dim 16 mars 2025 - 03:03

Je gnosais pas vous en parler !

(de Cioran à Simon le magicien, Basilide, valentin, Corpocrate, Marcion, et quelques autres gnostiques)

« L’injustice gouverne l’univers. Tout ce qui s’y construit, tout ce qui s’y défait porte l’empreinte d’une fragilité immonde comme si la matière était le fruit d’un scandale au sein du néant »

E. Cioran.
(Précis de décomposition)

Quel numéro qu’Emil Cioran ! Champion toutes catégories d’un pessimisme noir, il était en fait d’un humour sans bornes. Parfois réduite à une neurasthénie apparente, son œuvre est d’une vitalité étonnante, volontiers lyrique, allant souvent vers un humour dévastateur (Il se définissait lui-même comme un « déconneur » !) Pour lui, le désespoir doit devenir un moteur. Il écrit, dans ses « Cahiers » : « Même une négation doit avoir quelque chose d’exaltant, quelque chose qui vous relève, qui vous aide, vous assiste ».

Emil Cioran

Etrangement, ce vitaliste fut accusé par ses détracteurs que son pessimisme sur la nature humaine était une incitation au suicide, mais il cultivait un désespoir philosophique très calculé, très littéraire, lui qui écrivait : « Et si je ne me tue pas, c’est que, une fois en possession d’une telle certitude, le fait de continuer de « persévérer dans l’être » (expression appartenant à Spinoza) acquiert une dimension nouvelle, inattendue : celle d’un paradoxe constant, d’une provocation, si tu veux ». Provocation qu’il mania avec dextérité toute sa vie qui fut tardive et somme toute bien occupée entre ses repas et discussions joyeuses avec la « bande des trois » (Eugène Ionesco-Mircéa Eliade- Emil Cioran) et une vie mondaine qu’il critiquait mais dont il avait une belle pratique ! Et puis, au-delà des lamentations, un incroyable sens de l’humour et, finalement une appétence à la vie indéracinable. Comme quoi il convient de rester dans le discernement face aux discours.

Cioran sera hanté toute sa vie par la fièvre des mystiques ; ces « perturbés de l’absolu », selon sa formule et il plongera avec délice dans diverses traditions ou hérésies religieuses qui ressortent dans sa correspondance. Dans son célèbre « De l’inconvénient d’être né » il écrira : « Mon existence m’apparaît comme la dégradation et l’usure d’un psaume » ! Cette recherche mystique, dans un désespoir très travaillé, se traduit à trouver « ce rien de lumière en chacun de nous et qui remonte bien avant notre naissance », et il nous avoue : « Je ne l’explique pas, elle m’habite depuis toujours, elle était en moi avant moi ».

Le fils du prêtre roumain éclaire ainsi ses ténèbres et ne peut plus se présenter comme l’instigateur du désespoir, mode d’emploi. Nous pourrions peut-être, au lieu de tenter de le rattacher à un courant littéraire classique, de voir une filiation avec le gnosticisme. Je saute sur l’occasion d’en parler !

Cioran en Roumanie

Tout au long de son histoire le gnosticisme partagera, comme Cioran, ce parfum de scandale et de rejet des sociétés civiles et religieuses. Son étrange conception du monde y contribuera énormément en portant sur la création l’insupportable angoisse d’une éternité toujours promise et toujours refusée par une société qui a un mépris de plus en plus affiché de la personne humaine, de la duperie des idéologies et d’une fascination pour la violence. Le gnostique est celui qui voudrait voir avec lucidité ce scandale permanent qu’est l’existence du monde et de l’homme tels qu’ils sont. « Ceux qui savent », constitueront des communautés importantes regroupées autour de quelques maîtres et détentrices d’un enseignement très différent de tous ceux qui avaient cours, dans leur lieu d’origine des rives orientales de la Méditerranée, en Syrie, en Samarie, en Egypte, dans un temps où le christianisme cherchait sa voie et où tant de prophètes occasionnels parcouraient les chemins de l’Orient. La gnose va se présenter comme une pensée profondément originale, une pensée mutante où existe le refus des systèmes et d’un monde gouverné non par des hommes mais par des ombres, des semblances d’hommes. Ce qui va les mener à vivre en marge de toute société constituée, le refus de toute compromission avec des institutions fallacieuses et à refuser la procréation, le mariage, la famille, l’obéissance aux pouvoirs temporels qu’ils soient païens ou chrétiens. L’anarchisme avant la lettre !

