
Dans l’effervescence culturelle de la France des années 1930, alors que l’ombre du fascisme s’étendait sur l’Europe, un projet audacieux naquit dans l’esprit d’un homme d’État visionnaire, Jean Zay, ministre du Front populaire et franc-maçon convaincu. Le Festival de Cannes, aujourd’hui symbole mondial du cinéma, fut conçu comme un rempart de liberté et de créativité face à la propagande totalitaire. Si la franc-maçonnerie ne fut pas l’unique architecte de cet événement, son empreinte idéologique, portée par Zay et ses idéaux de fraternité, d’égalité et de progrès, joua un rôle déterminant dans sa genèse.
Cet article retrace, sous un angle historique et narratif, l’histoire fascinante de la création du festival, tout en explorant la légende tenace qui lie la Palme d’or à la branche d’acacia maçonnique, symbole de pureté et d’immortalité.
Les Années 1930 : Une France en quête de lumière

En 1936, la France vit un moment de bouleversement politique et social. Le Front populaire, coalition de gauche menée par Léon Blum, accède au pouvoir, porté par un élan de réformes progressistes. Jean Zay, jeune ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, incarne cette aspiration à une société plus juste et cultivée. À seulement 32 ans, cet avocat orléanais, initié en 1926 dans la loge Étienne Dolet du Grand Orient de France (GODF), est déjà une figure montante. Son père, Léon Zay, maçon lui-même, lui a transmis les valeurs républicaines et laïques qui guideront son action. Membre également de la loge L’Éducation Civique de la Grande Loge de France (GLDF), Jean Zay puise dans la franc-maçonnerie une vision humaniste, où l’éducation et la culture sont des leviers d’émancipation.

C’est dans ce contexte qu’émerge l’idée d’un festival de cinéma international. À l’époque, la Mostra de Venise, créée en 1932 sous l’égide de l’Italie fasciste de Mussolini, domine la scène cinématographique européenne. Mais la Mostra est gangrénée par la propagande. En 1938, des films nazis et fascistes, soutenus par des figures comme Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du Reich, y triomphent, au détriment de la liberté artistique. Les États-Unis et le Royaume-Uni, indignés par cette politisation, boycottent l’événement et cherchent une alternative. C’est alors que Émile Vuillermoz, critique musical, et René Jeanne, historien du cinéma, proposent à Zay un projet ambitieux : faire de la France le berceau d’un « festival du monde libre ».
Cannes : Un rêve forgé dans l’idéal maçonnique

Jean Zay, passionné par le cinéma et convaincu de son pouvoir éducatif, embrasse l’idée avec ferveur. Pour lui, le cinéma n’est pas seulement un art, mais un outil de résistance intellectuelle face aux totalitarismes. Ses idéaux maçonniques – liberté, égalité, fraternité – résonnent dans ce projet. La Franc-maçonnerie, avec son attachement à la culture comme vecteur de progrès, inspire sa volonté de créer un espace où les artistes du monde entier pourraient s’exprimer sans censure. Comme il l’écrit dans ses mémoires (Souvenirs et solitude, 1945)
« la culture est le rempart de l’esprit libre contre la barbarie ».

Cannes, perle de la Côte d’Azur, est choisie pour accueillir ce festival. Son climat ensoleillé, ses palaces, et son prestige en font un écrin idéal. Mais le choix de Cannes n’est pas anodin : la ville, avec ses armoiries ornées d’une palme, évoque la victoire et la pureté, des valeurs qui font écho aux symboles maçonniques chers à Zay. En 1939, tout est prêt : Louis Lumière, pionnier du cinéma et figure universellement respectée, accepte de présider l’événement, prévu du 1er au 20 septembre. Des délégations américaines et britanniques affluent, et une sélection de films internationaux, célébrant la créativité et la diversité, est annoncée.
Mais le destin en décide autrement. Le 1er septembre 1939, l’Allemagne nazie envahit la Pologne, déclenchant la Seconde Guerre mondiale. La France déclare la guerre deux jours plus tard, et le festival est annulé. Le rêve de Zay s’effondre, balayé par la tourmente. Sous l’Occupation, le projet, associé à un ministre juif et républicain, est enterré. Zay lui-même, arrêté par le régime de Vichy, est emprisonné, puis assassiné par la Milice en 1944. Pourtant, son idée survit.
La Renaissance de Cannes : Un héritage retrouvé
Après la Libération, la France renaît, et avec elle, le projet de Cannes. En 1946, le Festival de Cannes voit enfin le jour, sous la direction de nouvelles figures comme Philippe Erlanger et Robert Favre Le Bret. Bien que Zay ne soit plus là pour en être témoin, son empreinte perdure. Le festival devient un symbole de liberté artistique, attirant les plus grands cinéastes, de Roberto Rossellini à Akira Kurosawa. Il s’impose rapidement comme une vitrine mondiale du cinéma, fidèle à la vision initiale de Zay : un espace où l’intelligence et la créativité triomphent des idéologies oppressives.

