jeu 28 août 2025 - 19:08

Savoirs et Franc-maçonnerie au siècle des Lumières

Lire Savoirs et franc-maçonnerie au siècle des Lumières de Florence Mothe, c’est pénétrer dans une cathédrale de mots où chaque pierre est taillée dans l’histoire, la science et l’initiation. Rien ici n’est une froide érudition : tout respire la ferveur d’un siècle où la connaissance semblait pouvoir conduire l’humanité au bonheur universel, et où la franc-maçonnerie fut à la fois le laboratoire, le sanctuaire et l’amplificateur de cette espérance.

L’auteure nous entraîne dans un voyage au cœur du XVIIIe siècle, où les figures de Helvétius, Montesquieu, Franklin, Lalande, Lavoisier ou Condorcet apparaissent non pas comme des statues immobiles mais comme des frères vivants, tissant ensemble un tissu intellectuel et spirituel sans précédent.

Savoirs et franc-maçonnerie au siècle des Lumières
Savoirs et franc-maçonnerie au siècle des Lumières

Il faut dire qui est Florence Mothe pour comprendre la force de son regard. Née en 1947 à Bordeaux, journaliste, musicologue, historienne, elle a travaillé pour la presse et les radios culturelles avant de consacrer l’essentiel de sa vie à transmettre la mémoire du XVIIIe siècle. Chevalier des Arts et des Lettres, lauréate du Grand Prix de littérature de la Ville de Bordeaux, elle a reçu en 2013 le Prix de l’Institut Maçonnique de France (IMF) dans la catégorie « Histoire » pour son ouvrage Lieux symboliques en Gironde, trois siècles de franc-maçonnerie à Bordeaux (Dervy, 2013). Mais son œuvre dépasse le seul champ de l’écriture. Héritière du château familial de Mongenan, monument historique situé à Portets (Gironde), elle a ouvert ce lieu à la visite en 1983, en y recréant un musée du XVIIIe siècle et un temple maçonnique daté de 1738, ainsi qu’un jardin botanique inspiré de Rousseau. Là, chaque semaine, elle anime depuis des décennies des conférences, faisant du château une véritable académie vivante, un lieu où se conjuguent viticulture, arts, symbolisme, initiation et mémoire des Lumières. Elle incarne ainsi une démarche rare : celle d’une écrivaine enracinée dans un patrimoine qu’elle habite, restaure, médite et transmet.

Château de Mongenan, son musée du XVIII° siècle
Château de Mongenan, son musée du XVIII° siècle

Le livre déploie la vaste fresque de ce siècle où la franc-maçonnerie, encore jeune en France, s’est faite matrice de savoirs et d’utopies. Florence Mothe ouvre d’abord sur l’atmosphère générale : ce temps où, comme à Athènes sous Périclès ou Florence sous les Médicis, l’humanité crut au progrès infini. La science avançait à pas de géant, l’encyclopédie s’érigeait en nouveau livre sacré, la philosophie repoussait les limites de la théologie. La franc-maçonnerie, en ce contexte, fut bien plus qu’un ordre discret : elle devint la chambre de résonance d’un désir universel de connaissance. Le cabinet de réflexion, que l’auteure rapproche de la méditation scientifique, illustre cette jonction entre l’ésotérisme et la rationalité, entre la magie ancestrale et la méthode expérimentale.

Puis vient le long portrait de Claude-Adrien Helvétius, figure cardinale. Issu d’une lignée de médecins protestants, devenu fermier général, philosophe, écrivain, initié, il incarne ce passage de la richesse matérielle au service de l’humanité. Son livre De l’esprit, brûlé en place publique, fait trembler l’Église et annonce déjà la Révolution en affirmant que la vertu ne dépend pas des religions mais des lois justes. Sa pensée, nourrie de Locke et de Montesquieu, ouvre une brèche immense : l’esprit n’est pas inné, il est acquis par l’éducation et l’environnement. Helvétius rêve alors d’un atelier idéal, d’une loge où toutes les sciences et toutes les philosophies se réuniraient. Ce rêve, poursuivi après sa mort par sa veuve Catherine de Ligniville, par Lalande et par Franklin, devient réalité avec la loge des Neuf Sœurs.

