La tradition du cigare dans la Franc-maçonnerie : une flamme entre rite et modernité

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Dans les loges maçonniques, où le symbolisme règne en maître, le cigare s’est imposé au fil des siècles comme un compagnon discret mais puissant. Plus qu’un simple plaisir, il incarne une tradition qui mêle convivialité, méditation et héritage culturel. De ses origines historiques à son statut actuel, en passant par les défis posés par les interdictions du tabac, cette pratique révèle une facette méconnue de la franc-maçonnerie, entre ombre et lumière. Plongeons dans cette histoire fascinante, où la fumée du cigare dessine des ponts entre le passé et le présent.

I. Aux origines : une tradition née dans la fumée

Jean Nicot

La Franc-maçonnerie, née au tournant du XVIIe siècle en Écosse et en Angleterre, s’est construite sur le mythe de la fondations des corporations de bâtisseurs médiévaux, avant de devenir une société spéculative vouée à la quête philosophique et à la fraternité. Si les outils des maçons opératifs – équerre, compas, maillet – sont devenus des symboles, le cigare, lui, a émergé comme un rituel informel, lié aux moments d’échange et de réflexion.

Ridolfo del Ghirlandaio – Portrait de Christophe Colomb (1520)

Le tabac arrive en Europe dès le XVIe siècle, grâce aux explorations de Christophe Colomb, qui rapporte des feuilles de cohiba fumées par les Taïnos des Caraïbes. En France, Jean Nicot popularise son usage au point de lui donner son nom : la nicotine. Mais c’est au XVIIIe siècle que le cigare, raffiné par les artisans de Séville à partir de tabac cubain, s’impose comme un marqueur social. Les loges maçonniques, alors en plein essor sous l’influence des Lumières, adoptent ce symbole de distinction et de contemplation. « Le cigare, avec sa combustion lente et sa fumée enveloppante, offrait un contrepoint aux débats ardents des tenues », note l’historien Pierre Mollier, spécialiste de la franc-maçonnerie française.

Les Constitutions d’Anderson (1723), texte fondateur de la maçonnerie spéculative, ne mentionnent pas le tabac. Pourtant, les archives des loges britanniques du XVIIIe siècle révèlent des commandes régulières de tabac à priser ou à fumer, souvent consommé lors des agapes – ces repas fraternels qui prolongent les travaux en loge. Avec l’essor des « smoking rooms » dans les clubs gentlemen de Londres, le cigare devient un attribut des élites, y compris maçonniques. En France, sous la Monarchie de Juillet (1830-1848), il symbolise la bourgeoisie triomphante, un profil fréquent parmi les maçons de l’époque.

II. Le cigare comme rite : principes et symbolisme

Échantillon de cigares (Crédit : Dan Smith)

Dans la Franc-maçonnerie, rien n’est anodin. Si le cigare n’est pas un symbole officiel au sens des trois grades fondamentaux (Apprenti, Compagnon, Maître), il s’est intégré aux pratiques informelles avec une profondeur insoupçonnée. Pour les amateurs, fumer un cigare lors des agapes ou dans les « salles humides » – espaces de détente après les tenues – est une expérience méditative. « La lenteur de la combustion invite à la patience, une vertu maçonnique par excellence », explique un Maître maçon du Rite Écossais Ancien et Accepté (REAA), sous couvert d’anonymat.

Le cigare partage des parallèles troublants avec les outils maçonniques. Sa coupe précise évoque l’équerre, son allumage maîtrisé rappelle le feu sacré du temple de Salomon, et sa fumée ascendante peut être vue comme une métaphore de l’élévation spirituelle. Certains hauts grades, comme le 18e degré du REAA (Chevalier Rose-Croix), intègrent des références au feu et à la purification, que des maçons ont associées au rituel du cigare. « C’est une alchimie personnelle : transformer une feuille brute en un moment de sagesse », confie un membre de la Grande Loge de France amateur de cigare (GLDF).

