« On comprend alors que la révolte ne peut se passer d’un étrange amour. Ceux qui ne trouvent de repos ni en Dieu ni en l’histoire se condamnent à vivre pour ceux qui, comme eux, ne peuvent pas vivre : les humiliés »
Albert Camus (L’homme révolté. 1951)
Le changement de société, la révolution, passent souvent à nos yeux par le texte, les déclarations d’une philosophie élevée ou un discours tonitruant, voire par la violence. Mais est-cela qui va amener le vacillement d’un monde qui a fait son temps ? L’exposition organisée par le musée du Petit Palais, intitulée : « Jean-Baptiste Greuze, l’enfance en lumière », sur le peintre des Lumières, un peu oublié par l’histoire de l’art et qui voudrait nous prouver, si besoin en est, que l’artiste serait là pour nous montrer que peinture, musique ou théâtre sont les instruments implacables de la vision prémonitoire des tremblements de terre qui se préparent, cela souvent se découvrant à-travers la beauté mais la banalité des sujets qui en sont le discours même.
I- UN DRÔLE DE CITOYEN !

2025 marque les 300 ans de la naissance du peintre et l’exposition tombe à propos. Il est né le 21 août 1725 à Tournus en Bourgogne et est le sixième enfant du maître couvreur Jean-Louis Greuze et de Claudine Roch. Son père le rêvait architecte, mais c’est vers la peinture (Tant mieux !) qu’il va s’orienter et peindre de préférence ce qui relève plutôt de la nature du plus faible à la raison du plus fort, d’où son engouement vers l’enfance et la vie du « petit peuple ».
A l’Académie royale de peinture et de sculpture, il sera qualifié de « peintre de genre ». Il va obtenir rapidement un grand succès, car doucement les lieux du pouvoir évoluent : à l’influence prépondérante de l’aristocratie se manifeste désormais la présence, dans tous les domaines, de la bourgeoisie et des classes-moyennes auxquelles appartient Greuze.
Ce futur « Tiers-Etat », supportant de plus en plus mal les disparités de la société, va se reconnaître dans l’œuvre du peintre et contribuer à son énorme succès à l’époque. A son retour d’un voyage en Italie il épousera Anne-Gabrielle Babuty, fille d’un riche libraire de la rue Saint-Jacques qui lui donnera deux enfants, dont Anne-Geneviève, qui deviendra peintre à son tour. Sa femme et lui, tous deux de caractères bien trempés, seront en conflit permanent et ils profiteront finalement des nouvelles lois pour divorcer en 1793. Au crépuscule des Lumières, l’ami Denis Diderot est mort, ainsi que Jean-Jacques Rousseau qui avait exercé tant d’influence sur lui. Le monde change et le vent tourne : la Révolution, avide d’héroïsme, va discréditer la peinture de Greuze qu’elle juge mièvre et surtout pas suffisamment représentative de la Bourgeoisie qui devient le fer de lance des bouleversements. Ruiné, Greuze meurt en son appartement du Louvre en mars 1805 peu avant ses 80 ans. Ce jour-là le monde des Lumières s’éteignit pour faire place au retour de la souveraineté napoléonienne. Cependant, ineffaçable, le message demeurait comme acte de résistance …

II- AH CES CHERS ENFANTS !
Ce sont, théoriquement, les vedettes de l’exposition il y en a partout, à l’image d’une garderie ! Ils sont d’ailleurs magnifiquement peints, ce qui jouera un rôle capital dans la notoriété du peintre à son époque. Il utilisera largement aussi ses filles comme modèles. Quand il sera passé de mode, on utilisera encore certains de ses tableaux, jusqu’à notre époque, comme publicité pour les boîtes de chocolat ! D’où, en visitant l’exposition de ressentir une certaine familiarité.
Mais, la beauté picturale dépassée, d’autres images prennent le pas : d’abord, l’extraordinaire sérieux des visages d’enfants. Aucun ne rit, comme si Greuze nous montrait des sujets, tournés vers un avenir incertain qui amène une certaine anxiété au lieu de la pseudo « joie et insouciance de l’enfance ». Les enfants sentent que le monde des adultes bascule et que c’est eux qui vont prendre la relève d’un avenir bien sombre.

