ven 24 octobre 2025 - 19:10

Le syndrome du pénultième : une peur irrationnelle qui divise les classes, et ses échos dans la Franc-maçonnerie

Dans une société où les inégalités économiques creusent des fossés abyssaux, un phénomène psychologique subtil explique pourquoi certains individus, pourtant vulnérables, résistent aux politiques qui pourraient les bénéficier. Baptisé « syndrome du pénultième », ce concept, forgé par les économistes Ilyana Kuziemko de Princeton et Michael I. Norton de Harvard, révèle comment la terreur d’occuper la dernière place sociale pousse les « avant-derniers » à s’opposer à toute aide aux plus démunis. Ce mécanisme, documenté par des études rigoureuses, n’est pas seulement un puzzle électoral ; il touche à l’essence humaine de la hiérarchie et de la solidarité. Et dans la franc-maçonnerie, cette dynamique trouve un écho fascinant : une institution qui, par ses rituels et sa philosophie, cherche précisément à transcender ces peurs pour forger une fraternité authentique.

Cet article, nourri des travaux originaux des économistes et d’analyses historiques sur la maçonnerie, explore ce syndrome en profondeur, avant d’en tracer les parallèles avec l’univers maçonnique, où l’égalité symbolique défie les divisions du monde profane.

Qu’est-ce que le syndrome du pénultième ?

La pauvreté ne date pas d’hier… Mais comment la misère peut-elle encore exister à notre époque si moderne?

Le syndrome du pénultième, ou « last-place aversion » en anglais, désigne la tendance psychologique à rejeter des mesures redistributives par crainte de perdre son rang relatif dans la hiérarchie sociale. Imaginez un individu modeste, fier de son statut d' »avant-dernier » : il préfère stagner plutôt que de voir les plus pauvres le rattraper, car cela ébranlerait son fragile sentiment de supériorité. C’est cette peur viscérale, plus que l’égoïsme pur, qui motive des choix contre-productifs.

Les travaux fondateurs de Kuziemko et Norton, publiés en 2011 dans le Quarterly Journal of Economics sous le titre « Last-place aversions: Evidence and redistributive implications« , ont posé les bases scientifiques de ce concept. Dans une série d’expériences randomisées, les chercheurs ont soumis des participants américains à des scénarios économiques simulés. Par exemple, des joueurs recevaient des « salaires » fictifs échelonnés (de 1 à 5 dollars par tour), et devaient voter pour ou contre une redistribution qui égaliserait les plus bas revenus.

Résultat : 56 % des participants rejetaient l’aide si elle les plaçait en « avant-dernier » position, même si cela augmentait leur propre gain absolu. Ce n’est pas la pauvreté absolue qui effraie, mais la proximité avec le bas de l’échelle.

Kuziemko et Norton, tous deux issus d’universités d’élite (Princeton pour l’une, Harvard pour l’autre), ont étendu leurs analyses dans un article de 2015 pour l’American Economic Review, coécrit avec Emmanuel Saez et Stefanie Stantcheva. Ils y démontrent que cette aversion s’amplifie chez les bas revenus : plus on est proche du fond, plus la peur de « tomber » domine. Une étude complémentaire de 2013, publiée dans le Journal of Public Economics, confirme que cette dynamique explique en partie pourquoi les Américains surestiment les chances de mobilité sociale (à 40 % contre 10-15 % en réalité) et sous-estiment les inégalités (estimant la part des 1 % les plus riches à 59 % de la richesse totale, alors qu’elle avoisine 85 % selon les données du Federal Reserve de 2023).

Ces résultats, validés par des méta-analyses comme celle de Gimpelson et Treisman en 2018 dans le Journal of Economic Perspectives, montrent que le syndrome n’est pas un trait américain isolé. En Europe, des enquêtes du Pew Research Center (2022) révèlent des modèles similaires : en France, 35 % des ménages modestes s’opposent aux hausses d’impôts sur les riches, craignant un « effet domino » sur leur propre niveau de vie. C’est une boucle infernale : la peur individuelle perpétue les inégalités collectives.

