De notre confrère theconversation.com – Par Philippe Ilial

L’histoire de la Franc-maçonnerie remonte au XVIIe siècle en Angleterre, portée par le courant philosophique du latitudinarisme, qui cherchait à transcender les divisions entre chrétiens. Les Constitutions d’Anderson de 1723, texte fondateur de la maçonnerie anglaise, reflètent cette ambition en posant les bases d’une spiritualité minimale, résolument chrétienne.

À cette époque, seuls les adeptes d’une religion « sur laquelle tous les hommes sont d’accord » – entendue comme le christianisme dans sa version la plus large – étaient admis. Juifs, musulmans ou déistes purs en étaient exclus, un choix révélateur de l’Europe chrétienne de l’époque, fragmentée entre catholiques, protestants et anglicans. Ce cadre inclusif, mais limité, a pu alimenter l’idée d’une religion minimaliste, un espace spirituel où anglicans, presbytériens et luthériens pouvaient coexister.
C’est avec l’aventure coloniale du XIXe siècle que la maçonnerie commence à s’ouvrir à l’altérité, sous l’impulsion de la laïcité et des rencontres avec d’autres cultures. Comme l’explique l’historien Daniel Tollet, cette évolution marque un tournant, élargissant les portes des temples à des croyances diverses. Pourtant, cette ouverture initiale chrétienne laisse une empreinte durable, alimentant la perception d’une institution religieuse, même si elle se revendique aujourd’hui adogmatique selon certaines obédiances.
L’hébraïsme maçonnique : un vernis symbolique

Un autre élément alimentant cette confusion est l’utilisation fréquente du qualificatif « judéo-chrétien » pour décrire la maçonnerie. Les références à l’Ancien Testament – comme le Temple de Salomon, les colonnes Jakin et Boaz ou certains échos kabbalistiques dans les degrés dits de perfection – pourraient suggérer une filiation avec le judaïsme. Cependant, cette lecture est trompeuse. Historiquement, les Juifs furent longtemps exclus de l’Ordre, et l’hébraïsme maçonnique, selon Pierre-Yves Beaurepaire, n’est qu’un « alibi latitudinaire » au service d’une vision chrétienne. Pour les rédacteurs des Constitutions, l’Ancien Testament sert de préfiguration au Nouveau, un « plus petit dénominateur commun » symbolique plutôt qu’une adhésion à la tradition juive. Le Delta lumineux avec l’œil divin, par exemple, s’éloigne du Tétragramme hébraïque pour incarner la Providence chrétienne.

Roger Dachez, dans son article Hébraïsme et franc-maçonnerie, heurt et malheur d’une filiation incertaine (La Chaîne d’Union, n°51, 2010), renforce cette analyse : l’hébraïsme maçonnique est une réinterprétation christianisée, vidée de sa substance originelle. Cette symbolique, bien que riche, reste un outil de cohésion plutôt qu’une affirmation religieuse, un point que les profanes peinent souvent à saisir.
Rites et sacralité : une spiritualité sans dogme
Si la maçonnerie n’est pas une religion au sens théologique, elle partage des traits qui brouillent les frontières. Cécile Révauger, spécialiste des Lumières anglaises, la décrit comme une
« spiritualité sans théologie, des rites sans dogme, une communauté sans Église ».
Trois éléments clés nourrissent cette ambiguïté : la sacralisation de l’espace, une croyance évolutive et un système rituel d’une profondeur fascinante.

Le rituel, défini par l’anthropologue Roger Dachez comme un « cérémonial englobant », structure l’expérience maçonnique. L’ouverture des travaux autour d’un ouvrage sacré – souvent l’Ancien Testament, les Constitutions d’Anderson ou le livre de l’obédience – évoque les pratiques religieuses, tout comme les rites spécifiques (batterie, signe, agenouillement) qui, selon Mircea Eliade, répondent à un invariant anthropologique universel : conjurer le désordre. En loge, le profane, plongé dans un « chaos » symbolique (bandeau sur les yeux), renaît à travers purification, serment et lumière, reconstituant un ordre microcosmique à l’image du Temple de Salomon.