La gnose se voulait une connaissance et non une croyance ou une foi. Elle misait sur la recherche de l’origine des choses, de la nature réelle de la matière et de la chair, du devenir d’un monde auquel l’homme appartient. Les gnostiques voyaient la vie, la pensée, le devenir humain et planétaire comme une œuvre manquée, limitée, non-fonctionnelle dans ses structures les plus profondes, depuis les étoiles lointaines jusqu’aux noyaux de nos cellules. La trace d’une imperfection originelle parfaitement pessimiste qui nous met totalement en marge d’un « ordo ab chaos ». Cependant, existerait quelque chose en l’homme qui échapperait à la malédiction : un feu, une étincelle, une lumière issue du « vrai » Dieu, lointain, inaccessible, étranger à l’ordre pervers de l’univers, et que la tâche de l’homme est de tenter de retrouver l’unité première et le royaume de ce Dieu inconnu, étranger à toutes les religions antérieures. Pour se faire, l’homme doit s’arracher aux sortilèges et aux illusions du réel pour regagner sa « patrie perdue ».

I- UNE TROUILLE PASCALIENNE DE L’INFINI.

Pascal, penseur secouriste de l’esprit cartésien: je panse donc je suis…

Regarder le ciel et son immensité conduit à l’inquiétude : il est vaste, c’est bien, mais il est infini, c’est trop. Quelque chose, dans cette immensité, s’engrène avec une régularité inquiétante par sa précision même, un mécanisme dont on ne sait contre qui il déploie sa logique interne. Par ce simple regard porté sur la voûte céleste, les gnostiques se trouvent affrontés à la nature ultime du réel : quelle est cette matière tour à tour pleine et vide, compacte et tenue, lumineuse et obscure dont notre ciel est fait ? Puisque l’homme est un fragment de l’univers, puisque le corps de l’un et l’espace de l’autre procèdent d’une matière unique, tous deux devraient donc obéir aux mêmes lois et l’homme devient alors une image réduite, un condensé, du ciel. Avec leurs mêmes zones d’ombre et de lumière. Mais, le ciel se présente aussi comme un cercle qui entoure la terre en un deuxième cercle, le feu des planètes, des étoiles, des sphères du ciel, des galaxies. Une secte gnostique, les Pérates, découvrent même dans la constellation du Serpent l’origine du monde : C’est lui qui détenait la connaissance primordiale et avait tenté de la communiquer au premier homme dans l’Eden. Cette reprise du texte biblique est naturellement dirigée contre le judéo-christianisme qui, pour eux, est un ennemi par excellence de toute connaissance et de tout progrès (Genèse 3). Mais, au-delà du second cercle, les gnostiques vont en imaginer d’autres dont le nombre varie jusqu’au cercle ultime qui constitue la source et la racine de la totalité de l’univers. Basilide l’appellera le monde hypercosmique où réside l’Être Suprême, le Dieu-néant, détenteur de tous les devenirs, feu purement intelligible où se trouverait la semence de tout ce qui, par la suite, tombe dans les cercles inférieurs et devient nature animée ou inanimée. Les implications de cette image du monde scindé en plusieurs univers, dont le dernier est le nôtre, totalement séparé par une barrière d’ombre compacte est radicale : la pesanteur, le froid, et l’immobilité sont notre condition, notre destin et notre mort. La tâche spirituelle du gnostique est donc de regagner le monde supérieur d’où jamais nous n’aurions dû chuter en supprimant ou en allégeant toute la matière de ce monde. Tel est le but étrange que poursuivirent les gnostiques qui, dans la nuit stellaire, savent que tout contact n’est pas irrémédiablement perdu avec les cercles supérieurs et qu’ils peuvent vaincre et briser l’antique malédiction qui à truqué le jeu du monde pour nous rejeter loin de l’hyper-monde, dans le cercle enténébré qu’ils appelaient le « cercle du feu obscur ».

L’engourdissement est imparti à tout ce qui vit et existe, de l’air à la pierre, de l’insecte à l’homme, dont la plus belle représentation symbolique est le sommeil où se met en place l’engourdissement de l’esprit. Il convient donc de se réveiller, être éveillé, veiller, termes qui reviennent constamment dans les écrits gnostiques. D’où la référence constante au dieu Hermès qui était appelé « l’éveillé ». L’éveil est prise de conscience en tout premier lieu : pour les gnostiques, le malheur de l’homme ne vient pas d’un péché originel, mais par la création du monde par un démiurge qui a constitué le cercle du feu obscur dont dépend la terre et qui est, avant-tout, le domaine du mal. Cependant, pour échapper à l’angoisse, les gnostiques pensent qu’il existe un Dieu vrai, à l’origine de la création et qui veut le bien de ses créatures et dont l’homme est porteur d’une étincelle. Nous assistons donc ainsi à la naissance ou au renforcement du manichéisme. Pour les gnostiques, le christianisme joue de la misère humaine pour évoquer, comme récompense, le salut sous réserve de ne point changer l’organisation sociale et ecclésiastique, même si cette dernière est injuste. Les gnostiques, eux, n’ont cesse de prôner l’insoumission à l’égard de tous les pouvoirs chrétiens ou païens D’où la naissance d’un esprit révolutionnaire qui dépassait largement les querelles théologiques et qui amèneront les pouvoirs publiques à une répression de ce courant. La différence qui caractérise les gnostiques de leurs contemporains, c’est que pour eux, leur « terre natale » n’est pas la terre, mais le ciel perdu dont ils ont conservé la mémoire. Ils sont les citoyens d’un autre monde !

