jeu 08 mai 2025 - 04:05

Le mot du mois : « Justesse »

L’absurdité contemporaine ramène inévitablement sur le devant de la scène la réflexion sur ce qui constitue la notion de juste. Des conflits tous azimuts sont orchestrés par des tyrans au grand ou petit pied, sinistres « Ubu » des temps modernes dont l’exemple contribue à légitimer tout affrontement, minuscule au niveau des individus, majuscule à celui des États.

Le droit est bafoué, remis en cause ou dévoyé, parlements et cours de justice ne suffisent plus à la tâche.

On aura toujours besoin d’un tiers équilibrant entre deux plateaux…

La racine indo-européenne *ye-yous- désigne l’état de régularité, de normalité, et seul le latin en a formé un champ sémantique, fondamental dans l’organisation et le maintien de la société.

Le *jus romain, loin d’être un concept abstrait, énonce une décision d’autorité, un corpus de textes figés, de formules établies, au strict usage de quelques individus issus de certaines familles, de certaines corporations. Avec la légitimité du *justus.
Le *judex, le juge a pour rôle de *jus dicere, prononcer la formule de normalité, en prescrivant ce à quoi il faut se conformer, par son jugement.
Au coeur de toute société organisée, cet abondant champ lexical détermine le droit, ses acteurs, ses lieux de mise en oeuvre. Justicier, justifier, juridiction, jurisconsulte, jurisprudence.

La justice, initialement religieuse à Rome, en se « laïcisant », permet ensuite de retrouver la paix sans avoir recours à la vengeance individuelle ou étatique, à la mort.
*Jurare, en latin, suppose de toucher l’objet sacré et le parjure est fauteur de malédiction individuelle et collective. La conjuration, en tant que pacte solennel, est synonyme de mort pour tous. Dans l’enceinte moderne de la justice, avec ses jurés et son jury, l’acception demeure. On y jure de dire la vérité, on ne peut pas abjurer, nier avec un faux serment.
L’injure est d’abord une entorse à la loi, avant de devenir l’invective grossière voire violente, avec force jurons de charretier ou de garnement.

Or, toute société équilibrée requiert des cohabitations apaisées. Difficile de s’approcher,*ad-, de ce qui est juste, en pesant la valeur et les sacrifices à consentir, ajuster voire rajuster gestes et propos pour que tout soit dans l’ordre. Le maillet du commissaire-priseur est signifiant, lorsque par adjudication il fixe un prix, en principe loyal. Adjugé, vendu ! Il sanctionne ainsi moins la justice que la justesse. Pour préserver l’équilibre entre les individus, en actes et en paroles, pour détourner toute velléité de contestation et de conflit. Le vaste champ clos des préjugés et des préjudices…
La juste disance est à ce prix de vigilance.

Justesse, justice, nous y voilà ! Et l’abus de langage attise une confusion entre les deux termes, d’où l’ambiguïté dans l’acception de l’adjectif juste.

La justesse d’un calcul se mesure à son exactitude, la justice d’une décision prouve son caractère équitable, pour un respect équivalent de la parole de chacune des parties en regard de ses droits et de ses devoirs.

Le militant s’autoproclame soldat de Dieu ou de quelque cause qu’il défende, et s’arroge le droit moral de justifier, « faire justes » toutes ses actions, jusqu’à contredire la juste harmonie de la société dans laquelle il vit, sa justesse. Meurtres, attentats, terreur organisée, tout devient « juste » et bon, au nom d’une justice supérieure et incontestable, et nie toute autre justice, qui ne serait qu’un avatar humain et illégitime.
« C’est pas juste ! », « j’ai le droit de… » … J’ai le droit de mes caprices, trépigne l’enfant ou l’adulte dévoyé dans ses exigences, même au sommet de l’État. Et surtout pas le devoir qui l’assortit.

Il revient à la société de fixer les règles d’une juste distance entre les individus, de la juste appréciation de leur cohabitation pacifique. Enjeux d’une tension permanente entre la justesse d’une harmonie en constante évolution, et la justice, sévère gardienne de la stabilité de ses décisions et de ses lois. Une quadrature bien circulaire…
Nos sociétés contemporaines n’ont hélas plus rien de jovial, c’est-à-dire heureux « né sous l’influence de Jupiter », jus pater, père du droit.

Peut-être ne nous reste-t-il qu’à lire ou relire la Conjuration des imbéciles (A Confederacy of Dunces, 1981) de John Kennedy Toole ? Sardonique et jubilatoire…

Annick DROGOU


De justesse, d’extrême justesse, “tout juste“ avec ce “tout“ qui résonne comme un oxymore, comme un équilibre à peine atteint, comme un écho à l’adage delphique “Rien de trop“. La justesse ne connaît pas l’excès. La recherche de la justesse est une mécanique de précision, une appréciation, un contact avec le réel qui oblige à une nuance millimétrée pour tomber juste. Un effort de la pensée et de l’action qui nous permettra peut-être d’être repêché, de justesse, dans notre exigence morale de justice.

La justesse comme une fragilité d’action pourtant portée par la force de ses fondements, qui permet d’agir avec justesse. C’est l’effort de justesse du traducteur qui recherche le mot juste mais sait que, toujours, il adapte et peut trahir. C’est la justesse au moment des choix essentiels, celle qui allie vulnérabilité et force d’âme. Mais qui peut se vanter d’être un juste ?

La justesse enfin comme une harmonie, comme on chante juste, un état où tout est juste et parfait. Accomplissement de cette justesse dans un chant secret sur un air de paix, d’amour et de joie. Entrer dans cette justesse comme dans une contemplation pour laquelle il suffit d’ajuster la vue. En reconnaissance et confiance.

Jean DUMONTEIL

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Annick Drogou
Annick Drogou
- études de Langues Anciennes, agrégation de Grammaire incluse. - professeur, surtout de Grec. - goût immodéré pour les mots. - curiosité inassouvie pour tous les savoirs. - écritures variées, Grammaire, sectes, Croqueurs de pommes, ateliers d’écriture, théâtre, poésie en lien avec la peinture et la sculpture. - beaucoup d’articles et quelques livres publiés. - vingt-trois années de Maçonnerie au Droit Humain. - une inaptitude incurable pour le conformisme.

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