration en degrés de connaissance, auxquels on accède par initiations successives. Cette quête, qui permet de s’approcher graduellement de la Vérité, degré après degré, a pour caractéristique d’être individuelle – un travail sur soi-même, en soi-même et pour soi-même -, en même temps que collective – impossible à conduire hors du collectif que forme, à chaque degré, la Loge, hors notamment de ce qu’apportent les Frères ou les Sœurs déjà plus avancés -.
Sans être convenablement instruit, sans être initié aux outils qui, à chaque degré, permettent de mieux appréhender l’univers et soi-même, sans travail personnel pour véritablement intégrer ces outils, il n’est guère possible de progresser sur les voies de la Vérité et de la Connaissance.
Il faut insister ici sur ce que sont la Vérité et la Connaissance pour un Franc-maçon d’une obédience « traditionnelle ».
La Vérité, ce n’est pas une vision du monde, de sa création ou de son organisation selon une révélation divine.
La Connaissance, ce n’est pas non plus une somme de savoirs, une encyclopédie des sciences, des arts ou des lettres.
Aller vers la Vérité et la Connaissance signifie s’efforcer de percevoir, en nous-mêmes et dans l’univers qui nous entoure, la marque du Principe créateur que les obédiences traditionnelles nomment Grand Architecte de l’Univers. C’est de ce concept, auquel se réfère l’Écossisme, que découle toute la dimension spirituelle de leur démarche.
L’Ordre est ainsi organisé pour favoriser la transmission de la Connaissance, ou plutôt des moyens qui permettront d’y accéder. C’est aux rituels et à leur contenu symbolique qu’échoit d’abord cette fonction. De là découle leur caractère impérieux et, pour l’essentiel, intangible.
L’initiation d’un profane, puis chacune des initiations aux degrés successifs du Rite, va transformer, transmuter le récipiendaire en lui transmettant une énergie spirituelle propre à lui ouvrir l’accès à un nouveau plan de perception et de conscience, à un nouvel espace de progression. Il lui appartiendra alors de découvrir cet espace, de parcourir avec ardeur, méthode et patience le chemin qui, le jour venu, lui permettra d’être invité à franchir l’étape suivante.
Selon le rigoureux plan de progression prévu et organisé en trente trois degrés par le Rite et l’Ordre qui le met en pratique, le cherchant qu’est l’initié Écossais pourra ainsi découvrir et surtout vivre les étapes successives d’une démarche spiritualiste constituant un processus qui le transformera graduellement, engageant son existence toute entière.
Pour lui, la spiritualité ne sera en effet pas seulement un champ de recherche ou d’expériences intérieures, mais au-delà la source vivante de valeurs éthiques, le fondement d’un humanisme authentique.
Arrêtons-nous un instant sur cette notion d’humanisme, car elle peut être interprétée de diverses manières.
Pour certains, l’humanisme est un intérêt pour l’homme considéré du point de vue social, voire politique.
Pour les Francs-maçons écossais, l’humanisme est, avant tout, fondé sur une véritable ouverture à l’autre, qui procède de la conscience au plus profond de soi d’une même filiation, d’une commune appartenance à la Création de l’Univers, dans sa multiplicité et son unicité.
C’est cette démarche, les règles qui l’organisent, les traditions qui la définissent, les liens qu’elle tisse entre ceux qui s’y engagent et s’y vouent, l’éthique de vie à laquelle elle invite, qui font que l’Ordre est qualifié d’initiatique.
La Franc-maçonnerie écossaise conserve les objectifs que le Convent de Lausanne énonçait il y a 133 ans : « lutter contre l’ignorance sous toutes ses formes, inviter ses membres à obéir aux lois de leur pays, vivre selon l’honneur, pratiquer la justice, aimer son semblable, travailler sans relâche au bonheur de l’humanité et poursuivre son émancipation progressive et pacifique ».
Plus couramment, les Francs-Maçons écossais travaillent au perfectionnement intellectuel et moral de l’humanité.
Cela passe par le perfectionnement intellectuel et moral, mais aussi spirituel de chacun d’entre eux. Ce perfectionnement est donc à la fois individuel et collectif, intime et exemplaire.
Vouloir se perfectionner, c’est reconnaître que l’on est perfectible, c’est être animé d’une volonté qui suppose à la fois méthode et détermination.
C’est ce que symbolisent le maillet et le ciseau, les deux premiers outils de l’Apprenti.
Surtout, le perfectionnement du maçon ou de la maçonne est une démarche de tous les instants, très au-delà des moments partagés dans l’espace-temps sacré qu’est le Temple. C’est une démarche de chacune des 24 heures que symbolisent la règle graduée qui est le troisième outil de l’Apprenti Franc-maçon.
Enfin, cette progression déterminée et résolue est une démarche que symbolise bien un autre élément du Rituel, la marche de l’Apprenti : résolument, la tête haute, le regard haut devant, le corps exprimant à la fois droiture et rectitude, calmement, sans précipitation, pas après pas, degré après degré, vers la Lumière.
