Il convient de revenir, sans lassitude, sur la différence entre progressisme et progressivité. En effet, si l’on arrive à faire abstraction de ce « linéarisme » censément inéluctable propre au mythe du Progrès, autre manière de parler de l’idéologie progressiste, et si l’on sait mettre en œuvre ce que Joseph de Maistre nommait « le bon sens et la droite raison réunis », l’on est obligé de constater qu’il y a des cycles, des époques.
Ce dernier terme, en particulier, est instructif, en ce qu’il signifie, au plus près de son étymologie : « suspens des valeurs en cours », ou, plus trivialement, « parenthèse ». Cela nous force à constater qu’une parenthèse s’ouvre, et une autre se ferme. En bref, la parenthèse moderne est en train de se fermer, et une autre époque, une autre parenthèse, est en train de s’ouvrir. C’est ce que certains, et j’en fais partie, appellent la « postmodernité ».

Une époque dure trois à quatre siècles. Et entre deux époques, il y a des périodes qui durent quelques décennies. Périodes crépusculaires, aux lumières clignotantes. Périodes durant lesquelles se vit la fatigue d’une époque qui s’achève, et où l’on perçoit les balbutiements de la nouvelle en gestation. Ainsi, dans l’histoire, tout comme dans la nature, existe un rythme. Une « relève rythmique » des histoires (Nicolas Berdiaev), faite de flux et de reflux, de montées et de descentes. Qualité rythmique caractérisant la vie personnelle et la vie collective. C’est ce qui fait que le monde moderne, par exemple, que l’on continue à appeler ainsi par habitude, est maintenant devenu vieux et quelque peu caduc. Sa fin arrive. Il se décompose. Mais impermanences et continuité, un nouveau monde naît, encore inconnu.
Pour reprendre une distinction proposée par notre frère et ami, le grand anthropologue qu’était Gilbert Durand, il est des époques diurnes et d’autres nocturnes (Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, 1960). Certaines sont sacrales et d’autres séculières. D’où le balancement entre des attitudes mécaniques et d’autres, organiques. Matérialistes et économicistes ou spirituelles. Pour ma part, je considère que les principes politiques de l’époque moderne se sont usés. Le crépuscule arrive, notre heure est vespérale. Et c’est une époque nocturne qui est en gestation. Heure d’angoisse indicible. Mais en se souvenant que le nocturne peut être plus symboliste, peut-être pourrait-on dire plus ontologique que le diurne.
Il est des forces nocturnes de l’histoire à très forte dynamique, ce qui nous incite à nous arracher à l’obscurantisme moderne. À l’obscurantisme des Lumières ! Et ce, pour accéder, comme c’est toujours le cas dans les cycles historiques, à une Renaissance. L’heure de la relève arrive toujours, rendant l’humanitarisme abstrait on ne peut plus obsolète. Ce qui en appelle à une révolution des esprits qui savent prendre acte du pourrissement, de la décomposition de l’ancien monde.
La fin d’une ère spécifique préfigure la suivante, et ce parce que les choses les plus fixes sont toujours fugitives. Pour reprendre la sentence bien connue d’Anaximandre de Milet : « Genèse et déclin, déclin et genèse. » On pourrait traduire cela ainsi : apocalypse et réenchantement. Continuité et rupture. Cela est dans l’ordre des choses, tant naturelles que sociales. Là encore, la progressivité n’a rien à voir avec l’obscurantisme progressiste ! Et il convient donc, au-delà du narratif officiel, d’ajuster notre langage au Réel en cours. En effet, notre espèce animale est ce qu’elle est parce qu’elle parle. Mais il faut ajuster les mots que nous utilisons en fonction des cycles et des transmutations époquales. Souvenons-nous ici de ceux de Milan Kundera : « Il en est des amours comme des empires. Que cesse l’idée sur laquelle ils reposent et ils s’effondrent avec elle. » Et quand Jean-François Lyotard analyse la postmodernité naissante, il rappelle que celle-ci est consécutive à ce qu’il nomme judicieusement « la fin des grands récits de référence » (La Condition postmoderne, 1979)