Le but de l’homme serait d’acquérir une sorte d’anti-pesanteur pour vaincre l’inertie du corps et de l’esprit et rejoindre le firmament salvateur que l’ombre dérobe à notre vue. Nous serions des plantes prématurées, arrachées à leur cocon protecteur (le terme « gnosis », connaissance en Grec est très proche de « génésis » qui veut dire naissance et genèse). La gnose est par essence une genèse : elle se veut redonner à l’homme sa véritable naissance et supprimer son immaturité génétique et mentale.

II- DE DRÔLES DE BONHOMMES SUR DE DRÔLES DE CHEMINS.

Les Cathares
Les Cathares

Au cours des deux premiers siècles, le gnosticisme connu une multitude de sectes avec des développements « théologiques » parfois totalement contradictoires. Nous pouvons plus parler d’un état d’esprit que d’une doctrine unifiée. La gnose va se développer sur les terres du judaïsme et du christianisme et ce sont surtout les Pères de l’Église qui vont nous parler de leurs doctrines en les attaquant violemment et en en exagérant certains traits, notamment sexuels, pour mieux les condamner comme hérétiques. Pour eux, ils ne sont pas leurs « frères » mais sont pratiquants d’une autre religion, tendance qui s’accentuera plus tard avec l’implantation des Cathares en France et qui aboutira à leur destruction. Les gnostiques, errants et fondateurs de petite communautés, vont se heurter, dès le début de leur histoire, aux disciples de Jésus.

Le plus ancien de ces prophètes errants sera Simon le Magicien, originaire d’un bourg de Samarie nommé Gitta. Les « Actes des Apôtres » nous disent qu’il déplaçait des foules pour entendre son message (Actes 8-4,25). Lui-même, comme Jésus, se définit comme « Fils de Dieu » et pense que le démiurge, ce « gendarme cosmique », est incompatible avec l’image d’un Dieu bon, ami de l’homme, créateur de la vie, il en conclut donc que Jéhovah n’est pas le vrai Dieu, mais un démiurge pervers que la Bible elle-même décrit d’ailleurs comme un être vindicatif, coléreux, jaloux, susceptible et méchant ! L’homme porterait en lui les fleuves de l’Eden, comme il porte dans sa psyché l’étincelle du vrai Dieu qui doit être entretenue car l’âme n’est pas éternelle par nature mais peu le devenir par cette communion au feu divin. Sinon elle retourne au néant.

Nous voyons bien là la contradiction avec l’enseignement des Apôtres qui pensent que l’âme est immortelle, récompensée ou punie en fonction de ses actions devant le tribunal divin, alors que pour les gnostiques, tout se joue hic et nunc, avant la mort, en se créant véritablement une âme eux-mêmes qui est l’étincelle d’origine et qui la fait croître en s’alimentant au feu divin. Un autre aspect de la pensée de Simon va choquer fortement les chrétiens : la place de la femme. Pour lui, la femme est coexistante à l’homme, et non crée à partir de l’homme, et donc d’une image tronquée par la Bible. D’où une vision de la sexualité beaucoup plus libre que dans le judéo-christianisme : « Toi et Moi ne sommes qu’Un », proposait-il dans la vision d’un couple primordial, où le désir est exalté comme feu premier du monde et source de libération. Les positions de Simon vont lui valoir, par l’Église la création d’un nouveau mot dans le vocabulaire : le « Simonisme » car le Nouveau Testament le suppose avoir tenté d’acheter les pouvoirs de guérison du diacre Philippe pour en tirer lui-même des pouvoirs et des revenus !