L’ouvrage consacre de belles pages à cette loge mythique qui, au-delà de ses membres illustres, incarne la vocation maçonnique à unir science et art, raison et fraternité. Les Neuf Sœurs furent bien plus qu’un cercle intellectuel : elles furent un creuset initiatique où peintres, savants, écrivains, astronomes, musiciens, philosophes dialoguaient comme dans une arche universelle. Là se préparèrent les grandes mutations de la Révolution, mais aussi l’engagement pour l’indépendance américaine. Florence Mothe montre que ces loges furent des académies avant l’heure, viviers de recherches croisées où l’esprit de la science et l’esprit maçonnique se fécondaient mutuellement.

Chaque chapitre du livre nous entraîne dans la constellation des figures qui illuminèrent ce siècle. Lavoisier et les chimistes, Jussieu et Buffon explorant la nature, Bailly et Lalande scrutant les astres, Condorcet rêvant d’une perfectibilité illimitée, Franklin incarnant la rencontre entre l’Amérique et la France : chacun devient un maillon d’une chaîne d’union universelle. Les femmes ne sont pas absentes : Mme Helvétius, Mme de Graffigny et d’autres tiennent salon et animent la circulation des idées. Même la musique et les arts trouvent leur place dans ce temple de la connaissance.

Florence Mothe
Florence Mothe

Florence Mothe n’élude pas les ombres. Elle rappelle que l’utopie des Lumières s’achève dans la Terreur, que le rêve d’un bonheur universel fut fracassé par la violence politique. Elle montre aussi les résistances : l’hostilité de l’archevêque de Beaumont, la condamnation de De l’esprit, les persécutions des jésuites. Mais elle souligne que ces obstacles ne firent que renforcer la conviction que la liberté de conscience et la fraternité maçonnique étaient les conditions mêmes de l’émancipation humaine.

Dans les derniers développements, l’auteure élargit la perspective : les Illuminés de Bavière, la théorie du complot de l’abbé Barruel, la mission universelle des hommes selon Saint-Yves d’Alveydre, la continuité des savoirs initiatiques de l’Égypte à la franc-maçonnerie moderne. Elle montre comment la quête des Lumières se prolonge dans les utopies sociales du XIXe siècle, dans les sciences, dans les arts, dans les rituels mêmes du Rite Écossais Ancien et Accepté.

Ce livre, au fond, est un miroir pour nous. Car en évoquant ce siècle de passions, Florence Mothe nous invite à interroger notre propre rapport à la connaissance. Elle écrit à l’heure de l’intelligence artificielle, rappelant que science et philosophie ont le même objet : chercher la vérité de l’homme et du monde. Les Lumières furent une initiation collective, un moment où la raison se fit flamme, où la loge devint temple de l’esprit. Relire cette histoire, c’est comprendre que notre démarche maçonnique s’inscrit dans ce même chantier : unir l’héritage des savoirs et la force des symboles pour édifier une humanité plus juste.

Ainsi, Savoirs et franc-maçonnerie au siècle des Lumières n’est pas seulement une contribution historique. C’est une méditation initiatique, une convocation de la mémoire vivante des Frères et des Sœurs d’hier, une invitation à poursuivre leur œuvre. Comme les Neuf Sœurs invoquant Mnémosyne, nous comprenons, en refermant ce livre, que la connaissance n’est pas une possession mais une lumière à transmettre. Et que la franc-maçonnerie, en demeurant fidèle à cet héritage, reste aujourd’hui encore la gardienne d’un temple invisible : celui de l’alliance de la science et de l’esprit, au service du bonheur et de la liberté des hommes.

Savoirs et franc-maçonnerie au siècle des Lumières

Florence MotheÉditions Dervy, 2025, 272 pages, 22 € – Format Kindle 13,99 €

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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