Un monde où tout se mesure et plus rien ne signifie.
Chebrou de Lespinats rallume les phares (Jung, Guénon, Teilhard) et rappelle que sans rite ni symbole, l’âme se défait.

Nous avançons dans ce livre comme dans une nef nocturne où la lampe à huile tient tête au vent. Olivier Chebrou de Lespinats nomme l’absence qui ronge nos jours et lui donne une figure concrète. Ce n’est pas un concept décoratif, c’est une blessure. Il parle d’une époque vidée de l’Esprit, d’un crépuscule du sacré, d’un langage qui bavarde là où jadis la Parole ouvrait un passage.
Nous reconnaissons les lieux désertés, les seuils dissous, l’effacement du temps consacré, la disparition des rites qui faisaient de l’existence une montée par degrés. Nous sentons que l’homme s’est défait de son axe et qu’il erre entre performances et lassitude, le cœur assourdi, la mémoire spirituelle ensablée. Cette mise à nu ne se nourrit pas de nostalgie. Elle appelle à une lucidité qui ne confond jamais critique et amertume. Elle demande que nous regardions en face la misère silencieuse d’un monde où tout se mesure et plus rien ne signifie, un monde qui a remplacé l’Être par l’usage et l’Infini par l’immédiat. Dans ces pages, l’auteur fait acte de fidélité envers ce qui demeure vivant, même exilé, et il en cherche les traces dans nos vies dispersées.

Le mouvement intérieur du livre suit une respiration qui nous est familière.
D’abord le constat, tranchant et douloureux, de l’effondrement discret qui gagne nos habitudes. Vient ensuite l’écoute des veilleurs. Carl Gustav Jung y tient la main de ceux qui cherchent, non pour rêver l’extérieur mais pour s’éveiller à l’intérieur, vers le Soi comme centre vivant, non pas idéal de surface mais noyau qui ramasse l’âme et la rend à sa densité.
René Guénon rend à la fracture sa portée métaphysique. Il parle d’un monde à l’envers, profané par le règne de la quantité, coupé de son Principe, privé de la médiation des symboles, livré aux pseudo-initiations et aux simulacres qui occupent sans nourrir.
Alain Daniélou rappelle que la Présence n’est pas une abstraction, elle vibre dans l’ordonnance du monde, elle chante par la musique, elle danse dans les formes, elle se reconnaît à la justesse des correspondances. Teilhard de Chardin ouvre l’horizon d’un cosmos travaillé de l’intérieur par une poussée d’unification, non comme fuite mais comme conversion de la matière à l’Esprit.
Maître Eckhart, Nicolas de Cues et les maîtres de Saint-Victor font entendre la voie du dénuement, la coïncidence des contraires, le silence qui enfante la parole vraie, la montée patiente de la lettre à l’esprit. L’ouvrage n’égrène pas des citations pour l’illustration. Il convoque ces voix comme des phares alignés, afin que nous retrouvions le chenal dans la nuit.
Au cœur du propos, une thèse se précise.
Nous ne souffrons pas d’un manque d’informations mais d’une déritualisation qui a vidé les gestes de leur verticalité. L’existence moderne saute d’étape en étape sans franchir les seuils. Elle accumule les transitions administratives et ignore la métamorphose intérieure. Le rite n’est pas ici souvenir d’un folklore. Il demeure opération de l’être, alchimie qui transfigure la matière de nos jours, pédagogie qui replace chaque instant sous le signe d’une orientation.
Par le symbole, l’invisible se rend habitable et notre temps reprend sa texture.
Sans ce tissage, l’âme se dilue et la parole perd son poids de feu. L’auteur le dit sans dureté, mais sans concession, et nous entendons dans sa phrase la vieille loi qui, de mémoire d’homme, appelle à sanctifier le temps, à nommer les passages, à reconnaître l’axe. Alors la plainte cesse de tourner à vide. Une espérance apparaît, non comme doudou métaphysique, mais comme travail de réintégration, exigeant et doux à la fois, qui réapprend l’humilité des commencements et l’obéissance au vrai.
Après l’analyse, le livre s’engage.
Olivier Chebrou de Lespinats témoigne d’une traversée où la chevalerie intérieure n’est pas posture, mais discipline du regard et des mains. Il parle des rites servis, des ordres fréquentés, des symboles éprouvés, non pour exhiber des appartenances, mais pour dire ce que l’exercice fidèle a patiemment réparé. Il rappelle que la transmission n’est pas une opinion qui s’échange. C’est un feu confié qui demande veille et service. Nous lisons alors des pages qui rouvrent le chemin de la verticalité, non par slogans, mais par gestes simples. Retrouver le silence, non pas mutisme, mais chambre d’échos. Réapprendre la lenteur, non pas inertie, mais consentement à la densité du réel. Restaurer la parole, non pas pour convaincre, mais pour relier. Refaire des seuils, non pour exclure, mais pour entrer autrement. Revenir à l’étude, non pour collectionner des savoirs, mais pour laisser parler une sagesse qui nous précède. De chapitre en chapitre, la perspective s’éclaire. Il ne s’agit pas de rééditer des formes mortes. Il s’agit de réattacher le fil au Centre et de laisser l’Esprit engendrer les formes ajustées à notre temps.
Cette méditation prend souvent la forme d’une lutte aimante contre les impostures de notre monde.
L’auteur ne confond jamais liberté et caprice, interprétation et fantasme, créativité et dispersion. Il rappelle qu’il existe un ordre symbolique qui ne se fabrique pas, mais qui se reçoit. Il n’érige aucune police des consciences. Il renvoie chacun à la rectitude intérieure qui rend possible la joie. Nous trouvons là une éthique de la transmission qui refuse les consolations faciles. Elle fait place à l’épreuve. Elle ose la gravité. Elle redonne à la beauté sa fonction de guide. Elle rend à la joie son sérieux. Et nous sentons, au fil des pages, que la plainte initiale se transforme en prière active. La misère spirituelle n’est plus prétexte à déploration. Elle devient le lieu d’un retournement où l’homme consent à quitter la périphérie pour regagner le centre.

