« Puisqu’il n’y a plus de temps, qu’on finisse les travaux » (Rituel).
Le mot « temps » dérive de la racine indo-européenne tem, qui signifie « couper », soit tomos en grec (« tome » en français), puis atomos ce qui ne peut être divisé.
L’impossible définition
« Qu’est-ce en effet que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé ; que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir ; que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent » (Saint Augustin, Les Confessions, 398).

Tout est dit des difficultés engendrées pour la maîtrise de ce concept qui ne se perçoit que par des signes de son existence et non en tant que tel.
Qui serait capable d’expliquer facilement et brièvement le temps ? Qui peut le concevoir, même en pensée, assez nettement pour exprimer par des mots l’idée qu’il s’en fait ? Est-il cependant notion plus familière et plus connue dont nous usions en parlant ? Quand nous nous exprimons, nous comprenons sans doute ce que nous disons ; nous comprenons aussi si nous entendons un autre que nous parler.
Deux métaphores illustrent le concept de temps :
– la flèche qui explique que l’on va du passé au présent et du présent à l’avenir. C’est la sensibilité d’Aristote, de Leibniz, de la phénoménologie et de la physique ;
– le fleuve, comme cet an 2000 qui fut un futur, un présent et si vite un passé. C’est la position de Platon et de Newton.

Division et unification à la fois, c’est le grand paradoxe du temps qui est insaisissable en lui-même car il passe et disparaît à mesure qu’il se forme. « L’une des deux parties du temps a été et n’est plus ; l’autre partie doit être et n’est pas encore… Les doutes que peuvent faire naître l’existence et les propriétés du temps » (Aristote, Physiques).
Pour chacun, donc pour le poète, le temps est l’ennemi quotidien qui nous fait vieillir, mourir ; il nous angoisse, inéluctable. « Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain : Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie » (Ronsard, Sonnets pour Hélène).
Temps circulaire
« Le temps est le mouvement de la sphère céleste, parce que par lui les autres mouvements sont mesurés, et même le temps est mesuré par ce mouvement… On est en effet d’avis que le temps lui-même est un certain cercle » (Aristote, Physique).

Séduits par le succès et la beauté des mathématiques, les philosophes voyaient en elles un modèle pour les autres sciences. Au fronton de l’Académie, fondée par Platon, l’inscription « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » témoignait déjà de leur importance. Pour leur part, certains rituels énoncent qu’au fronton de l’école de Pythagore on pouvait lire : « Que nul n’entre ici, s’il n’est géomètre et qu’il n’y pénètre pas davantage s’il n’est que géomètre. » À partir de postulats simples et faciles à admettre, la raison, et la raison seule, avait construit des théories mathématiques d’une rigueur quasi parfaite. Cela s’applique au temps par l’intermédiaire du mouvement. « C’est en percevant le mouvement que nous percevons le temps » (Aristote, Physique). La justification du temps circulaire en découle :
« Il est évident que le transport circulaire est le premier des transports… Le circulaire est antérieur au rectiligne car il est plus simple et plus parfait. Or le parfait est antérieur à l’imparfait selon la nature, selon la notion, selon le temps ».
(Aristote, Physique)
« L’univers, au bout d’un temps donné, revient toujours au même état, dans l’alternance mesurée des vies périodiques » (Plotin, Ennéades). Le temps est comme le corps pour l’homme : il vit avec et ne le perçoit que lorsqu’il existe une entrave à son usage. Avec Heidegger, on pourrait dire « il y a du temps » mais « il n’est pas » : on le perçoit mais il reste inconcevable.

De même que certains rituels évoquent « le Grand Géomètre de l’Univers », Platon aborde la question divine dans le Timée (nom d’un pythagoricien) où il indique que la géométrie fut la science qui guida l’action du créateur : l’univers est « en forme de sphère ». L’âme du monde est obtenue par une succession d’actes réglés par la science des proportions : « Cette image éternelle qui progresse suivant le nombre, et que nous avons appelé le temps » (réponse de Timée à Socrate). Concevoir le mouvement des astres selon des déplacements circulaires et uniformes durera jusqu’à Kepler.
Temps linéaire
« La vie et la durée continue et éternelle appartient donc à Dieu » (Aristote, Métaphysique).
« Année de la vraie Lumière » (Rituel).

Le passage du temps conçu comme circulaire au temps pensé comme linéaire est attribué à l’influence du christianisme. La Bible ne s’ouvre-t-elle pas ainsi : « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre » (Genèse 1). L’évangile de Jean de même : « Au commencement était la Parole ». Le moment zéro pour les datations est associé à la naissance du Christ. Le problème de l’origine est inhérent à la question ontologique. Mais pour parler de la naissance de l’être, l’être doit exister. Pour dire que quelque chose a changé dans X, il faut que quelque chose n’ait pas changé, X lui-même. Changement et origine nous mettent face à de redoutables problèmes. Il faut toujours un déjà-là pour parler de l’origine, ce qui pose l’origine absolue comme inaccessible. Leibniz ressent l’espace-temps comme une nécessité du discours sur les objets quand Newton le pose comme préexistant aux objets. Ce dernier va l’emporter.