La vision du monde gnostique va faire son chemin, y compris en assimilant parfois des pensées étrangères à la culture du moyen-orient. Ainsi, un historien du gnosticisme, Robert Grant, dans son ouvrage, « Gnosticism and early christianity » évoque une influence bouddhiste dans les théories de Basilide que ce dernier entendit dans certains milieux de résidents asiatiques à Alexandrie. Au IIe siècle, en les déformant, les chrétiens nous ferons connaître certains textes des gnostiques, mais venus au pouvoir, ils mettront en place une persécution au lieu d’une discussion. Ce qui, au IVe siècle pousseront les gnostiques vers la clandestinité, mais non à la disparité de leurs idées. Après la disparition de Simon, un certain nombre de disciples continuèrent son enseignement. Nous connaissons deux noms : Ménandre et Saturnin. N’ayant ni Eglises, ni dogmes, ni Conciles, le gnosticisme se voulait un courant de pensée libre, face à un christianisme dogmatique, taxant d’hérétiques ses adversaires.

Alexandrie au IIe siècle sera l’un des grands creusets de la gnose, avec sa population incroyablement diverse et les idées qui y circulent et font parfois l’objet d’amalgames hétérodoxes. C’est vers l’époque où l’empereur Hadrien la visita, aux environs de 130 après J.C., qu’enseignaient un certain nombre de gnostiques parmi les plus connus : Basilide, Carpocrate, Valentin.

Basilide, l’un des premiers maîtres gnostiques pose à l’origine du monde et de notre psyché l’illusion. C’est, par excellence une pensée apophatique reposant sur le non-étant, l’inexistant, le non-réel. Il rejoint la pensée hindoue quand, tentant de définir Dieu, elle le décrit comme « Néti-Néti », ni ceci, ni cela. Un vertige absolu qui exclut toute tentative théologique pour atteindre le vrai Dieu, au-delà du discours sur Lui. L’aboutissement est une rencontre avec le silence. A l’exemple de Pythagore qui l’imposait durant cinq ans à ses disciples. Ce silence, n’est pas seulement ou essentiellement absence de paroles, mais approfondissement de la réflexion par le discernement. Aux bruits du monde, le gnostique oppose une sorte d’anti-matière que devient alors le silence de l’homme à la recherche d’une vie « ailleurs ».

Autre grande figure des gnostiques, Valentin, formé à Alexandrie, se rendra à Rome durant de nombreuses années. Contrairement aux autres gnostiques, il fut d’abord chrétien et faillit même devenir prêtre. Il sera chassé de l’Église en fonction de l’évolution de ses convictions. Il quittera Rome pour se rendre à Chypre où il va fonder une communauté de disciples. Dans son livre, l’ « Evangile de Liberté », les thèmes gnostiques y sont développés fondamentalement : à l’origine du monde c’est l’erreur qui domine ; issue du Père inconnu, étranger, et qui engendra dans le vide de l’univers en gestation, l’oubli, l’angoisse et la terreur. C’est d’Eux que nous procédons, c’est Eux qui nous habitent et c’est pourquoi ce monde, fruit de l’erreur, est appelé par Valentin le « monde de la déficience » qui plonge l’homme dans la solitude. Les hommes répondent à ce destin tragique en s’inscrivant dans trois catégories :

  • Les « Hyliques », hommes de la matérialité, avec comme destin la corruption définitive.
  • Les « Psychiques » qui sont en voie de progression en se créant une âme, mais qui ne suffit pas si elle est coupée de la vérité. Il lui faut donc posséder la gnose.
  • Les « Spirituels ou Pneumatiques » qui sont, en fait, les gnostiques. Ils accèdent au dernier cercle, au cercle du Pneuma ou de l’Esprit.
    Qui atteignait l’état pneumatique était totalement affranchi de toutes les entraves et corruptions de nature matérielle, car le cordon ombilical qui le reliait au monde de la matière, ici-bas, était tranché. Les Cathares, avec la catégorie des « Parfaits », reprendront cette caractérisation des différences des états spirituels.

Des trois grands maîtres gnostiques alexandrins, le plus singulier semble avoir été Carpocrate qui était grec, originaire de l’île de Céphalonie. Il eut un fils, Epiphane, qui fut élevé dans la philosophie platonicienne et l’enseignement gnostique et devint très tôt un véritable maître d’une précocité inouïe. Il mourut à 17 ans en laissant un traité « Sur la justice » dont Clément d’Alexandrie citera plusieurs passages dans ses ouvrages théologiques. Si l’on excepte la doctrine, assez étrange, sur la transmigration des âmes et la métempsychose, l’enseignement de Carpocrate et de son fils Epiphane était parfaitement orthodoxe à la vision gnostique de l’univers. Ils recrutaient leurs fidèles dans les mêmes milieux que les prédicateurs chrétiens et les femmes y jouaient un grand rôle, non seulement en tant que partenaires, mais aussi comme initiées et initiatrices. Epiphane, partisan de l’insoumission face à ce monde trompeur ira jusqu’à prôner l’abolition de la propriété privée au profit d’une propriété collective. Une sorte de communisme avant l’heure ! Les Carpocratiens ne pensaient pas que l’homme fut mauvais, mais seulement que le monde était détourné par des anges inférieurs. Le sentiment était que tout est donné à l’homme dès sa naissance, mais que rien n’est acquis pour autant.