Dès lors, il convient de trouver les mots qui sont en pertinence avec l’époque en gestation, et de ne pas se contenter de quelques incantations reprenant l’opinion commune, ou l’Opinion Savante. Or, ces incantations sont légion : progrès, laïcité, démocratie, contrat social, société, politique, et autres mots n’étant plus du tout en phase avec le moment présent. Il faut trouver ceux de la « parole perdue » qui peuvent devenir paroles fondatrices. Ne l’oublions pas, l’incantation est ce que l’on « chante » sans en être convaincu. Autre manière de nommer le mensonge.
À ce propos, problème éternel, Joseph de Maistre rend attentif au « talent onomaturgique » propre à la franc-maçonnerie. Et ce, en référence à la pensée de saint Thomas d’Aquin : « Verba efficiunt significant » (« Les mots réalisent ce qu’ils expriment »). C’est parce que la Parole est le berger de l’Être qu’il faut revenir aux mots fondateurs, fournis par la Tradition, et ce en leur sens plénier. C’est on ne peut plus important en ces temps de détresse théorique, ce qui est la caractéristique des périodes de décadence. Cette détresse est confortée par les facilités journalistiques oubliant le subtil rapport existant dans les moments fondateurs entre les savants et les publicistes. L’ésotérique et l’exotérique. Cela nécessite de prendre soin des idées. De retrouver les idées mères, les idées-principes permettant de dévoiler ce qui est caché. On n’insistera jamais assez là-dessus. Car l’absence de pensée est un hôte inquiétant, c’est la caractéristique essentielle du « narratif » officiel. Cette absence permet de comprendre le décalage entre les élites, ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire, et ceux qui, tout simplement, vivent la vie courante et que l’on appelait, quand on n’avait pas peur des mots, le peuple. D’où le « conformisme logique » (Émile Durkheim) ou « l’effet de structure » (Claude Lévi-Strauss) rendant le discours de la société officielle tout à fait incompréhensible à la société officieuse – celle, justement, de ce peuple. D’où la nécessité de se purger des évidences théoriques, afin d’être en mesure de voir ce qui est tout simplement évident. C’est ce qu’oublie de faire certaines pseudos-obédiences maçonniques qui, mimant le monde politique, suivent la « Voie substituée » dont Jean Baylot a bien montré les méfaits !

À l’opposé du pouvoir institué, j’ai nommé cette puissance instituante la « centralité souterraine ». La nappe phréatique, qu’on ne voit pas, mais qui sustente la vie en sa totalité — faune, flore… —, peut en être la métaphore. C’est ainsi que le pouvoir continue de développer un discours et une pratique égotistes, c’est-à-dire économicistes, alors qu’une autre époque est en gestation, préfigurant un ordo amoris dont on n’a pas fini de mesurer l’importance. Cette expression est de Max Scheler, et son analyse est on ne peut plus d’actualité. Car si transmutation il doit y avoir, elle est bien là. Et c’est certainement aussi ce qui caractérise une authentique vie maçonnique : être moins attentif à la « vita activa » qu’à la « vita contemplativa ». Comme le note Hannah Arendt, c’est la dilectio proximi – l’amour du prochain –, qui est le fondement de la cité des hommes (Le Concept d’amour chez Augustin, 1999). Et c’est en mettant l’accent sur cette vita contemplativa qu’il sera possible de renouveler un « enchantement » quelque peu perdu. L’accent doit être mis sur les « pierres essentielles » du temple en construction : la pensée libre, l’initiation, l’acceptation de la finitude.
Michel Maffesoli
Professeur Émérite en Sorbonne
(Dernière publication : Apologie. Autobiographie intellectuelle. Ed du Cerf.2025)

Par contre « l’oeuvre » (?) de M.Vielard, elle est…
Verbeux et prétentieux !