Si l’Apprenti est tenu au silence pour des raisons symboliques et initiatiques, il est surprenant de constater que, lorsque les maçons retrouvent leurs voix, nombreux sont ceux qui choisissent de se taire et adoptent une attitude lâchement muette lorsqu’il faudrait prendre la parole. Probablement par crainte d’être repérés ou jugés lorsqu’il faudrait l’ouvrir et se manifester. Comme chacun le sait, la Franc-maçonnerie n’est pas une religion. Le maçon « ordinaire » n’est donc pas contraint par les critères de bien et de mal propres aux religions, mais plutôt par celles de juste et de non-juste. Dans le cadre religieux, il suffit de se conformer aux lois du livre sacré, les péchés étant clairement listés. L’obéissance et le respect des règles suffisent. Il en va de même pour les trois religions du Livre.
Pour le maçon, en revanche, l’approche est radicalement différente : il doit sonder sa conscience et son cœur pour poser le geste juste. Ce geste n’est pas nécessairement synonyme de bien dans le sens moral. La notion de juste est abstraite et adaptable à chaque situation.
Sur le plan sémantique, le péché dérive du latin peccatus, qui signifie « fauter ». en grec, ce mot évoquait surtout « Viser à côté de la cible ».

En d’autres termes, il s’agit de ne pas être aligné avec le centre, ce qui renvoie au fil à plomb, à la loi de la gravité et à une adaptation consciente à la situation, appelant la réflexion personnelle du maçon plutôt qu’une obéissance aveugle. Mais combien la pratique en loge ?
Une dérive vers la soumission au religieux
Force est de constater que, de nos jours, de nombreux maçons semblent davantage catholiques que maçonniques dans leur comportement, quelle que soit leur obédience d’appartenance ou le rite pratiqué. Ils se montrent particulièrement dociles et évitent de provoquer des vagues, car enfreindre les numéros 4 et 9 des Dix Commandements risquerait de compromettre leur entrée au paradis : « Tu ne te laisseras pas aller à des pensées ou des désirs impurs » et « Tu honoreras ton père et ta mère ». Ainsi, nombre de maçons se soumettent sans condition à leur loge « mère » et, pour rien au monde, ne se risqueraient à générer du chaos au sein de l’atelier… même si le prix consiste à se taire face à l’intolérable.
Cette tendance s’explique par deux raisons principales.
La première, le conformisme, trouve un éclairage pertinent dans les travaux de Solomon Asch. Ces expériences, menées dans les années 1950, consistaient à placer des individus dans un groupe où la majorité donnait délibérément une réponse erronée à une question simple (par exemple, comparer des longueurs de lignes). Résultat : une majorité des participants se conformait à l’opinion du groupe, même en sachant qu’elle était fausse, par peur d’être exclus. À une époque lointaine, l’humain devait respecter les règles du groupe pour survivre, l’exclusion signifiant un péril mortel.
Aujourd’hui, ce mécanisme persiste : combien d’enfants se renient pour rester intégrés à leur bande de copains ? La mode exploite précisément ces ressorts : il faut porter les bonnes baskets, posséder la bonne console de jeux, regarder la bonne émission télévisée ou fréquenter les bons lieux, sous peine de marginalisation.
En loge, il en va de même. Combien de Frères ou de Sœurs se soumettent à des contraintes insupportables pour obtenir la reconnaissance espérée ?
C’est sur ces mécanismes que certains Vénérables et autres Officiers manipulateurs fondent leur petit pouvoir. Car, avouons-le, une fois sorti du Temple, le cordon ou le sautoir n’a plus aucun effet auprès des voisins de la rue, qui ignorent totalement nos codes. Il est regrettable de constater que l’anéantissement de notre dignité pour un morceau de tissu ou de cuir de chèvre soit à la fois illusoire et ridicule. Pourtant, cela fonctionne suffisamment pour que ce système s’institutionnalise jusqu’aux plus hauts niveaux de la hiérarchie maçonnique, instaurant une omerta qui pousse les victimes à se trouver de bonnes excuses pour continuer à chausser le tablier et participer au système qu’elles exécrent pourtant.
La seconde raison : la soumission à l’autorité
La seconde raison est la soumission à l’autorité. Chacun affirme qu’il refuse de se soumettre à quiconque cherchant à le dominer. Pourtant, l’expérience de Stanley Milgram, menée à la fin des années 1950, révèle une réalité nettement plus troublante. Sur 1 000 participants, deux tiers sont allés jusqu’à une « agentisation » totale sous l’autorité d’une figure médicale, administrant des chocs électriques fictifs de 450 volts (voyez la reconstitution de cette expérience ci-dessus).
Peut-être pensez-vous être plus éveillé ou rebelle que vos parents ou grands-parents ?
Détrompez-vous : en 2010, une reproduction de cette expérience a démontré que 88 % des participants ont obéi comme de bons soldats (voyez la reconstitution de cette expérience ci-dessous). En loge ou au sein de l’obédience, il en va de même. Combien sont capables de se lever, de s’indigner ou de dire simplement non, au risque d’être ostracisés et de perdre un plateau promis ?
Un constat amer : la lâcheté en loge
Lorsque la franc-maçonnerie devient un tremplin pour la lâcheté, on en vient à regretter le monde profane.
Les témoins de l’après-guerre 1939-1945 deviennent rares, mais certains écrits mentionnent des cas de maçons collaborateurs, comme René Château (1906-1970), Adrien Marquet (1884-1955) ou Marcel Déat (1894-1955). Dans le contexte de paix actuel, ces époques ne sont pas comparables. Toutefois, le courage semble devenir une denrée rare dans les loges. Les petites lâchetés d’aujourd’hui confirment que le désir d’ascension dans les degrés maçonniques n’est pas toujours synonyme de courage ou d’audace.