Le franc-maçon sépare « l’ère vulgaire » de « l’ère de la vraie lumière » en choisissant un comput spécifique de l’origine des temps, avec des différences selon les rites. Par exemple, le 1er janvier 2000 devient le 1er jour du 11e mois de l’an 5999 si l’on suit les recommandations du pasteur Anderson dans ses Constitutions publiées en 1723, « In the Year of Masonery 5723 – Anno Domini 1723 ». On ajoute donc 4000 à l’année civile en cours et le premier mois est celui du calendrier julien originel, à savoir mars. Il est bien logique d’appeler à nouveau septembre le 7e mois non ?
« Comment donc ces deux temps, le passé et l’avenir, sont-ils, puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore? Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est aussi, lui qui ne peut être qu’en cessant d’être? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c’est qu’il tend à n’être plus » (Saint Augustin, Confessions).

On évalue aisément la difficulté pour percevoir le temps : le passé n’est plus, l’avenir n’est pas, et le présent n’est qu’une limite entre les deux, un instant ; et pourtant nous avons conscience de la durée. Alors, Augustin ne renonce pas : « Si le futur et le passé existent, je veux savoir où ils sont. » L’idée de mesurer le temps en le rapportant à l’espace lui paraît une erreur car le temps n’a pas d’être réel : c’est au moment où il s’écoule que l’on croit en tenir la mesure mais il glisse comme l’eau que l’on essaierait d’étreindre. « Ni l’avenir, ni le passé n’existent. Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. » Et tout devient bien clair pour Augustin en mobilisant trois autres notions qui réfèrent à la pensée : la mémoire, la conscience et l’espoir. « Mon enfance, par exemple, qui n’est plus, est dans un passé disparu lui aussi ; mais lorsque je l’évoque et la raconte, c’est dans le présent que je vois son image, car cette image est encore dans ma mémoire. » Et il en va de même pour l’avenir. C’est l’esprit humain qui produit la dimension du passé, du présent ou de l’avenir. Les souvenirs du passé comme les signes du futur sont des sortes d’empreintes du temps, présence du passé et de l’avenir dans l’esprit qui s’énonce et de ce fait devient présent, le présent pas au sens « instant » mais au sens « manifestation ». « C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps » (Augustin, Confessions).

L’apport du christianisme sur le temps est très subtil. D’abord, il faut renoncer à tout retour au commencement, à la plénitude du passé. Vivre le présent n’est pas le résultat d’une chute, d’une condamnation ; c’est le temps de la liberté de l’homme en harmonie avec l’Esprit saint. Le rituel de l’eucharistie, cœur de la foi chrétienne, prend alors tout son sens. C’est le présent du passé de la crucifixion qui est réactualisé. L’homme se perd pour faire face au temps limité de sa vie. Il peut s’en échapper en se liant avec l’Être éternel ; il retrouve la paix dans le temps éternel qui extirpe du néant à venir.
« Le temps est ce qui se transforme ET se diversifie, l’éternité tout simplement se maintient ».
(Maître Eckhart, Sermon 32, cité librement par Heidegger)

Le temps, qui érode chez Platon, devient un espace de salut. Le temps n’a pas d’autre réalité que celle que lui confère ma conscience par ma mémoire (passé), mon attente (l’avenir) ou mon attention (présent). Il n’est que subjectif dans l’esprit des hommes. Ainsi la foi se mélange intimement avec les catégories philosophiques ; rationnelles, elles servent à expliquer (« saisis par la lumière de la raison ce que tu possèdes déjà fermement par la foi », saint Augustin, Lettre 120) mais elles peuvent aussi venir en contradiction avec des croyances.
« Sans la cohérence des processus irréversibles de non-équilibre, l’apparition de la vie sur la Terre serait inconcevable. La thèse selon laquelle la flèche du temps est seulement phénoménologique devient absurde. Ce n’est pas nous qui engendrons la flèche du temps. Bien au contraire, nous sommes ses enfants » (Prigogine, physicien et chimiste, La Fin des certitudes, 1996).
Pour la conception idéaliste, le temps n’est qu’une propriété de la conscience humaine. Il n’existe pas dans le monde réel qui est soumis à des lois éternelles, universelles.
« Ce serait nous, humains, observateurs limités, qui serions responsables de la différence entre passé et futur ».
(La Fin des certitudes)

Pour la conception réaliste, le temps est une qualité intrinsèque des choses imprimant au réel le rythme singulier d’un déploiement complexe auquel l’homme participe en tant que partie éminemment expressive de la nature.
La flèche du temps qui exprime l’irréversibilité des phénomènes est associée à des processus physiques simples : le frottement, la viscosité. L’irréversibilité se généralise pour rendre compte d’une foule de phénomènes : la formation des tourbillons, les oscillations chimiques, le rayonnement laser. L’irréversibilité n’est plus une simple apparence qui disparaîtrait si nous accédions à une connaissance parfaite.
« Elle est une condition essentielle de comportements cohérents dans des populations de milliards de milliards de molécules ».
(La Fin des certitudes)

L’exception est la réversibilité qui ne se produit qu’à l’échelle de l’infiniment petit.
« Le temps n’est plus secondé par les horloges, dont les aiguilles s’entre-dévorent aujourd’hui sur le cadran de l’homme.
L’adoration des bergers n’est plus utile à la planète.
Si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé.
Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. »
(René Char, Extraits).

étonnant de synchronicité ! Un article à paraître le 28 octobre sur notre journal aborde la notion de temps d’après st Augustin !!!!!!!!! Je l’ai écrit le 23/09/2025 et planifié depuis cette date !