Historiquement, le cigare a aussi renforcé la fraternité. Au XIXe siècle, les loges militaires françaises, héritières des campagnes napoléoniennes, adoptaient le « banquet d’ordre », un repas rituel où le cigare trônait aux côtés des « barriques » (bouteilles). Cette tradition, encore vivace dans certains rites, souligne l’idée d’un partage égalitaire : un bon cigare, comme la parole, circule entre Frères.

III. Les amateurs de cigares : une passion maçonnique

Les maçons amateurs de cigares forment une sous-culture au sein de l’ordre. Dès le XIXe siècle, des figures comme Winston Churchill – maçon notoire et fumeur légendaire – ont incarné ce lien. En France, des personnalités maçonniques comme Jules Ferry ou Victor Schoelcher, bien que leur goût pour le cigare ne soit pas toujours documenté, évoluaient dans des cercles où il était omniprésent. Aujourd’hui, les amateurs se retrouvent dans des cercles informels, parfois appelés « fraternelles », où ils échangent sur les arômes du Cohiba ou du Montecristo tout en discutant philosophie.

« Le cigare n’est pas une addiction, c’est un art », affirme Paul, 55 ans, membre du Grand Orient de France (GODF). Ces passionnés valorisent la qualité sur la quantité, privilégiant les cigares roulés main aux cigarillos industriels. Des marques cubaines ou dominicaines dominent leurs préférences, reflétant un héritage colonial que la maçonnerie, par son universalisme, a su transcender. Les agapes deviennent alors des « dégustations initiatiques », où le choix du cigare – son terroir, sa puissance – reflète la personnalité du fumeur.

IV. État actuel : la France et le monde

En France, la franc-maçonnerie compte environ 170 000 membres répartis entre des obédiences comme le GODF (50 000 membres), la GLDF (35 000) et la GLNF (35 000), selon des estimations de 2024. Si la tradition du cigare perdure, elle est moins systématique qu’au siècle dernier. « Dans ma loge, à Paris, on fume encore après les tenues, mais c’est rare en province », rapporte un Frère de la GLDF. Les agapes restent un espace privilégié, mais les interdictions du tabac ont relégué la pratique à des lieux extérieurs ou privés.

À l’échelle mondiale, le cigare conserve une aura particulière dans les pays anglophones. Aux États-Unis, où la franc-maçonnerie revendique près de 1 million de membres, les loges conservatrices (affiliées à la United Grand Lodge of England) maintiennent des « cigar nights » comme événements sociaux. À Cuba, berceau du cigare, la maçonnerie, bien que discrète sous le régime castriste, a historiquement lié le tabac à la lutte anticoloniale, un héritage que les exilés tabaqueros ont exporté en Floride.

En Afrique francophone, où la maçonnerie prospère (notamment au Sénégal et en Côte d’Ivoire), le cigare est moins répandu, remplacé par des traditions locales. Claude Wauthier, dans Le Monde diplomatique (1997), soulignait déjà l’adaptation des rites maçonniques aux cultures africaines, où le tabac à priser prédomine.

V. L’impact des interdictions du tabac

Simone Veil (Crédit : Marie-Lan Nguyen)

Depuis la loi Veil de 1976, qui restreint le tabac dans les transports publics, la France a durci sa législation. La loi Évin (1991) puis le décret de 2007 ont interdit de fumer dans les lieux publics clos, y compris les temples maçonniques lorsqu’ils sont accessibles au public. En 2023, l’interdiction s’est étendue aux plages et aux abords des écoles, et les amendes atteignent 450 € pour les fumeurs, 750 € pour les propriétaires de lieux en infraction.

Ces restrictions ont bouleversé la tradition maçonnique. « Avant, on allumait nos cigares dans la salle humide sans se poser de questions. Aujourd’hui, on sort sur le trottoir, comme des parias », déplore un maçon lyonnais. Certaines loges ont adapté leurs locaux avec des terrasses ou des fumoirs privés, mais cela reste coûteux. Le musée du Fumeur à Paris, qui célèbre l’histoire du fumer, note une chute de fréquentation depuis les bans, reflétant une stigmatisation croissante.

À l’international, des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis offrent plus de souplesse via des clubs privés, mais la tendance mondiale est à la restriction. L’Organisation mondiale de la santé (OMS), via la Convention-cadre pour la lutte antitabac (2005), dont la France est signataire, pousse cette dynamique. Pour les maçons, c’est un dilemme : préserver une tradition ou s’aligner sur les normes sanitaires ?