Le deuxième aspect qui en découle est la ségrégation des scolarités et leur manque de pédagogie : l’école, souvent privée et religieuse, ne répond plus à un besoin de démocratie laïque qui se fait jour. Greuze, à-travers ses tableaux, se fait l’apôtre de Jean-Jacques Rousseau auquel il reste profondément attaché, plus qu’à Voltaire ou à son ami Diderot. A cette époque, l’« Emile ou de L’éducation », devient un best-seller, même si son auteur a mis ses propres enfants à l’assistance publique ! Il écrit : « Nous naissons faibles, nous avons besoin de forces ; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d’assistance ; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n’avons pas à notre naissance, et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l’éducation. Cette éducation nous vient ou de la nature, ou des hommes, ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l’éducation de la nature ; l’usage qu’on nous apprend à faire de ce développement est l’éducation des hommes ; et l’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses.

Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d’accord avec lui-même : celui dans lequel elles tombent toutes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à son but et vit conséquemment ». La psychologie infantile vient de naître : chaque sujet a une personnalité et ne peut être traité de manière globale. Il n’entre pas d’emblée dans un « costume trois pièces » sociétal !
Mais, chez Greuze, le pire arrive également dans ses tableaux : bien avant nos dénonciations contemporaines, il accuse son époque d’exploiter l’enfant à des fins économiques et sexuelles (Le célèbre tableau intitulé « La cruche cassée » qui illustre symboliquement une scène après un abus sexuel). En ce 18e siècle finissant, Greuze nous laisse entendre que l’enfant est encore considéré comme une sorte d’esclave par son environnement, qu’il ne représente pas « l’enfance en majesté » et que la Révolution passe d’abord par sa libération…
III- N’OUBLIEZ PAS VOS SERVITEURS MON BON SEIGNEUR !

Au fil des ans les portraits d’enfants vont être dépassés, chez Greuze, par la production de gravures qui vont rencontrer un succès considérable. Ce sont, pour la plupart des scènes de genre, dépeignant le monde rural traditionnel ou des milieux citadins très modestes. Il est intéressant de constater que les principaux acquéreurs de ces gravures sont des aristocrates ou des bourgeois, un peu comme si, d’un seul coup, ils découvraient l’existence d’un monde majoritaire qu’ils avaient relégués aux oubliettes et qui méritaient leur attention, comme une tribu étrange découverte au fond de l’Amazone. Avec cependant une certaine anxiété, ne connaissant pas cette étrange groupe humain qu’on appelait « le peuple ».

Greuze va aller plus loin : il représente ce peuple avec sympathie et montre qu’il a conservé jusqu’à présent les valeurs que les hommes de pouvoir et l’Églises n’observaient plus depuis longtemps : la famille comme noyau de la société, la référence à un Principe qui n’est pas forcément celui des Eglises, une organisation hiérarchique dans la famille où, au 18e siècle, le père de famille représentait la figure d’autorité. Sur ce dernier point, confronté à la génération montante plus agressive et plus ambitieuse, le père ne représente plus la figure essentielle de la famille et apparaît comme défaillant.

Au « Nom du Père » succède le « Meurtre du Père » freudien, qui fera d’ailleurs l’objet d’un tableau d’un parricide raté qui déclenchera de nombreuses critiques : « L’Empereur Sévère reproche à Caracalla, son fils, d’avoir voulu l’assassiner » (dit aussi : « Septime Sévère et Caracalla »). Greuze comprend qu’au-delà des très théoriques discours sur la morale et l ‘héroïsme « à la romaine », se cache un fauve prêt à attaquer l’autre, son voisin, voire son père ou des membres de sa fraterie. Ne reste plus que le passage à la malédiction paternelle du fils pour sauvegarder l’équilibre précaire de la famille, garante d’une sécurité toujours remise en cause par les événements extérieurs.
C’est l’image aussi d’une nouvelle jeunesse de la société française, confrontée à une pensée et des mœurs passéistes qu’il faudrait changer. Le blocage du conflit va déboucher, naturellement, sur la Révolution de 1789. Avec, à la clef, des intérêts différents qui vont se poursuivre et s’amplifier jusqu’à nos jours.
IV- MAIS QUE VA-T-ON FAIRE DES FEMMES ?
Dans l’œuvre de Greuze, les femmes sont nombreuses, mais différentes de la vision contemporaine où elles étaient considérées principalement comme objets de plaisir : les œuvres grivoises sont multiples et la peinture illustre le libertinage comme une fin en soi. Pour citer quelques exemples de mémoire : « L’odalisque » de François Boucher (1703- 1770) ; « Le verrou » de Jean Honoré (1732-1806). Fin d’une époque où l’on sent d’ailleurs une certaine mélancolie, car nous pressentons bien qu’après l’« Pèlerinage à l’isle de Cythère », vers la déesse de l’amour Aphrodite, d’Antoine Watteau (1684-1721), le ciel s’obscurcit. On commence à rire jaune…

