lun 03 novembre 2025 - 19:11

Alamo et ses Frères : le Temple du serment, ou quand la fidélité devient flamme

Il suffit d’ouvrir ce volume pour sentir le sable de Bexar crisser sous nos pas et la poussière des lauriers s’élever jusqu’à la voûte invisible où se mesure l’âme des hommes. Didier Convard choisit Alamo comme on choisit une pierre d’angle. Rien d’un western triomphant. Tout d’une liturgie du courage. Le fort n’est pas seulement une mission espagnole transformée en bastion. Il est la chambre intérieure où des Frères vérifient leur parole. Il est ce carré de terre où la conscience accepte d’être jugée par le temps. La bataille, étirée sur treize jours entre la fin de février et l’aube du 6 mars 1836, devient un long travail d’alchimie. La poudre et la chaleur cuisent les âmes. La fraternité se décante. Les masques tombent. La fidélité demeure.

Nous avançons de visage en visage et la galerie qui s’ouvre ressemble à une colonne d’atelier. William Barret Travis, très jeune mais déjà lieutenant-colonel, garde la rectitude des chefs habités par un sens supérieur du devoir. Sa lettre, écrite le 24 février, fait l’effet d’un maillet frappant trois coups nets.

William B. Travis était le second commandant de l’Alamo.

Cette phrase qui choisit la victoire ou la mort n’a pas l’arrogance d’une bravade. Elle est l’acceptation d’une charge. Elle appelle des renforts qui ne viendront pas, mais surtout elle rassemble des consciences autour d’un mot simple et terrible. Rester. Tenir. Assumer. James Butler Bonham entend l’appel et le prolonge. Il chevauche à travers les lignes mexicaines, franchit l’étau, revient au fort, sait qu’il n’en ressortira plus et accepte de rester à son tour. Il n’y a pas d’emphase. Il y a la musique d’un serment tenu jusqu’au bout. James Bowie partage la même étoffe, mais sa force prend un éclat particulier. Fils du Kentucky, façonné par les terres sauvages de Louisiane, il avait fait de son nom une arme et de son arme une légende. Le fameux Bowie knife, long et large, forgé pour trancher net, n’était pas qu’un outil de combat. Il symbolisait la loi du courage, la frontière entre la vie et la mort, la volonté de se tenir debout face à l’adversité. Cet acier poli, lourd comme une sentence, portait dans ses reflets le double éclat de la lame et du symbole.

Dans les terres âpres du Sud-Ouest américain, ce couteau s’était imposé comme un prolongement du bras et de la conscience. James Bowie l’avait manié non par goût du sang, mais comme une affirmation d’honneur. Né d’un duel célèbre sur les rives du Mississippi, il avait traversé le folklore pour devenir talisman. Dans l’économie du récit de Didier Convard, la lame perd sa fonction guerrière pour rejoindre la sphère initiatique, dague de vérité qui tranche l’illusion et dépouille les faux-semblants. À Alamo, James Bowie, malade, affaibli, alité, garde son arme près de lui. Elle n’est plus destinée à frapper, elle rappelle ce qu’elle incarne – vigilance intérieure, conscience du serment, pureté du geste juste.

Couteau Bowie

Ainsi le Bowie knife, dans la lumière crépusculaire du fort, devient un éclat d’argent posé sur une table, un reflet de compas sous la poussière. L’aventurier s’efface, le frère reste. Entre la main et la lame, il y a le passage d’un monde à l’autre. Entre l’arme et la lumière, il y a la mesure d’un homme.

Dans cette immobilité pleine de sens, James Bowie rejoint la lignée des frères d’Alamo : non plus l’homme du duel, mais celui de la veille. Son couteau, devenu symbole, repose comme une pierre d’autel à la frontière de l’histoire et du mythe, rappel que l’arme véritable du maçon n’est pas celle qui blesse, mais celle qui tranche le mensonge. Almaron Dickinson sert la pièce d’artillerie et inscrit son nom dans cette précision silencieuse qui fait la différence entre un geste et un mythe. Susanna Dickinson, survivante, portera la mémoire des derniers instants. Autour d’eux, des anonymes dont beaucoup appartiennent à des loges, d’autres qui ne portent que la promesse d’une fraternité vécue sans formule. L’ensemble compose un atelier improvisé, rassemblé dans l’odeur de la poussière et du charbon, où la parole circulerait si la canonnade laissait quelque répit.