VI. Une flamme vacillante mais tenace

La tradition du cigare dans la franc-maçonnerie n’est pas morte, mais elle se transforme. Les amateurs insistent sur sa noblesse – « fumer moins, mais mieux », comme le prônait Tigrane Hadengue, conservateur du musée du Tabac en 2007. Face aux interdictions, certains envisagent des alternatives, comme les cigares électroniques, bien que leur froideur mécanique peine à remplacer la chaleur du rituel.

« Le cigare, c’est un lien avec nos Frères d’hier », conclut un vénérable maître du GODF. Entre héritage et modernité, cette pratique illustre la capacité de la maçonnerie à s’adapter sans renier ses racines. Dans la pénombre des loges, la fumée continue de danser, fragile mais vivante, comme une étoile flamboyante dans la nuit initiatique.

Visitez ce site de cigares maçonniques :


Sources :

  • Los Angeles Times, « Keeping a French tradition », 30 décembre 2007.
  • Mollier, Pierre, Histoire de la franc-maçonnerie française, Perrin, 2015.
  • Wauthier, Claude, « L’étrange influence des francs-maçons en Afrique francophone », Le Monde diplomatique, septembre 1997.
  • Ferland, Catherine (dir.), Tabac & fumées, Presses de l’Université Laval, 2007.
  • Archives du Grand Orient de France et de la Grande Loge de France, estimations 2024.
  • Législation française : lois Veil (1976), Évin (1991), décret 2007, plan antitabac 2023-2027.

Consultez aussi le site « Les risques du tabac », c’est dangereux pour la santé !

4 Commentaires

  1. Jamais vu dans ma R:. L:. ou dans les 7 ou 8 que j’ai pu visiter quiconque fumer le cigare. Ni au GODF, ni au DH, ni à la GLFF, ni au GOLA, ni à OPERA, et j’en oublie peut-être une autre.

    “La tradition du cigare dans la franc-maçonnerie n’est pas morte, mais elle se transforme.”

    Oui, sans doute. Je crois que certains lui préfèrent autre chose, mois nocif et encore plus prompt à un égrégore hilarant, et beaucoup moins “bourgeois” pour ce que j’en sais…

    Mais je ne joue pas au golf bien qu’ayant vécu en Ecosse, ni ne fréquente certains “cercles”, je ne saurai avoir une opinion sur un sujet qui ne me concerne pas, il est évident que je n’appartient pas à ce “monde”… ;°)

    • Oui, il s’agit d’une pratique de moins en moins répandue.

      Oui, avec excès il s’agit d’une pratique nocive, comme le vin au demeurant.

      Cependant mon frère, tu as une vision erronée du sujet, visiblement par méconnaissance.

      Concernant le lien fraternel, sache que le cigare est un moment de partage qui rapproche, qui crée un lien, une intimité, un certain égrégore, j’ose le mot. Le cigare est entouré d’un certain rituel qui a un côté envoutant.

      Quant au côté “bourgeois”, il s’agit d’une vision tronquée des choses.
      Le cigare peut avoir plusieurs connotations en fonction du cadre : affairiste, nanti, gangster, révolutionnaire, etc… mais sache que l’on peut apprécier un cigare pour la moitié du prix d’un vin de table. Et alors apprécier ces moments avec un budget de 20€/mois… ce qui permet de rester un plaisir populaire 🙂

      PS : Je ne joue pas au golf non plus 🙂

  2. Super article qui questionne !
    Cigare est-il forcément synonyme de tabagisme ?
    Vin est-il forcément synonyme d’alcoolisme ?
    Franc-maçonnerie est-il forcément synonyme d’affairisme ?
    Les minorités ne sont pas la règle…

    • Nous sommes tout à fait d’accord.
      Profiter des bonnes choses de ce monde n’est pas un délit à condition de savoir déguster, apprécier et découvrir la finesse cachée du produit.
      Cela peut s’apparenter à une certaine initiation propice à la méditation.

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