La force de ce livre tient aussi à sa langue.
Elle ne chante pas pour elle-même. Elle avance avec une sobriété ardente, ferme et hospitalière. Elle sait nommer l’abîme sans s’y complaire. Elle préfère l’image juste au trait appuyé. Elle refuse l’emphase et lui substitue la précision. Quand l’auteur rapporte la phrase de Jung sur la perte de l’âme, ce n’est pas pour enjoliver un diagnostic consensuel. C’est pour situer le combat, qui n’a pas l’ennemi pour objet mais l’oubli, et qui n’a pas pour arme la polémique mais la fidélité aux signes. Le lecteur sent que ces pages procèdent d’une pratique et non d’une humeur. Le tempérament de l’essayiste s’accorde à l’exigence initiatique et la pensée respire, tenue et claire.
Une courte halte biographique s’impose afin de comprendre la qualité d’oreille qui traverse ce texte. Olivier Chebrou de Lespinats travaille depuis de longues années à l’écoute des rites et des symboles, dans un dialogue continu entre traditions de sagesse, psychologie profonde et expérience intérieure. Humaniste de vocation, il place l’humain au centre d’une quête qui n’idolâtre pas l’homme, mais le relève par l’Esprit. Son itinéraire croise la mystique occidentale, les sagesses de l’Orient, la chevalerie spirituelle et l’exigence d’une éthique incarnée. Il a publié des ouvrages historiques et symboliques qui témoignent d’une même volonté de transmettre. Plusieurs distinctions sont venues saluer ce labeur discret, qu’il s’agisse de travaux sur l’Ordre de Saint-Lazare, d’études consacrées aux traditions équestres ou de contributions plus directement dédiées à l’histoire sacrée. Au lieu d’un palmarès, retenons une posture. Recherche patiente, sens du document, sens du symbole, souci de la langue, désir de faire passer le feu plutôt que de briller. Cette ligne de vie explique la tenue du présent essai et lui donne sa température intérieure.
Pour une brève bibliographie d’orientation, ajoutons que le lecteur gagnera à rapprocher ce volume de travaux antérieurs de l’auteur consacrés à l’histoire spirituelle et chevaleresque, où se dessinent déjà les thèmes majeurs du présent livre. Nous y retrouvons le goût des filiations, l’attention au geste rituel, l’exigence de vérité, la vigilance contre les confusions contemporaines. Cette constellation donne au Grand Vide sa portée. L’ouvrage n’est pas une indignation passagère. Il est un jalon dans une œuvre qui cherche la continuité sous la dispersion apparente des formes.
Au terme de cette lecture, nous ne sortons pas avec une recette… Nous sortons avec une boussole.
La pointe indique la même direction depuis l’aube des temps. Retrouver l’axe, réaccorder la parole au souffle, réapprendre la patience, rouvrir les seuils, consentir à la lenteur qui guérit. Le désert que nous traversons n’est pas seulement un manque. Il peut devenir un temple nu, si nous acceptons de nous y tenir, disponibles à l’invisible, attentifs à la source qui recommence à couler quand la parole se tait et que le cœur veille. L’ultime pari du livre est là. Rien n’est perdu tant que l’homme se souvient de sa noblesse, non comme fierté, mais comme service. Alors la misère n’a plus le dernier mot. Elle devient la terre d’où surgit, à nouveau, l’espérance.
Le Grand Vide – Essai sur la misère spirituelle de notre époque
Olivier Chebrou de Lespinats – Les éditions L.O.L., 2025, pages, 11 € – version numérique 5 €
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