jeu 18 septembre 2025 - 17:09

Mylène Farmer : l’autre lumière, l’alchimie d’une voix

Nous avons appris depuis longtemps que certaines œuvres ne se contentent pas d’être écoutées. Elles se visitent comme un Temple intérieur, avec ses portes battantes, ses silences, ses colonnes de lumière et ses zones d’ombre où l’on affûte la parole.

Mylène Farmer, Live 2019, capture d'écran
Mylène Farmer, Live 2019, capture d’écran

L’univers de Mylène Farmer appartient à cette famille rare. Il mêle pudeur et dévoilement, Eros et Thanatos, bibliothèque et piste de danse, une alchimie volontairement paradoxale qui aimante depuis quatre décennies une communauté d’adeptes.

Sa trajectoire, canadienne d’origine et française d’inscription, commence à Pierrefonds, dans la banlieue de Montréal, avant de s’enraciner près de Paris ; son nom civil, Mylène Jeanne Gautier, deviendra « Mylène Farmer », patronyme choisi en écho à l’actrice Frances Farmer, comme si le théâtre de la vie annonçait déjà la future poétique du masque. Discrétion farouche, rareté médiatique, fidélité au compagnonnage créatif avec Laurent Boutonnat : la biographie dessine une signature – autant une œuvre qu’un personnage, autant une voix qu’un monde.

Son aventure discographique installe une dramaturgie de métamorphoses : des premiers sortilèges de « Cendres de lune » et d’« Ainsi soit je… » au tournant blanc et corvidé de « L’autre… », puis au virage californien d’« Anamorphosée », au lyrisme d’« Innamoramento », aux cycles « Avant que l’ombre… » et « Bleu Noir », jusqu’aux constellations d’« Interstellaires » et aux brûlures de « L’Emprise ». On y aura reconnu une esthétique de grand atelier : textes à doubles fonds, iconographie somptuaire, clips cinématographiques, fables interdites et ballet d’allusions littéraires (Baudelaire, Poe, Wilde, Levi, Egon Schiele) qui signent l’érudition discrète et la mélancolie lumineuse de l’autrice. L’album « L’autre… » (1991), porté par un oiseau noir posé sur une chevelure incendiaire, restera son sommet commercial en France, où il se classe très longuement en tête et installe définitivement l’aura Farmer.

Source : site mylene.net

La scène, chez elle, est davantage qu’un concert : c’est un rituel de passage. Des théâtres de la fin des années 1980 aux vastes arènes, jusqu’aux rendez-vous géants au Stade de France, chaque tournée rejoue un serment : chorégraphies comme fresques, décors en cathédrales d’écrans, dramaturgie minutée. La tournée « Nevermore 2023/2024 », malgré les aléas d’un monde troublé, a confirmé l’ampleur de ce dispositif et l’inscription d’un répertoire désormais patrimonial dans l’imaginaire collectif. Que le spectacle se clôt souvent sur « Désenchantée » dit assez la valeur d’étendard de cette chanson – refrain partagé, bras levés, rite profane de fraternité immédiate.

Quant aux « mystères » de Mylène Farmer, il faut les entendre non comme des secrets à dérober mais comme une façon d’habiter la distance. Peu d’interviews, beaucoup d’images : elle inverse la proportion usuelle de la célébrité contemporaine. À la curiosité indiscrète elle oppose la construction d’un mythe, patiemment, pierre à pierre : fables historiques (« Libertine », XVIIᵉ baroque et fouet de soie), contes cruels, religiosité détournée, martyrs de papier, anges et fauves, tout un bestiaire où l’innocence et la faute dansent ensemble. Ce théâtre nourrit une herméneutique sans fin : chacun y projette son labyrinthe, y retrouve son miroir. C’est la force des grandes icônes pop : elles proposent des chambres d’échos pour nos contradictions.

Approchons maintenant « Désenchantée », par où tant d’itinéraires ont commencé. Sortie en 1991, première étincelle de « L’autre… », elle demeurera sa chanson-signature, numéro 1 durant de longues semaines en France : au-delà d’un tube, une formule – l’air même d’une époque – que la foule chante comme on se reconnaît. Les historiens de la pop noteront l’alliage : pulsation europop, mélodie ascendante, diction nette qui martèle des mots simples et fatidiques. Les herméneutes, eux, liront autre chose : une dramaturgie de la perte et de la mesure, le sentiment d’une génération venue trop tard pour les utopies, trop tôt pour renoncer.

Comment une loge symbolique entendrait-elle cette chanson ?

D’abord comme une nuit de « nigredo ». Le mot « désenchantée » n’est pas le deuil de la magie, mais l’aveu d’un voile arraché : les illusions tombent, reste la matière brute. C’est la pierre non taillée posée au centre, à laquelle il faudra appliquer le maillet et le ciseau. La frappe du refrain agit comme un marteau rythmique : à chaque battement, une scorie se détache, à chaque retour une part de nous se dénude. L’alchimiste sait que l’œuvre au noir n’est pas la fin, mais l’indispensable commencement.