Chacun se souvient de son serment : « Je promets d’aimer mes Frères, de les secourir et de leur venir en aide. Je préférerais avoir la gorge coupée plutôt que de manquer à mon serment… » Si vous avez déjà traversé des situations conflictuelles au sein de votre loge ou de votre obédience, vous avez sans doute gardé en mémoire des visages fraternels dont les yeux se sont détournés au moment où vous cherchiez un appui ou une assistance. Peut-être pourriez-vous aussi tenter de vous souvenir la fois où vous avez, vous-même détourné le regard ?
Je dois avouer que je ne suis pas certain de pouvoir compter sur plus de cinq Frères ou Sœurs en cas de problème, tant mes observations des dérives m’ont désillusionné sur l’efficacité de la fraternité, en loge comme à l’extérieur. La peur est devenue le sentiment dominant : tout est désormais sécurisé, le Temple bénéficie de son assurance, les extincteurs attendent à leur place, les bougies électriques ont remplacé celles de cire… et surtout, les maçons sont tétanisés par le flux incessant d’informations anxiogènes.
Je ne vous parle pas du Règlement Général de votre Obédience, qui doit probablement constituer un exemple édifiant de document destiné à une soumission servile aux lois de la maison à laquelle vous « appartenez ».
Dans ces conditions, les deux tenues mensuelles ne suffisent pas à contrebalancer cette charge émotionnelle… et légale, qui paralysent les maçons et anéantit tout désir de rébellion en cas d’injustice.
Une loge vidée de sens

Ainsi, chacun vient en loge, propre, bien nourri et et serein, pour disserter sur la liberté du maçon. Avouez que cela prête à rire. Il est logique dans ces conditions que chacun souhaite prendre la parole pour faire profiter la noble assemblée des bons conseils issus « très modestement en qualité d’éternel Apprenti » de nos 40 ans de pratique assidue. Avec beaucoup de modestie bien sûr.
Mais au moindre problème, à la moindre inquiétude sécuritaire, 90 % des Frères et Sœurs fuiraient, laissant leurs bas instincts prendre le dessus. Une phrase du Second Surveillant de ma période d’Apprentissage me revient alors :
« Nous venons ici faire des progrès par la maîtrise des passions. »
Lorsque les mots se vident de leur sens et de leur mise en pratique, on se demande ce que l’on vient faire en loge.
Alors quelle est la solution ?

Il est évident que tout le monde ne peut pas devenir Olympe de Gouges, Pierre Brossolette ou Jean Moulin, mais entre la lâcheté habituelle et le sacrifice suprême de notre Frère Arnaud Beltrame, il y a un fossé, que dis-je, un canyon.
Un thérapeute de ma connaissance affirme que lorsqu’une oie est attaquée par un renard, dans la quasi-totalité des cas, le renard l’emporte. Cependant, lorsque ce sont les oisons qui sont menacés par le renard, l’oie déploie une force décuplée pour protéger sa progéniture.
Ainsi, nous sommes tous plus forts et plus courageux que nous ne le pensons lorsque le sens que nous attribuons à nos effort s’associe à quelque chose de plus grand que nous-même.
Il ne s’agit évidement pas de se transformer en coq de combat, mais de devenir tout simplement un maçon qui sait « Prendre sa Place » et qui sait avoir une « Parole Juste ». Cela signifie être en mesure, selon la formule de Stéphane Hessel, de répondre à l’injonction : « Indignez-vous ». Pour le dire autrement : Devenir un maçon debout.

Combien d’entre-nous sont en mesure d’utiliser un verbe harmonieux pour le mettre au service de la justesse et de la justice ? Combien sont assez courageux pour dire avec calme et Fraternité : NON ? Pourtant, l’être humain qui ne sait pas dire NON, annule toute la valeur de ses OUI. Au même titre que le maçon qui aura appris à intégrer la mort permanente de la palingénésie tout au long de sa vie aura su donner à celle-ci une intensité aucunement comparable avec celui qui aura fuit cette échéance si effrayante pour le profane.
En conclusion, le verbe est paraît-il créateur, mais créateur de quoi ? Tout au long de l’histoire des hommes l’ont utilisé soit pour semer la haine (les dictateurs), soit pour partager l’amour (Martin Luther King, Nelson Mandela…).
Si le maçon se soumet à l’injustice par son silence, s’il n’utilise pas son verbe pour rectifier, c’est à dire mettre en rectitude, il n’est pas digne de son tablier et par respect pour ceux qui veulent travailler, il devrait retourner au café du commerce disserter sur les décisions politiques de notre Président.
Bonne route et bon vent pour ceux qui resteront en Loge.