La Bible, placée sur l’autel des serments, est un autre point de controverse. Pierre-Yves Beaurepaire propose de la voir comme un « objet-frontière » : support symbolique des serments, mémoire culturelle chrétienne, mais pas un texte sacralisé pour tous. Lorsqu’un athée prête serment dessus, il engage sa parole, non sa foi, une nuance subtile mais essentielle. Ces rites, consciemment théâtralisés, distinguent la maçonnerie d’une pratique religieuse : le maçon joue un rôle, une expérience absente de sa vie profane.
Un besoin de sacré dans un monde sécularisé
Dans nos sociétés modernes, marquées par un recul des grands récits religieux – un phénomène analysé par Denis Pelletier –, la maçonnerie répond à des aspirations profondes. La chaîne d’union, équivalent d’une communion, la quête de connaissance remplaçant la révélation divine, ou les tenues structurant le temps comme des offices religieux, comblent des besoins d’appartenance, de transcendance et de ritualité. Comme le souligne Beaurepaire dans une conférence du laboratoire CMMC,
« la loge est un laboratoire du sacré, bien plus qu’un sanctuaire religieux ».

Ce paradoxe explique pourquoi tant de francs-maçons y voient une « religion sans dogme ». Elle propose sans imposer, offrant un espace où chacun projette ses croyances. Émile Durkheim y voyait un langage religieux détourné, parlant à l’inconscient collectif, tandis que Claude Delbos et Beaurepaire insistent sur cette liberté fondamentale : là où les religions fixent, la maçonnerie invite à explorer.
Une identité entre sacré et profane
En définitive, la franc-maçonnerie fascine par sa capacité à naviguer entre sacré et profane. Elle emprunte des formes religieuses – temples, bibles, rites – mais les détourne pour une quête personnelle et collective. Ce n’est pas une religion au sens classique, car elle rejette dogmes et hiérarchies ecclésiales, mais elle répond à des besoins humains que les traditions spirituelles ont longtemps monopolisés. Dans un monde où les certitudes s’effritent, elle se pose comme un laboratoire vivant, un théâtre symbolique où s’écrit une spiritualité moderne.
Alors, la franc-maçonnerie est-elle une religion malgré elle ? Peut-être pas. Elle est plutôt un miroir de nos aspirations, un pont entre passé et présent, où le sacré se réinvente sans jamais se figer.