Portrait_of_David_Crockett,_1831

Au milieu se tient David Crockett. Les pages réunies par Vincent Wagner lui donnent un corps à la fois massif et doux. Rien d’un totem de folklore. Tout d’un frère passé par le rude noviciat de l’Amérique pionnière. Nous reconnaissons les étapes de sa vie. Les inondations qui emportent les fermes familiales. Les années d’errance où l’adolescent garde des bœufs, conduit des chariots, apprend les métiers pauvres. La milice, les Creeks, les pistes de chasse dressées contre la faim. La politique surtout, où l’éloquence monte du vécu. David Crockett parle pour les colons démunis. Il s’oppose aux calculs d’Andrew Jackson, refuse la déportation des nations amérindiennes, écrit que sa conscience ne rougira pas le jour du jugement. Rien de démonstratif. Une ligne de vie qui reste droite malgré les bourrasques. Les électeurs le battent. Il sourit, referme sa porte, pose son chapeau de feutre et repart vers l’Ouest. La route vers le Texas n’a rien d’un exil. C’est une purification volontaire. La parole doit rejoindre l’acte.

La tradition maçonnique traverse cette trajectoire comme une veine de quartz. Les archives ont brûlé durant la guerre civile et les précisions se perdent, mais le tablier confié avant le départ a la densité d’un signe. Ce morceau d’étoffe, cousu à Washington et transmis de main en main, finit par disparaître. Reste la rumeur d’une appartenance et surtout l’évidence d’un comportement. Didier Convard choisit ce point juste. Il ne brandit pas l’initiation comme un diplôme. Il montre ce que la fidélité produit dans une vie. Lorsque David Crockett parle devant une loge hésitante, nous entendons l’écart entre la prudence et la droiture. Quelques frères le suivent. Beaucoup déclinent. Le voyage commence quand même. La fraternité n’est pas un comité. Elle est une force qui s’éprouve.

À l’intérieur du fort, la dramaturgie se resserre. Les pièces d’artillerie manquent de poudre. Les vivres s’épuisent. Les tirs mexicains filent par-dessus les murs, meurtrissent la pierre, éventrent les toits. Vincent Wagner déploie une palette de poussières et d’or mat. Les nuits tournent au bleu d’encre. Les visages, pris de trois quarts, fixent l’obscurité qui approche comme une marée. Chaque planche respire. Les silences sont lourds et pourtant apaisants. Les hommes s’organisent. Ils déplacent des ballots. Ils vérifient les armes. Ils prient parfois, mais pas pour la victoire. Pour la dignité de la fin. Les Tejanos et les volontaires venus des États voisins se parlent dans un mélange de langues. Les mots les plus simples suffisent. Nous reconnaissons là le miracle d’un atelier bien tenu, quand les individualités se fondent sans s’effacer, quand la chaleur du groupe donne plus de force à chacun.

Le 6 mars à l’aube, la vague arrive. Les quatre colonnes mexicaines se ruent, trompettes et drapeaux, dans la faible lumière. Les premières minutes avalent les derniers doutes. Les murs sont franchis. Les pièces se taisent faute de poudre. La mêlée s’ouvre. Didier Convard refuse les surenchères. Il choisit des gestes nets. David Crockett couvre un repli. William Barret Travis tombe près d’un parapet. James Bowie se dresse autant qu’il peut. Beaucoup meurent au fil de la baïonnette. D’autres, dit-on, sont capturés et exécutés. Les femmes, les enfants et les esclaves sont épargnés. La scène n’appelle aucune vengeance. Elle appelle la mémoire. Nous comprenons que la gloire n’a pas de place ici. Seule compte la tenue d’un engagement.

Caveau cathédrale de San Fernando – cendres des défenseurs d’Alamo

Dans la page qui suit la défaite, l’Histoire change de rythme. Le massacre galvanise les Texans. La formule Remember the Alamo devient un chant bref qui tient lieu de mot de passe. Sam Houston, autre frère, attire l’armée d’Antonio López de Santa Anna jusqu’à la rivière et la bat à San Jacinto. La politique suivra son propre cours, avec la République, l’annexion, la guerre, les traités, la longue suturation d’un territoire. Ce que garde la tradition maçonnique est d’un autre ordre. Elle retient la surreprésentation de frères à Alamo. Elle retient la droiture d’hommes qui placent la justice et la liberté au-dessus de leurs propres jours. Elle retient cet étrange bonheur qui accompagne certains gestes de sacrifice lorsque la conscience sait qu’elle a fait ce qu’elle devait.

La bande dessinée donne chair à cette mémoire. Didier Convard orchestre la narration avec une économie de moyens qui rappelle ses grandes œuvres ésotériques. Il n’encombre pas le sens. Il le laisse venir. Les motifs maçonniques se glissent sans décor. Une équerre suggérée dans la diagonale d’un fusil. Un pavé mosaïque invisible dans l’alternance de la nuit et du jour. Un compas secret dans la trajectoire de David Crockett qui trace le cercle ultime et accepte d’y demeurer. Vincent Wagner offre à cette musique un écrin grave. Les traits sont fermes. Les yeux parlent. Les plans larges, lorsque la cavalerie mexicaine se déploie, rappellent les immenses gravures du XIXᵉ siècle, mais quelque chose de plus intime affleure. Une fraternité tenue dans un souffle.