C’est en 1955 que naît la Palme d’or, récompense suprême du festival. Conçue par la joaillière Lucienne Lazon, elle remplace le Grand Prix du Festival international du film, un diplôme accompagné d’un trophée variable. La palme, posée sur un socle en terre cuite sculpté par Sébastien, tire son inspiration des armoiries de Cannes, elles-mêmes liées à la légende de saint Honorat. Selon la tradition, ce saint, en grimpant sur un palmier, aurait chassé les serpents des îles de Lérins, un symbole de purification repris dans l’héraldique locale. La première Palme d’or est décernée à Marty de Delbert Mann, marquant le début d’une icône cinématographique.
La Palme d’or et l’Acacia : Une Légende Maçonnique
Dès les premières éditions, une rumeur circule dans les cercles maçonniques : et si la Palme d’or était plus qu’un simple symbole local ? Pour certains frères et sœurs, sa forme évoque la branche d’acacia, emblème sacré du grade de Maître maçon. Dans la franc-maçonnerie, l’acacia, associé au mythe d’Hiram, architecte du temple de Salomon, symbolise l’immortalité de l’âme et la fidélité. Sa verdure persistante représente la vie qui triomphe de la mort, une idée qui résonne avec la victoire artistique célébrée à Cannes.

Cette légende trouve un écho dans l’implication de Jean Zay, dont l’appartenance maçonnique est bien connue. Pour les tenants de cette théorie, la palme ne serait pas seulement un hommage à Cannes, mais un clin d’œil discret aux idéaux du GODF, incarnés par Zay. Dans les années 1960, alors que le festival gagne en prestige, des maçons murmurent que la palme est une « acacia déguisée », un symbole caché de l’influence maçonnique sur la culture française.
Pourtant, l’histoire est plus prosaïque. Les archives du festival, consultées dans Histoire du Festival de Cannes (Éditions du Festival, 1996), confirment que la palme est directement inspirée du blason de Cannes, sans référence à l’acacia. La légende de saint Honorat, ancrée dans la tradition chrétienne, prédomine, et les organisateurs, comme Favre Le Bret, n’ont jamais mentionné de lien maçonnique. La ressemblance entre la palme et l’acacia est une coïncidence, amplifiée par l’imaginaire maçonnique et la présence de Zay à l’origine du projet. Comme le note Roger Dachez dans Les Mythes de la franc-maçonnerie (2016), « les symboles maçonniques suscitent des interprétations, car ils parlent à l’inconscient collectif, même sans intention délibérée ».
Jean Zay : Un Héros Maçonnique et Républicain

L’histoire du Festival de Cannes ne peut être dissociée de celle de Jean Zay, dont la vie incarne les idéaux de la franc-maçonnerie. Né en 1904 d’un père juif et d’une mère protestante, Zay grandit à Orléans dans un milieu républicain. Initié à 22 ans, il gravit les échelons du GODF tout en s’engageant en politique. Sous le Front populaire, il révolutionne l’éducation et la culture, posant les bases du CNRS, du Palais de la Découverte, et de l’ENA. Son amour du cinéma le pousse à soutenir des initiatives comme le Centre national du cinéma (CNC), créé en 1946, et bien sûr, le Festival de Cannes.
Mais son engagement lui vaut des ennemis. Sous Vichy, Zay est calomnié comme juif, maçon, et républicain. Emprisonné, il rédige ses mémoires, un témoignage de résilience. En 1944, il est exécuté par la Milice, à l’âge de 40 ans. Son sacrifice devient un symbole de la Résistance. En 2015, ses cendres entrent au Panthéon, aux côtés de Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, et Germaine Tillion, comme l’annonça François Hollande en 2014. Cet hommage consacre Zay comme un héros de la République, dont l’héritage culturel perdure à Cannes et au-delà.
Un ouvrage récent, Jeunesse de la République (2024), édité par Pierre Allorant et Olivier Loubes, avec une préface de Pascal Ory, retrace son parcours. Rassemblant ses journaux, discours, et écrits inédits, il révèle un Zay humaniste, dont la vision maçonnique – faire de l’école et de la culture des piliers de la démocratie – continue d’inspirer.
Un Héritage Vivant

Le Festival de Cannes, né d’un rêve brisé par la guerre, est aujourd’hui une institution mondiale, où des cinéastes comme Quentin Tarantino, Jane Campion, ou Bong Joon-ho ont été couronnés. Chaque année, la Palme d’or, brandie sous les projecteurs du Palais des Festivals, rappelle la vision de Jean Zay : un cinéma libre, universel, et audacieux. Si la légende de l’acacia persiste dans les loges maçonniques, elle ajoute une touche de mystère à cette épopée culturelle, sans en altérer la vérité historique.
La franc-maçonnerie, à travers Zay, a insufflé au festival un esprit de résistance et d’humanisme. Comme l’écrit Antoine Prost dans Jean Zay, ministre de la République (2003), « Zay a fait de la culture un acte de foi républicaine, un combat pour la liberté ». À Cannes, cet héritage brille encore, dans chaque film projeté, dans chaque palme décernée.
Références
- Archives du ministère de la Culture, 1938-1946.
- Zay, J., Souvenirs et solitude, 1945.
- Allorant, P., & Loubes, O., Jeunesse de la République, Bouquins, 2024.
- Prost, A., Jean Zay, ministre de la République, Tallandier, 2003.
- Dachez, R., Les Mythes de la franc-maçonnerie, Armand Colin, 2016.
- Chevallier, P., Les Francs-maçons et la République, Fayard, 1972.
- Histoire du Festival de Cannes, Éditions du Festival, 1996.
Par notre confrère France Info :