Tout est clairement précisé et assez audible pour qu’il n’y ait pas d’embarras ou de quiproquo ; en effet le texte fondateur de la maçonnerie anglaise affiche cette ambition en posant les jalons de ce que d’aucuns appelleraient : spiritualité minimale.
Et là, je me réjouis du commentaire de Jean Jacques Chauvin qui lève toute ambiguïté et équivoques avec un esprit transcendantal voire transdimentionel; ainsi, Plus rien à ajouter.
Très respectueusement…
En en tête on peut lire :
« Les Constitutions d’Anderson de 1723, texte fondateur de la maçonnerie anglaise, reflètent cette ambition en posant les bases d’une spiritualité minimale, résolument chrétienne. »
Cette affirmation introduit dés le départ un biais dans l’analyse : le Centre de l’Union proposé par Anderson est de rassembler tous les HONNETES HOMMES qu’ils soient Rationalistes athées , chrétiens, juifs ou autres chacun gardant sa spécificité sans prosélytisme ou pire sans entrisme. Il n’y a rien de latitudinaire dans cette attitude mais un simple respect de l’autre et une écoute tolérante propre à approfondir par chacun ses conceptions individuelles dans son intimité.
Tout à fait d’accord avec toi mon BAF Jean-Jacques.
R
Mon TCF Richard,
quelle coincidence (d’aucuns parleraient de synchronicité) !
J’ai ton livre depuis deux ans sur mes étagères et viens de commencer à le lire : j’ai lu hier soir les passages que tu cites et donc, tout naturellement, je me suis demandé si la première maçonnerie était bien réservée aux seuls chrétiens comme le dit l’article.
Je travaille actuellement sur la « querelle » entre « antiens » et modernes, et c’est pour moi loin d’être une nuance.
Fraternellement.
Bernard
Mon TCF Bernard
Merci pour ton fraternel commentaire.
Pour la très intéressante question des Anciens et des Modernes, je te recommande la lecture du livre de Ric Berman : « Schism – The Battle that forged Freemasonry » (2013).
Je suppose que tu connais l’excellent résumé de notre S Cécile Révauger, « La querelle des Anciens et des Modernes », Encyclopédie maçonnique n° 11.
Bien fraternellement à toi et à tous les FF de 450.fm
Richard
Bonjour,
En toute fraternité, je partage l’ensemble de l’article de notre F Philippe Ilial, mais je suis un peu en désaccord avec lui sur la présence des juifs et des déistes dans la première franc-maçonnerie anglaise. Je me permets de renvoyer à mon livre paru en 2022 aux éditions Maïa : Les origines anglaises de la franc-maçonnerie moderne.
Bien fraternellement à tous
Richard Bordes
Sans aucun doute, Martin Folkes (1690-1754), Député Grand Maître de la 1ère GL et président de la Royal Society, était un libre-penseur, un libertin et peut-être même un athée. Voir Anna-Marie Roos, Martin Folkes (1690-1754) Newtonian, Antiquary, Oxford 2021.
William Stukeley (1687-1765), maçon à Salutation Tavern écrit que Martin Folkes « pervertit » une grande partie des savants de la Royal Society, « […] de sorte que, lorsqu’il est question de Moïse, du déluge, de la religion, des Écritures, etc., cela est généralement reçu avec des éclats de rire ». (1)
En 1788, l’article I d’Anderson est considéré par des francs-maçons comme une ouverture aux religions non chrétiennes. On lit en effet dans un sermon maçonnique de la fin du XVIIIe siècle : « Venez donc, Juifs vertueux, Mahométans, fidèles disciples de toutes les religions (2)… ».
(1) – Richard Bordes, Les origines anglaises de la franc-maçonnerie moderne, Maïa, 2022, p. 88.
(2) – The Elements of Free-Masonry Delineated, sermon imprimé par R. Ferguson, pour R. Ray, Maître de la loge 53, 1788, p. 12. Texte cité par Róbert Péter, The Mysteries of English Freemasonry op.cit., p. 94, note 292.
La première allusion à un Juif devenu maçon date de 1716. Dès 1723, des noms juifs apparaissent dans les archives de la Grande Loge d’Angleterre et le pasteur Anderson lui-même, dans la seconde édition de ses Constitutions (1738), cite plusieurs grands officiers juifs de la Grande Loge, le plus souvent séfarade (3).
(3) – Jean-Philippe Schreiber, ‘‘Juifs et franc-maçonnerie au XIXe siècle’’. Un état de la question, Archives Juives, 2010/2 Vol. 43, pages 30-31.
En 1737, un journaliste de The Craftsman, principal journal conservateur anglais, écrit que les loges maçonniques admettent « Turcs, Juifs, Infidèles, Papistes et Non-jureurs (4). Selon William Stukeley encore, l’orientation de la Royal Society subit un changement philosophique significatif entre 1720 et 1741 (5). C’est durant cette période que Joseph Ryle Clarke situe le passage du christianisme des Anciens Devoirs au déisme des Constitutions (6).
(4) – Róbert Péter, The Mysteries of English Freemasonry : Janus-Faced Masonic Ideology and Practice Between 1696 and 1815, Szeged, 2006, p. 99, note 311.
(5) – James E. Force, ‘‘Hume and the Relation of Science to Religion among Certain Members of the Royal Society’’, Journal of the History of Ideas, vol. 45, No. 4 (Oct. – Déc., 1984), p. 518. James E. Force, ‘‘The Breakdown of the newtonian synthesis of science and religion : Hume, Newton, and the Royal Society’’, Essays on the context, nature, and influence of Isaac Newton’s theology, Kluwer Academic Publishers, 1990, p. 143-144.
(6) – J. R. Clarke, ‘‘The Change from Christianity to Deism in Freemasonry’’, Ars Quatuor Coronatorum, vol. 78, 1965, p. 50.
La Franc Maçonnerie est selon moi une religion laïque, ce qui n’empêche pas de porter en elle tout le sacré.
On oublie trop souvent le terme de religare religere. Si le sens de religion a été accordé aux premiers rassemblements formés par les spiritualités naissantes, elles se sont appropriées ce terme mais il n’est pas exclusif. Cette erreur concernant la maçonnerie est la même au sujet du bouddhisme.