Les pages réunies en fin d’album, celles qui détaillent Stephen Austin, Sam Houston, William Patton, James Butler Bonham, Almaron Dickinson, Abner Burgin et Lindsey Kavender Tinkle, ouvrent l’éventail des filiations. Les lignages se nouent, des neveux se marient dans les familles de David Crockett, des cousins prennent la route, des loges s’ouvrent et se ferment, des chartes sont accordées. Alamo Lodge n°44, fondée en 1848 sous patente de la Grande Loge du Texas, vient sceller dans la pierre la transformation d’un champ de ruines en lieu de mémoire fraternelle. La décision de se réunir dans une salle des Long Barracks où tant d’hommes moururent n’a rien d’un goût macabre. Elle affirme que la fraternité travaille au cœur des blessures pour éviter que l’histoire ne se répète. Nous pensons à ces ateliers qui choisissent un nom de martyr pour rappeler le prix des serments. Nous mesurons ce que signifie honorer sans idolâtrer.

The Fall of the Alamo de Robert J. Onderdonk, 1901.

David Crockett demeure la figure centrale. L’homme qui tue l’ours pour nourrir les siens. Le tribun qui protège les pauvres. Le député qui s’oppose à la loi infâme qui déporte des nations entières. Le frère dont le tablier s’est perdu mais dont la tenue demeure. Sa légende a gonflé, avec ces chansons, ces films, ces chapeaux de raton laveur qui amusèrent notre enfance. Ce livre la dépouille de ces fanfreluches pour lui rendre une noblesse nue. Didier Convard le montre tel qu’un initié aimerait être vu dans l’ultime matin. Un homme qui sait ce qu’il doit faire et qui le fait. Sans éclat inutile. Sans haine. Avec cette pudeur qui convient aux gestes justes.

La bibliographie de Didier Convard accompagne ce résultat. L’auteur de Neige, l’architecte du grand cycle du Triangle Secret puis de I.N.R.I., Hertz, Les Gardiens du Sang et Lacrima Christi n’a jamais cessé d’interroger la part secrète de l’Histoire. Les séries patrimoniales consacrées au Panthéon, à Versailles, au pendule de Foucault témoignent de la même exigence. Né en 1950, il a su conjuguer l’ampleur de la fresque et la précision du symbole, traversant le roman, le polar historique et la bande dessinée pour rejoindre cette Épopée où l’initiatique respire à hauteur d’homme.

Vincent_Wagner_par_Claude_Truong-Ngoc_juin_2013

Vincent Wagner, formé à Strasbourg, peintre de l’intériorité et des climats graves, a trouvé ici une matière idéale. Son Snærgard avait déjà montré ce goût de la mémoire sensible. Les tomes de L’Épopée auxquels il a contribué confirment une signature où la rigueur du trait épouse une compassion sans pathos.

L’album se referme et nous pensons à l’usage du mot frère. Il ne s’épuise pas dans l’atelier. Il traverse les plaines, il supporte les défaites, il sait reconnaître la grandeur chez l’adversaire, il s’incline devant la mort sans lui concéder l’âme. Les Frères d’Alamo n’érige pas des statues. Il rappelle une manière d’habiter la terre, loin du vacarme, proche de la conscience, au plus près de cette Lumière que nous tentons de garder dans nos cœurs quand les murs se fissurent. La victoire appartient aux historiens. La fidélité appartient aux hommes. C’est à cette fidélité que Didier Convard et Vincent Wagner rendent justice, avec simplicité, avec gravité, avec une beauté tenue qui donne envie de remercier ces morts de nous avoir appris, sans discours, que la liberté commence toujours par la tenue d’un serment.

Dans le dossier de Jean-Laurent Turbet, ancien directeur de la Communication et Second Grand Maître adjoint de la Grande Loge de France, connu et reconnu pour Le Blog des Spiritualités, le travail de mémoire devient œuvre de transmission : son érudition fraternelle relie les visages aux loges, les dates aux consciences, et fait passer la poussière des combats dans la lumière des ateliers. Ainsi se construit une épopée qui ne cherche pas la démesure. Elle vise la justesse. Elle rappelle que la fraternité n’est pas un mot de passe. Elle est une manière de tenir debout au milieu de la tourmente.

L’Épopée de la franc-maçonnerie – David Crockett et les frères d’Alamo
Didier Convard (dir.) – Vincent Wagner
Éditions Glénat, Tome XIII, 2025, 56 pages, 15,50 € – numérique 8,99 €

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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