Pour Greuze, la femme n’est pas un objet inférieur vouée au plaisir de son partenaire, mais une collaboratrice égalitaire dans la famille qui est pour lui l’organisation fondamentale du bon fonctionnement de la cité. Idées qui prenaient de plus en plus corps dans les philosophies nouvelles des Lumières et qui aboutiront à des engagements féministes, plus tard, comme chez Olympe de Gouges. Mais, cette place de la femme à égalité avec l’homme, où on la retrouve présente dans de multiples tableaux ou gravures de Greuze, suppose chez lui qu’elle doit avoir un engagement dans la vie familiale et notamment dans son rôle de mère : il est pour l’allaitement de l’enfant et non pour le confier à une nourrice, comme cela était souvent la coutume à l’époque. Il va même écrire un livre (qu’il va intituler « roman » !) à ce propos : « Bazile et Thibaut ou les Deux Educations » (1765-1769). Il y met en scène deux garçons : le premier est élevé dans une famille affectueuse et le second est mis en nourrice. De là des destins contrastés qui sont soutenus, nous nous en doutons, par la philosophie rationaliste et matérialiste de Denis Diderot ! Bazile va vivre une existence heureuse et équilibrée, tandis que son alter ego, Thibaut, s’enfonce dans le crime et sera logiquement condamné à mort, sentence prononcée par Bazile, devenu entre-temps, lieutenant-criminel ! L’outrance de la moralité d’époque du texte, nous fait percevoir cependant une approche importante de la psychologie par la manière dont l’enfant est souhaité, perçu et entouré. Par la mère notamment qui joue un rôle central.
Militant pour l’allaitement naturel de la mère, Greuze ne sera d’ailleurs pas avare de poitrines dénudées et… d’enfants ravis !
V- FRANC-MACON EVIDEMMENT !

Greuze ne pouvait qu’être sensible aux idéaux de la Franc-Maçonnerie. C’est pourquoi il sera initié le 28 novembre 1778 à la très célèbre loge des « Neuf Soeurs » qui accueillera un grand nombre de personnalité en son sein, dont Voltaire naturellement ! La loge se réunissait chez Court de Gébelin (1728-1784) qui était son secrétaire. Ce dernier était pasteur, grand défenseur de la minorité protestante en France, (notamment avec l’affaire Callas dont Voltaire sera le révélateur et l’avocat) et mythologue en quête des sources de la tradition spirituelle primordiale qui inspirera fortement René Guénon dans sa recherche sur la « tradition primordiale ». Court de Gébelin avait aussi des liens amicaux avec Benjamin Franklin, qui l’incitèrent à son entrée dans la Maçonnerie.
Il est intéressant, pour nous, de constater que la référence à l’appartenance maçonnique de Greuze soit notifiée dans l’exposition comme une normalité qu’il ne conviendrait pas de dissimuler, comme auparavant.
Les choses bougent un peu, mes Soeurs et mes Frères. Sans doute que Jean-Baptiste Greuze y est un peu pour quelque chose !
BIBLIOGRAPHIE
- Revue Connaissance des Arts (Hors-série) : Jean-Baptiste Greuze-L’enfance en lumière. Paris. Petit Palais. 2025.
- Rousseau Jean-Jacques : Emile ou De l’éducation. Paris. Ed. Flammarion. 2009.


