Dans Le Petit Cheval Sauvage, Yoann Laurent-Rouault signe une biographie vibrante et intimiste de Jean-Luc Cadeddu, un homme aux multiples facettes – autodidacte, romancier, musicien, élu local, franc-maçon et humaniste. Publié en janvier 2025 par JDH Éditions, ce livre de 160 pages ne se contente pas de retracer une vie : il dresse le portrait d’un « petit cheval sauvage » – traduction littérale du nom sarde Cadeddu – dont l’énergie indomptable et la quête de sens résonnent comme une ode à la résilience, à l’apprentissage et à la fraternité. Sous la plume habile de Laurent-Rouault, cette histoire personnelle devient un miroir de la France du XXe siècle, de ses migrations, de ses bouleversements et de ses espoirs.
Jean-Luc Cadeddu : un homme aux racines profondes

Né le 1er novembre 1948 à l’hôpital Boucicaut, dans le 15e arrondissement de Paris, Jean-Luc Cadeddu est le fruit d’une lignée d’immigrés italiens ayant fui le fascisme mussolinien dans les années 1930. Ses grands-parents paternels, Pilola et Baptiste Cadeddu, originaires d’Iglesias en Sardaigne, et ses grands-parents maternels, venus du Piémont, incarnent cette vague migratoire qui a façonné la France moderne – près de 3,5 millions d’Italiens entre 1870 et 1940, selon les estimations historiques (INED, 2020). Baptiste, un « gentil anarchiste » aux idéaux libertaires, nomme ses enfants Violette, Esmeralda et Libero – des prénoms symboliques d’une famille éprise de liberté et de rébellion douce.
Cadeddu grandit dans une France en reconstruction, celle des années 1950 et 1960, entre Noisy-le-Sec et Maisons-Alfort, dans une maison héritée d’une exposition universelle. Fils d’un staffeur des studios des Buttes-Chaumont et d’une employée administrative, il incarne le « titi parisien » – espiègle, vif, et porté par une curiosité insatiable. Autodidacte assumé, il quitte l’école avec un BEPC en poche, mais refuse de se limiter à ce destin modeste. « J’ai vite compris que le manque de culture m’empêchait de saisir ce que des gens plus érudits me disaient », confie-t-il dans un entretien retranscrit par Laurent-Rouault (p. 133). Ce constat devient le moteur d’une vie d’apprentissage hors des sentiers académiques.
Une vie en deux actes : rock’n’roll et érudition

Le livre se divise en deux parties distinctes, comme les deux visages d’un même homme. La première, « Rock’n’roll attitude », plonge dans la jeunesse vibrante de Cadeddu. Adolescent des Sixties, il tombe amoureux du rock’n’roll américain – Elvis, les Beatles, les Stones – et apprend la guitare dans un garage avant de monter sur scène avec son groupe amateur. « J’ai toute une collection de guitares aujourd’hui… elles font partie de la vie », raconte-t-il (p. 29). Cette passion musicale, qu’il n’abandonnera jamais, symbolise une liberté juvénile face à une société encore marquée par l’austérité de l’après-guerre.

La deuxième partie, « L’autodidacte qui voulait devenir érudit », explore sa métamorphose. Du service militaire en Allemagne en 1968 à son rôle d’adjoint au maire de Maisons-Alfort, Cadeddu se réinvente. Il devient romancier avec Les Enquêtes du commandant Icare, un polar à succès publié en feuilleton dans Le Journal de France (Lafont Presse) puis en livre chez JDH Éditions, illustré par Laurent-Rouault. Historien amateur, il produit des podcasts sur la Révolution française et des chroniques pour Spécial Histoire. Son engagement maçonnique, détaillé plus loin, complète ce portrait d’un homme en quête de sens et de connexion.
Le Franc-maçon : un bâtisseur d’humanité

Un chapitre clé de la biographie, « Qu’est-ce que la franc-maçonnerie ? » (p. 59), suivi de l’« Entretien maçonnique avec Jean-Luc Cadeddu » (p. 74), éclaire l’engagement de Cadeddu dans la franc-maçonnerie, une facette essentielle de son identité. Initié dans les années 1980 – une période probable compte tenu de son parcours et de l’essor des obédiences mixtes ou progressistes en France –, il rejoint le Grand Orient de France (GODF), vu son attachement aux valeurs républicaines et son goût pour une « franc-maçonnerie moderne et décomplexée » (p. 145).
La franc-maçonnerie, née en 1717 à Londres et implantée en France dès 1728, compte aujourd’hui environ 180 000 membres dans l’Hexagone, répartis entre diverses obédiences (Hamon, 2020, pp. 45-67). Pour Cadeddu, elle n’est pas un simple réseau d’influence, mais un espace de réflexion et de fraternité. « En franc-maçonnerie, lorsqu’un apprenti dit qu’il sait, on lui rétorque qu’il ne sait rien », rapporte-t-il dans l’entretien (p. 136), une maxime qui reflète son humilité et sa quête d’apprentissage perpétuel. Passé du grade d’apprenti à celui de maître – et peut-être plus, bien que le texte reste discret sur son degré –, il voit dans les rituels maçonniques un écho à son parcours autodidacte : une progression par étapes, fondée sur l’écoute, la patience et la transmission.
Son engagement s’inscrit dans une tradition française où la maçonnerie a souvent joué un rôle politique et social. Du XVIIIe siècle, avec des figures comme Voltaire, aux débats sur la laïcité sous la IIIe République, les loges ont été des creusets d’idées progressistes (Pöhlmann, 2017, pp. 89-112). Cadeddu, élu local et républicain convaincu, y trouve une continuité avec ses valeurs. « La fidélité, je la retrouve systématiquement, ou presque, en franc-maçonnerie, surtout dans les rapports de parrainage », confie-t-il (p. 139), soulignant le lien maître-apprenti comme un modèle de loyauté rare dans une société qu’il juge individualiste.
Laurent-Rouault enrichit ce chapitre d’un contexte historique : la répression sous Vichy, qui força les maçons dans la clandestinité, et la renaissance post-1945, marquée par des figures comme Pierre Mendès France, membre du GODF. Cadeddu, avec son passé d’immigré antifasciste, incarne cette résilience maçonnique. Ses conférences sur l’histoire et ses podcasts – notamment Histoire de la Révolution française : J’y étais ! – pourraient même refléter des travaux en loge, où l’étude symbolique et historique est centrale. Bien que le texte ne précise pas son obédience, son plaidoyer pour une maçonnerie « décomplexée » suggère une vision ouverte, peut-être influencée par des courants mixtes ou libéraux, comme ceux de la Grande Loge Mixte de France (GLMF), dirigée en 2024 par Félix Natali (cf. article précédent).
Une plume au service d’une vie