« Un acte de résistance » contre le fascisme : « Affaires sensibles » retrace un scénario méconnu, celui de la naissance du Festival de Cannes
Emission Affaires Sensibles de France Info
« On oublie cette histoire-là, pourtant fondamentale », regrette la fille de Jean Zay, ministre du Front populaire qui fut aussi le père… du Festival de Cannes. « Affaires sensibles » retrace un scénario méconnu : comment un rendez-vous devenu le plus prestigieux du cinéma mondial a été imaginé pour faire concurrence à une Mostra de Venise sous domination fasciste.
2 septembre 1938 : scandale parmi les nations démocratiques, lorsque la 6e Mostra de Venise couronne deux films de la propagande fasciste. Benito Mussolini, qui gouverne l’Italie depuis quinze ans, a été convaincu par Adolf Hitler, son allié allemand de l’axe Rome-Berlin, de mettre au pas le jury de la seule compétition internationale dédiée au septième art.
Ex æquo en tête du palmarès : Luciano Serra, pilote, supervisé par le propre fils du Duce, et Les Dieux du stade, réalisé par Leni Riefenstahl, la cinéaste attitrée de l’Allemagne nazie.
Un « festival du monde libre » imaginé dans un wagon-lit
Comment réagir à ce coup de force contre la culture ? Les grandes choses ayant souvent « des commencements modestes », selon les mots de Philippe Erlanger, représentant la France au jury de la Mostra, c’est dans un wagon-lit que va germer le projet d’« un autre festival, un festival du monde libre ». L’idée lui en est venue dans le train qui ramène le haut fonctionnaire à Paris le soir même.
De retour dans la capitale, Philippe Erlanger va trouver un allié décisif au sein du gouvernement du Front populaire : Jean Zay, le jeune ministre de l’Education nationale et des Beaux-Arts. A 34 ans, il s’est imposé comme une figure de la gauche. Et il va immédiatement faire de ce projet un combat personnel.
Une figure du Front populaire cinéphile
Cinéphile, Jean Zay est surtout convaincu, témoigne sa fille cadette Hélène dans « Affaires sensibles » que « c’est un acte de résistance, culturelle cette fois-ci, contre ce régime totalitaire. Et qu’il faut que ce soit la France, le pays des droits de l’homme, qui soit aux avant-postes pour ça ».
Mais avec le gouvernement Daladier, qui succède à Léon Blum, la fermeté face aux dictatures n’est pas de mise au sommet de l’Etat… Il faudra attendre qu’Hitler envahisse ce qu’il reste de la Tchécoslovaquie, six mois après les accords de Munich, pour que sa politique de l' »apaisement » ne tienne plus. Après des mois de travail acharné et de tractations, l’inauguration du festival de Cannes est fixée au 1er septembre 1939. Et c’est ce même jour qu’Hitler envahit la Pologne, une semaine après la signature du pacte germano-soviétique…
Annulé pour cause de Seconde Guerre mondiale
Arrêté, jugé pour désertion, jeté en prison, Jean Zay (qui a aussitôt démissionné pour s’engager dans l’armée française) sera assassiné par la Milice en juin 1944. Depuis 2015, il repose au Panthéon. Ministre du Front populaire, juif et franc-maçon, il est « l’une des premières victimes politiques du régime de Vichy », rappelle sa fille Hélène devant le mémorial qui lui est consacré à Orléans. C’est une table de banquet républicain dressée dans la ville d’origine de son père, où elle réside toujours, qui mentionne le Festival de Cannes parmi ses contributions.
« La création de ce festival, pour Hélène Mouchard-Zay, c’est un acte de résistance. Avant l’heure, parce qu’il est bien de résister avant que la catastrophe ne soit là. Et c’est ce que mon père a fait. On oublie cette histoire-là, qui est pourtant fondamentale, parce que je trouve que c’est une idée qui reste très présente, que le cinéma peut être un instrument de combat dans le combat démocratique, dans le combat pour la liberté. C’est une grande idée, pour laquelle il a combattu, et qui a duré. »
Jean Zay n’aura pas connu le festival, mais le projet lui survivra – relancé par le même Philippe Erlanger qui en avait eu l’idée, à la Libération. Et le 20 septembre 1946, un an après la fin de la guerre, la ville inaugure pour de bon son premier festival international du film…
Extrait de « Naissance du Festival de Cannes : le combat du monde libre », à voir dans « Affaires sensibles(Nouvelle fenêtre) » le 18 mai 2025.
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