Les racines psychologiques et sociologiques du syndrome

Au-delà des chiffres, le syndrome du pénultième puise dans des mécanismes profonds. D’un point de vue psychologique, il s’apparente à l’aversion à la perte, théorisée par Daniel Kahneman et Amos Tversky dans leur prospect theory (1979). Perdre un rang relatif pèse plus lourd que gagner en absolu. Sociologiquement, Michael C. Behrent, historien américain cité dans Alternatives Internationales (2020), y voit l’empreinte des théories marxistes : l’hégémonie idéologique des élites impose une « fausse conscience » aux classes populaires, les poussant à internaliser les valeurs dominantes plutôt qu’à s’unir.

Behrent oppose cela à l’approche de Thorstein Veblen, pionnier de la sociologie économique dans The Theory of the Leisure Class (1899). Pour Veblen, les classes moyennes imitent la « consommation ostentatoire » des riches – voitures de luxe, gadgets high-tech – pour se distinguer des pauvres, renforçant ainsi les clivages. Kuziemko et Norton corroborent : leurs expériences montrent que l’aversion culmine quand les participants visualisent des graphiques d’inégalités, où leur position est trop proche du bas (taux de rejet : 70 % pour les « quasiment derniers« ).

Des études récentes amplifient ces insights. Une méta-analyse de 2021 dans Nature Human Behaviour (Alesina et al.) confirme que les perceptions erronées des inégalités – surestimation de la mobilité, sous-estimation des écarts – alimentent ce syndrome dans 20 pays OCDE.

En France, l’INSEE (2024) note que 28 % des électeurs modestes ont voté pour des politiques anti-redistribution en 2022, malgré une pauvreté à 14,5 %. C’est un cercle vicieux : la peur isole, l’isolement renforce la peur.

Pourquoi les pauvres votent-ils contre leurs intérêts ?

C’est la question lancinante qui a lancé les recherches de Kuziemko et Norton. Leur réponse : une combinaison de méconnaissance et de terreur existentielle. Dans leur essai de 2011 pour le New York Times (« Tax Policy and Americans‘ ‘Last-Place Aversion‘ »), ils citent :

« Si l’on aide les plus pauvres, alors c’est moi qui vais me retrouver tout en bas. »

Cette phrase, tirée d’entretiens qualitatifs, illustre le cœur du syndrome : l’identité sociale prime sur l’intérêt matériel.

Leur enquête, menée sur 1 200 participants, révèle que 62 % des bas revenus rejettent l’aide si elle profite aux « encore plus pauvres« . Cela explique des phénomènes comme le vote républicain chez les cols bleus américains (Pew, 2024 : 45 % des ouvriers blancs soutiennent les baisses d’impôts pour les riches). En Europe, un rapport de l’OCDE (2023) lie ce syndrome aux populismes : en Italie, 40 % des électeurs modestes ont plébiscité des partis anti-immigration en 2022, craignant une « concurrence » au bas de l’échelle.

Behrent, dans son blog pour Alternatives Internationales, insiste : une perspective marxiste verrait là l’hégémonie bourgeoise ; Veblen, l’imitation des élites. Kuziemko et Norton ajoutent : les Américains évaluent mal les faits (59 % vs. 85 % pour les inégalités), et surestiment la mobilité (le « mythe Horatio Alger« , où le self-made man triomphe par l’effort seul). Une étude de 2017 (Hauser et Norton) confirme : corriger ces biais via des infos factuelles réduit l’aversion de 25 %.

Le syndrome du pénultième dans la Franc-maçonnerie : une peur à transcender

La Franc-maçonnerie, née au XVIIIe siècle des Lumières comme un rempart contre les hiérarchies rigides, offre un contrepoint idéal au syndrome du pénultième. Ses rituels et symboles visent à dissoudre les clivages sociaux, invitant les membres – riches ou pauvres – à se voir comme égaux devant le Grand Architecte de l’Univers. Pourtant, ce paradoxe social maçonnique échoe le syndrome : comment, dans un monde divisé par les rangs, forger une fraternité où nul n’est « avant-dernier » ?