Ensuite, la chanson met en scène la traversée des deux Colonnes. Le texte oppose jour et nuit, idéal et constat, promesse et chute : nous passons de Jakin à Boaz, de la théorie à l’épreuve, de l’Orient espéré à la réalité du Septentrion. Le « désenchantement » n’est pas l’échec de l’initiation ; c’en est le seuil. C’est le moment où l’on cesse d’accuser le monde et où l’on se met à travailler. Dans le Temple intérieur, le constat « tout est chaos » (pour ne citer qu’un très bref fragment) ne clôt pas la marche : il l’ordonne. Un monde qui paraît disloqué appelle précisément l’équerre, le niveau, le fil à plomb ; c’est dans l’écart des choses que naît la géométrie.

La chanson, de couplet en couplet, procède alors comme un dialogue entre l’Atelier et la cité. Dans l’Atelier, nous reprenons souffle, nous mesurons, nous nommons. Dans la cité, nous entendons le tumulte, la fatigue, la phrase cassée. Le refrain agit comme ces retours en soi que prescrit l’inscription V.I.T.R.I.O.L. : « Visita Interiora Terrae… ». Visiter l’intérieur de la Terre, c’est écouter la basse obstinée de la chanson : non un gémissement, mais une basse continue – un bourdon de cathédrale – qui porte la voix claire. Aller au centre de soi pour y trouver l’étoile polaire qui ne se voit pas en plein midi.

On ne s’étonnera pas que cette poétique respire la bibliothèque. Mylène Farmer a toujours mêlé aux pulsations synthétiques du temps des réminiscences littéraires : chez elle, Baudelaire et Poe traversent la pop comme des spectres familiers. L’ombre d’« Allan » – clin d’œil explicite au maître d’outre-tombe – suffit à rappeler que l’imaginaire n’est pas une décoration mais une boussole : des récits, des symboles, des figures continuent d’enseigner dans la langue d’aujourd’hui. C’est ce tissage qui, pour nous, fait signe : tradition vivante, modernité assumée, fidélité et invention.

Nigredo rubedo albedo : les étapes alchimiques
Nigredo rubedo albedo : les étapes alchimiques

Si l’on prolonge la lecture alchimique, « Désenchantée » laisse entrevoir ses deux autres couleurs. Après la « nigredo » (noir), vient l’« albedo » (blanc) : ce moment de clarification où l’on comprend que l’innocence n’est pas un état perdu mais un effort de vérité. L’iconographie de « L’autre… » – visages diaphanes, oiseau sombre, épure glacée – en a donné des échos plastiques. Enfin, « rubedo » (rouge) : la chevelure flamboyante, le désir et la volonté, la chaleur du chœur quand des dizaines de milliers de voix entonnent la même devise. À ce stade, la chanson n’est plus plainte mais énergie, elle devient « chant de marche ». Elle réveille le désir de justesse plutôt que la nostalgie d’un âge d’or.

Une oreille maçonnique y reconnaîtra encore la pédagogie de l’équilibre. La pièce n’offre pas de solution spectaculaire ; elle propose une méthode : regarder le réel en face, nommer, mesurer, polir, reprendre. Dans nos rituels, la lumière n’abolit pas la nuit ; elle lui donne sens, la traverse et l’oriente. De même, la chanson n’abolit pas la fatigue moderne ; elle la met en travail. « Idéaux », « mots abîmés » : nous savons ce que c’est que des mots rabotés par l’usage. L’Atelier sert justement à leur redonner du fil, à les affûter jusqu’à ce qu’ils redeviennent performants, opérants, capables d’ouvrir.

Au fond, la « morale » initiatique de « Désenchantée » tient en peu de choses : ne pas confondre la chute des fables avec la fin du sens ; tenir le chantier, même quand l’époque se défait ; chercher la lumière intérieure là où l’exténuation du monde nous pousserait à baisser les bras. Nous n’avons pas à choisir entre la danse et la pensée : l’une peut servir l’autre. C’est le pari, profondément humaniste, de Mylène Farmer : relier l’intellect et le corps, l’icône et la blessure, l’intime et le partage.

Reste que la trajectoire entière de l’artiste explique la persistance de cette œuvre dans nos mémoires. Carrière au long cours, record impressionnant de numéros 1, constance du public francophone et au-delà, capacité à renouveler ses matières sonores sans renier sa patte : la tenue est exemplaire. Et l’actualité récente a rappelé la puissance du rite scénique : malgré reports et tempêtes, la communauté se retrouve, elle fait cercle, elle se reconnaît — et la chanson-signe referme la procession. C’est peut-être cela, au bout du compte, la « réponse » de Mylène Farmer : non une doctrine, mais une liturgie profane où chacune et chacun, à hauteur de sa propre nuit, repart avec une étincelle.

Pour l’historien, on retiendra que « Désenchantée » demeure son titre le plus emblématique : premier single de L’autre… (1991), il a occupé la tête des classements durant de longues semaines. Pour le symboliste, c’est une œuvre au noir muée en chant de marche. Pour nous, travailleurs de l’esprit, l’essentiel est la méthode : dans le vacarme des jours, ouvrir l’espace intérieur où le désenchantement cesse d’être une fatalité et devient, tout simplement, l’autre nom d’un réveil.

Alors,  notre iconique Mylène Farmer, à canoniser de son vivant ?

Illustrations : Wikimedia Commons

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Erwan Le Bihan
Erwan Le Bihan
Né à Quimper, Erwan Le Bihan, louveteau, a reçu la lumière à l’âge de 18 ans. Il maçonne au Rite Français selon le Régulateur du Maçon « 1801 ». Féru d’histoire, il s’intéresse notamment à l’étude des symboles et des rituels maçonniques.
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