Yoann Laurent-Rouault, biographe, illustrateur et plasticien breton, apporte à ce récit une sensibilité artistique et une rigueur narrative. Rencontré en 2023 à La Baule grâce à l’éditeur Jean-David Haddad, Cadeddu séduit immédiatement Laurent-Rouault par son charisme et son parcours atypique. « Je n’avais jamais rencontré de personnage similaire », écrit-il dans sa note d’intention (p. 9). Le biographe se voit comme un « confesseur » et un « narrateur », laissant Cadeddu raconter son histoire tout en y insufflant des contextes historiques et culturels – l’immigration italienne, les Trente Glorieuses, Mai 68, et ici, la franc-maçonnerie.
Le style de Laurent-Rouault oscille entre lyrisme et simplicité. Il excelle dans les descriptions vivantes – le garage où résonnent les premières notes de guitare, les rues de Paris sous tension migratoire, le silence d’un temple maçonnique – et dans les citations en italique de Cadeddu, qui donnent une voix authentique au texte. « La volonté d’intégration et le respect du pays d’accueil sont primordiaux pour tout migrant voulant s’installer », déclare-t-il (p. 19), un propos qui reflète son attachement à la République et son rejet des clivages identitaires modernes.
Une fresque historique et intime
Le Petit Cheval Sauvage n’est pas qu’une biographie : c’est une fresque de la France du XXe siècle vue à travers les yeux d’un homme ordinaire devenu exceptionnel. Les chapitres explorent des thèmes universels : l’immigration et l’intégration, avec les épreuves des Cadeddu face à l’italophobie des années 1930 ; la quête de savoir, incarnée par un autodidacte qui lit Le Monde pour combler ses lacunes ; la franc-maçonnerie comme quête spirituelle et sociale ; et l’amour, célébré dans l’addendum dédié à Marie Maitre, artiste et compagne rencontrée sur Facebook en 2023. « Elle est ma muse, mon inspiration », confesse-t-il (p. 143), dans un passage émouvant qui clôt le récit sur une note personnelle.
Le livre s’adresse aussi à la jeunesse, avec une « Lettre à la jeunesse » (p. 129) et un entretien final (p. 132-140) où Cadeddu distille ses conseils : lire voracement, écrire pour retenir, rester humble, fidèle et patient. « La fidélité est une valeur qui se perd », déplore-t-il (p. 138), un regret teinté de nostalgie pour une époque où les liens humains semblaient plus solides, un thème qu’il relie à son expérience maçonnique.
Forces et limites
La force de l’ouvrage réside dans sa capacité à mêler petite et grande histoire. Laurent-Rouault contextualise brillamment les migrations italiennes, les bouleversements des années 1960, l’engagement maçonnique, et l’évolution des valeurs républicaines, tout en laissant Cadeddu briller par sa simplicité et sa détermination. Les amateurs de récits initiatiques y trouveront une inspiration, tandis que les passionnés d’histoire sociale et maçonnique apprécieront les digressions érudites.
Quelques limites émergent toutefois. Le récit, limité à 160 pages, laisse certains aspects en suspens – la carrière politique de Cadeddu aurait mérité plus de détails, malgré le chapitre maçonnique étoffé. Les lecteurs avides d’approfondissements sur Les Enquêtes du commandant Icare resteront sur leur faim, bien que la bibliographie annonce un troisième tome imminent. Enfin, le ton parfois laudatif du biographe pourrait agacer ceux qui préfèrent une distance critique.
Un témoignage pour aujourd’hui
Publié en 2025, Le Petit Cheval Sauvage arrive dans un monde en crise – économique, identitaire, écologique – où les parcours comme celui de Cadeddu semblent d’un autre temps. Pourtant, son message est intemporel : l’éducation, la persévérance et la fraternité – maçonnique ou non – peuvent transcender les origines et les obstacles. « Se renouveler sans cesse » (p. 139), tel est son credo, un appel à la jeunesse autant qu’un bilan de vie.
Avec sa couverture signée Cynthia Shonpa et Laurent-Rouault, ce livre s’impose comme un objet littéraire soigné, porté par une maison d’édition, JDH, qui mise sur les récits humains et historiques. À mi-chemin entre témoignage et méditation, il séduira ceux qui cherchent dans les vies singulières des leçons universelles. Jean-Luc Cadeddu, ce « petit cheval sauvage », galope encore, et son histoire – maçonnique, républicaine, humaine – mérite d’être lue, très loin de la France ou au coin de votre librairie préférée.