Schéma représentant les mécanismes de l’épigénétique : les marques biochimiques de méthylation apposées par des enzymes sur l’ADN conduisent à l’inactivation des gènes concernés. Les marques apposées sur les histones modifient l’état de compactage de la molécule d’ADN, favorisant ou au contraire limitant l’accessibilité aux gènes.

Historiquement, la maçonnerie a attiré des bourgeois modestes fuyant la peur du déclassement. Comme l’écrit Roger Dachez dans Histoire de la Franc-maçonnerie française (2016), les loges du XVIIIe siècle accueillaient artisans et petits marchands, terrifiés par la proximité des mendiants. Le rituel d’initiation, avec sa « mort symbolique« , brisait ces chaînes : l’apprenti, dépouillé de ses attributs profanes, renaissait égal, polissant sa « pierre brute » sans égard au rang. C’est une antidote épigénétique au syndrome : les déplacements codifiés (équerre, compas) et le langage symbolique (la chaîne d’union) reprogramment l’esprit à valoriser l’harmonie sur la compétition.

Des études comme celle de Jean-Luc Quoy-Bodin (Franc-maçonnerie et armée, 1987) montrent que les loges militaires du XIXe siècle combattaient le syndrome en unissant officiers et soldats, transcendant les rangs profanes.

Céline Bryon-Portet

Pourtant, le syndrome persiste : des analyses sociologiques (Bryon-Portet, 2018, dans Hermès) notent que certains maçons, issus de classes moyennes, résistent aux réformes égalitaires internes (comme la mixité pleine), craignant de « descendre » dans la hiérarchie symbolique. La Franc-maçonnerie répond par l’éthique : ses sept devoirs adogmatiques (Gérard Lopez, 33 secrets sur la Franc-maçonnerie, 2023) – liberté, égalité, fraternité – invitent à l’universalisme, où l’avant-dernier aide le dernier sans peur. C’est une leçon vivante :

face au syndrome, la maçonnerie propose non la compétition, mais la construction collective d’un temple où tous sont au centre.

Implications sociétales et maçonniques : vers une solidarité libérée

Le syndrome du pénultième n’explique pas tout – comme le notent Kuziemko et Norton, il s’entremêle à des biais cognitifs et à l’hégémonie idéologique. Mais pour la Franc-maçonnerie, c’est un appel : ses loges, microcosmes égalitaires, modélisent une société où la peur du bas cède à la joie du lien. En 2025, avec des inégalités record (Oxfam : 1 % détient 45 % de la richesse mondiale), cette philosophie reste d’actualité. Les maçons, gardiens d’un « secret fraternel » (tradition du Droit Humain), pourraient inspirer des politiques redistributives en promouvant l’éducation symbolique : comprendre que l’élévation collective élève tous.

En somme, le syndrome du pénultième révèle nos failles humaines ; la franc-maçonnerie, nos potentiels divins. Comme l’affirmait Lamartine (1848) : « Vous êtes les fabricateurs de la concorde. » Face à la peur du dernier rang, elle nous invite à bâtir un monde où nul n’est laissé en bas – parce que, en vérité, nous sommes tous liés.

Sources :

Kuziemko & Norton, Quarterly Journal of Economics (2011) ; American Economic Review (2015) ; Behrent, Alternatives Internationales (2020) ; Dachez, Histoire de la franc-maçonnerie française (2016) ; Lopez, 33 secrets sur la franc-maçonnerie (2023). Données OCDE (2023), Pew (2024).

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Erwan Le Bihan
Erwan Le Bihan
Né à Quimper, Erwan Le Bihan, louveteau, a reçu la lumière à l’âge de 18 ans. Il maçonne au Rite Français selon le Régulateur du Maçon « 1801 ». Féru d’histoire, il s’intéresse notamment à l’étude des symboles et des rituels maçonniques.

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