Frères, Sœurs, Compagnons de la voie initiatique,
et vous tous qui aimez la beauté des lieux, bienvenue en Euskal Herria – le Pays basque, en espagnol País Vasco. À l’extrémité d’Hendaye, la corniche avance comme une proue entre falaises et prairies salées.

Là s’élève Abbadia, château-observatoire voulu par un savant voyageur, Antoine d’Abbadie d’Arrast (1810-1897), né à Dublin d’un père basque et d’une mère irlandaise, esprit polyglotte, géographe, ethnologue, linguiste et astronome, membre puis président de l’Académie des sciences.
Rien d’une fantaisie décorative : Abbadia est l’outil d’une vie
Antoine d’Abbadie d’Arrast revient d’Abyssinie avec des relevés, des manuscrits, des cartes, des amitiés et une curiosité intacte ; il collecte, classe, publie, encourage les jeunes chercheurs, défend la langue basque, organise des concours populaires. Il épouse Virginie de Saint-Bonnet, compagne de route et d’ouvrage, et lègue à l’Académie, à sa mort, le domaine et l’observatoire pour que la recherche continue. Sa bibliothèque comptera plus de onze mille volumes ; sa devise, « Plus estre que paraistre », donne le ton.

Pour un franc-maçon, c’est un viatique. Être plutôt que paraître, c’est préférer l’atelier au théâtre, la taille au discours, la patience du trait à l’ivresse de l’éclat. Tu y reconnais l’exigence du cabinet de réflexion qui dénude les vanités et ramène chacun à l’essentiel, la pierre à dégrossir, l’outil à apprivoiser, la parole à retenir jusqu’à ce qu’elle devienne juste. Être plutôt que paraître, c’est consentir à l’ordinaire du travail bien fait, à l’angle exact, à la ligne tenue, à cette discrétion qui laisse la place à la lumière sans s’y mirer. C’est préférer la justesse à la réussite, la qualité du geste à la visibilité, l’élévation intérieure à la verticale des honneurs. Dans l’Ordre, cela se lit comme un refus des parades et des réseaux d’influence, une fidélité au silence fécond, à l’humilité active, à l’alliance de la conscience et de l’action. À Abbadia, la maxime devient architecture de vie : un savoir qui ne s’exhibe pas, une maison qui pense, un regard qui pèse ses mots. Pour nous, elle indique la voie – que la tenue intérieure l’emporte sur l’apparence, que la vérité se cherche dans l’ouvrage et qu’au bout du chantier, l’homme vaut par ce qu’il est, non par ce qu’il affiche.

Le site d’abord
Abbadia se tient sur un balcon géologique unique : strates basculées, falaises vivantes, criques et “roches jumelles” qui découpent l’Atlantique. Les vents y tiennent école, les oiseaux y font halte avant les Pyrénées. Le Conservatoire du littoral protège aujourd’hui landes atlantiques, haies bocagères, pelouses aéro-halines ; on croise brebis manex, faucon crécerelle, grand corbeau, et parfois la furtive coronelle grise. Marcher ici, c’est lire un manuel de nature grandeur réelle, où chaque coupe de falaise raconte une ère, où chaque sentier réapprend la mesure du pas.
L’architecte ensuite

On cite Abbadia pour son néogothique. Il faut entendre ce mot comme l’entendait Eugène Viollet-le-Duc (1814 – 1879), esprit de méthode plus que de pastiche, pour qui la forme découle de la fonction et la structure énonce sa logique. Théoricien du chantier moderne avec son Dictionnaire raisonné de l’architecture française et ses Entretiens sur l’architecture, restaurateur de Notre-Dame de Paris, de la cité de Carcassonne, de Vézelay, de Pierrefonds, il apporte ici la même clarté constructive.

À Abbadia, il règle l’ordonnance, simplifie les circulations, soigne l’accueil, cadre les vues, donne sens au vestibule et aux escaliers. Son proche collaborateur Edmond Duthoit prolonge l’intention par la polychromie, les boiseries, les salons dits orientaux nourris d’études sérieuses plutôt que d’un exotisme de salon. On franchit un porche où la pierre parle déjà la langue de la maison, avec inscriptions gaéliques et basques, bestiaire sculpté, visées précises vers La Rhune.
À l’intérieur, tout répond à un usage, chaque matériau sert une idée, du cuir de buffle de la salle à manger aux vitraux héraldiques, des faïences à la serrurerie. Abbadia devient un art total avant la lettre, alliance d’un commanditaire savant, d’un architecte exigeant, d’artisans virtuoses et d’un paysage qui fait corps avec l’édifice.

Le propriétaire enfin, dans sa maison
Au rez-de-chaussée, vestibule et fresques éthiopiennes rappellent ses années de terrain et un respect attentif des cultures rencontrées. À l’étage, la bibliothèque – charpente apparente, galerie en châtaignier, proverbes basques sur les poutres – dit la patience du classement et la joie d’apprendre. Plus loin, la chapelle, sobre et recueillie, accueille fermiers et voisins ; la chambre de Virginie s’ouvre sur une tribune afin qu’elle suive l’office.

Dans l’aile nord-ouest, l’observatoire “Ohartzea” loge la lunette méridienne décimale : instrument rarissime gradué en 400 grades, capable de mesures d’une finesse étonnante pour l’époque. On y a enregistré le pouls de la Terre, ses infimes inclinaisons, ses marées solides ; l’observatoire fonctionnera jusqu’aux années 1970. Dans l’escalier, la statue d’Abdullah, jeune Oromo affranchi et compagnon de route, lève un flambeau : mémoire d’une vie partagée, rappel que la science se fait avec des visages, des fidélités, des risques.

Reste l’expérience de visite. Abbadia n’intimide pas, il accueille. Les devises multiples – basque, arabe, latin, anglais, irlandais – tissent une maison polyglotte ; les salons bleus, le fumoir, le “boudoir persan”, les chambres d’Éthiopie et de Jérusalem composent une géographie intime, où les voyages redeviennent usage quotidien. Rien d’ostentatoire : une élégance d’ingénieur, un goût très sûr pour l’utile beau, la joie de relier la carte et le territoire.

Si tu viens, prends le sentier de corniche. Laisse l’Atlantique te donner l’échelle. Entre par le porche, lève les yeux, écoute les langues de la maison. Dans la bibliothèque, choisis un proverbe comme viatique. Puis, dans l’observatoire, imagine la nuit d’hiver où l’on règle la lunette au dix-millième de grade. Tu comprendras ce que voulait Antoine d’Abbadie : une demeure qui pense, un paysage qui enseigne, une science qui se partage.
Abbadia, une arche de la connaissance ancrée en pays basque est aussi un travail à 4 mains : Céline Davadan, Philippe Heckmann, Alain Balasse, Alain Corrente publié aux Cosmogone en 2021.
À la semaine prochaine pour une nouvelle découverte…

Puisse cette méditation t’accompagner en ce jour. Bon dimanche, et bons baisers du pays Basque !

La visite virtuelle
En photos : https://my.matterport.com/show/?m=B52N7zCzBPV
En vidéo
Illustrations : Wikimedia Commons ; https://www.chateau-abbadia.fr/

