Certains évoquent une concurrence institutionnelle, d’autres un contexte historique, d’autres encore la peur du « syncrétisme » déiste. Quoiqu’il en soit, la bulle pontificale du 28 avril 1738 de Clement XII, intitulée « In eminenti apostolatus » donne « la faculté d’instruire et de procéder contre lesdits transgresseurs, de les réprimer et punir des peines qu’ils méritent, en invoquant même à cet effet, s’il le faut, le secours du bras séculier. »
On peut aujourd’hui affirmer que la raison profonde de cette condamnation violente (cf la référence au « secours du bras séculier ») est d’ordre théologique.

C’est pour cette raison qu’elle n’a pas été amendée et c’est aussi pour cette raison qu’elle restera d’actualité.
La raison théologique de cette première bulle pontificale anti-maçonnique n’est pas évidente. Le développement que je vous propose a pour but de vous l’expliciter.

Pour cela, il est nécessaire de faire quelques rappels historiques.
Différentes étapes qui ont conduit à la prééminence de la Sainte trinité
La doctrine de la Sainte Trinité (un seul Dieu en trois “personnes” : Père, Fils et Saint-Esprit) s’est formée progressivement entre le Ier et le IVᵉ siècle.
Dans l’Ancien Testament, Dieu est unique (YHWH). L’Esprit de Dieu (Ruah Elohim) et la Sagesse (Hokhma) sont des manières symboliques d’exprimer son action dans le monde, pas des personnes distinctes.
Dans le Nouveau Testament : On trouve des formules triadiques, mais pas encore une doctrine. Jésus parle de Dieu son Père, agit “par l’Esprit”, et ordonne de baptiser “au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit” (Matthieu 28,19).
Au Iᵉʳ et IIᵉ siècle, Les premières communautés voient en Jésus le Fils de Dieu, porteur de l’Esprit, mais elles affirment encore un seul Dieu. Les écrits de Paul et de Jean évoquent la présence conjointe du Père, du Fils et de l’Esprit, sans les définir.
A partir du IIème siècle, des courants divergents apparaissent :
Le modalisme (Sabellius) : le Père, le Fils et l’Esprit sont trois modes d’un même Dieu, non des personnes distinctes.
Le subordinationisme (Origène, Tertullien) : le Fils et l’Esprit sont inférieurs au Père.
Les monarchiens : refusent toute division en Dieu.
Tertullien (v. 200) forge le mot Trinitas : “una substantia, tres personae”.
Le concile de Constantinople (381) → La Trinité complète devient doctrine officielle de l’Église
Augustin d’Hippone (De Trinitate, IVᵉ–Vᵉ s.) Avec lui la Trinité devient une structure relationnelle de l’amour divin.
Le Père = celui qui aime
Le Fils = l’Aimé
L’Esprit = l’Amour qui les unit

Rappel sur les contestations anti-trinitaires
Pour un certain nombre de chrétiens, la contestation de la sainte trinité porte essentiellement sur le concept de l’esprit saint.
A partir du XVIème siècle plusieurs penseurs se distinguent par des écrits anti-trinitaires.
Michel Servet (1511–1553) — médecin et théologien espagnol, auteur de De Trinitatis Erroribus (1531). Il considère le Saint-Esprit non comme une personne divine, mais comme la force vivifiante de Dieu, une énergie immanente. Il est condamné pour hérésie et exécuté à Genève.
Fausto Socin (1539–1604) et les sociniens (Pologne, Transylvanie) rejettent la Trinité et défendent l’idée que le Saint-Esprit n’est pas une entité distincte, mais l’action de Dieu dans le monde. Leur pensée donnera naissance à l’unitarisme, toujours présent dans le protestantisme libéral anglo-saxon.
On retrouve également un courant anti-trinitariste en dans l’Angleterre des XVIème et XVIIè siècles ; citons :
John Biddle (1615–1662) appelé le “père de l’unitarisme anglais”. Il traduit et défend les thèses sociniennes. Dans A Confession of Faith touching the Holy Trinity (1648), il affirme :
→ le Père seul est Dieu au sens strict ;
→ le Fils et l’Esprit sont subordonnés.
John Milton (1608–1674). Auteur du Paradis perdu mais aussi de De Doctrina Christiana (œuvre publiée après sa mort), il défend un arianisme rationnel et rejette la Trinité au nom de la cohérence logique et du retour à l’Écriture.
Isaac Newton (1643–1727), dans ses manuscrits théologiques privés (publiés au XXᵉ siècle, ex. Theological Papers), il rejette explicitement la Trinité et accuse l’Église d’avoir corrompu le christianisme primitif au concile de Nicée. Son antitrinitarisme s’inscrit dans une recherche d’un monothéisme rationnel conforme à la nature.
Samuel Clarke (1675–1729), théologien anglican, auteur du Scripture Doctrine of the Trinity (1712) propose une trinité subordonnée :
→ le Père est suprême,
→ le Fils et l’Esprit dérivent leur être du Père.
William Whiston (1667–1752), successeur de Newton à Cambridge considère la Trinité comme une altération post-apostolique.
Tout se passe comme la création de la Franc-maçonnerie à Londres avait baigné dans ce que l’on a appelé l’unitarisme anglais (XVIIᵉ–XVIIIᵉ s.) né des disciples de Biddle, Clarke et Whiston, qui rejette le trinitarisme et prône une Église libérale affirmant le monothéisme strict et la morale évangélique.
Rappel sur une exception biblique :
Si Dieu est censé pardonner, il y a une exception !
« Tout péché et tout blasphème seront pardonnés aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit Saint ne sera pas pardonné. »
(Mathieu 12,31)
Conclusion : Le rejet de la Sainte Trinité et du Saint Esprit étant un blasphème, l’appartenance à la Franc-Maçonnerie mérite l’excommunication
En remettant en cause le Saint Esprit les fondateurs de la franc-maçonnerie ont réalisé un blasphème. C’est la conclusion logique de l’application de la violence biblique qui explique la bulle pontificale de Clément XII.
On voit ici que l’accusation de blasphème n’est pas réservée aux islamistes radicalisés ; elle perdure encore dans l’église catholique.
Autres infos

Comprendre les raisons de l’excommunication des francs-maçons pourrait avoir un intérêt pour toutes celles et tous ceux qui sont catholiques et francs-maçons ! Car la raison invoquée en 1738 dans le contexte de la création de notre ordre par les anglais anti-trinitaires ne tient plus aujourd’hui ! Les catholiques maçons aujourd’hui et dans le monde ne se réclament pas expressément d’une doctrine anti-trinitaire. Je suis convaincu qu’une voie existe pour pacifier les relations entre la Franc-Maçonnerie et l’Eglise catholique.