A partir du IIIe siècle, les groupes gnostiques vont se répandre dans tout le Proche Orient et au IVe siècle, Saint Epiphane en compte 60 ! Ils satisfaisaient toutes les exigences, de l’esprit par la radicalité de leurs attitudes et leur lucidité, tout en développant la ferveur des participants. Le but du gnosticisme étant de déconditionner l’homme en le conduisant à tout éprouver, tout exprimer, tout dévoiler, afin de mettre à nu la condition humaine. Rien n’est possible tant que l’homme ne s’est pas dépouillé de tout ce qui le conditionne, à tous les niveaux de sa vie et ainsi le réveiller. La pensée manichéenne dont la gnose est porteuse s’infiltrera même au sein de l’Église et la menacera dans la mise en place d’hérésies dangereuse pour son unité. Ce qui sera le cas pour le courant marcionite.

Marsion était originaire de Sinope, dans le Pont, sur les rivages nord de l’Anatolie, où il naît en 85 après J.C. Son père était évêque de Sinope et Marcion vit dans un milieu essentiellement chrétien. Ses connaissances théologiques en font un « véritable savant », selon Saint Jérôme, mais ses convictions vont évoluer de façon radicale et son propre père l’exclut de la communauté chrétienne. On le retrouve à Rome où, en 140, il publie ses « Antithèses » qui expliquent sa conception du monde très orientée vers le gnosticisme et préside à la constitution d’une nouvelle Eglise. Pour lui, existe une différence fondamentale entre l’Ancien et le Nouveau Testament. L’Ancien Testament montre un Dieu qui ignore la générosité, la tolérance et la clémence. Il est créateur d’un monde essentiellement mauvais. Jéhovah serait le démiurge négatif, alors que le vrai Dieu serait le père dont se réclame Jésus dans le Nouveau Testament et dont il est le Fils. D’où, l’opposition totale entre l’Ancien et Nouveau Testament qui fait que la Bible ne peut être un livre révélé et qu’il convient de rejeter l’Ancien. Cette orientation montre aussi la lecture de l’évolution des croyances des pasteurs nomades de la Bible et d’une société qui devient paysanne ou urbaine. Mais, dangereusement, nous pouvons y lire aussi la naissance d’un antijudaïsme, voire d’un antisémitisme qui va de plus en plus s’affirmer et où nous pouvons discerner l’influence de Marcion, voulant couper les ponts avec un monde biblique qui vivait très mal la modernité. L’influence de Marcion eut une énorme influence dans l’Église, par exemple dans les rituels de la messe dans l’Église catholique : les fidèles restent assis à la lecture de l’Ancien Testament et se lèvent à la lecture du Nouveau !

III- CONCLUSIONS : L’ESPRIT PLUS QUE LA LETTRE.

Cette étrange cosmogonie-Théogonie allant, dans un carrousel incessant, de la nature à Dieu (Le démiurge négatif et le Dieu vrai inaccessible) fascina les hommes durant des siècles et joue encore un rôle d’attraction sur certains de nos contemporains, assez souvent dans nos milieux d’ailleurs. A partir du IVe siècle, la gnose va quitter les villes, notamment Alexandrie, où les chrétiens s’installent pour reprendre une errance pour répandre leurs idées en Mésopotamie, Arménie, Cappadoce, Grèce, Bulgarie, Bosnie, où elle va laisser des traces profondes dans des courants nouveaux ou à l’intérieur des églises chrétiennes, de façon discrète, dans des nuances théologiques. On peut parler ici, d’une influence des « libertaires de la gnose » et de leur action discrète pour éviter les persécutions chrétiennes. L’un des résultats le plus probant, historiquement, sera l’influence théologique sur la naissance des Bogomiles et, bien sûr, des Cathares. Avec la conséquence d’une véritable guerre civile et du bûcher de Montségur.

Le mal est tout ce qui accroît l’entropie du monde et n’est nullement une épreuve bénéfique conduisant à un « monde meilleur », comme le laissait entendre l’Église catholique. Le mal est aliénant et ne conduit qu’à une régression, n’apportant aucune connaissance personnelle ou salvatrice. Pour la gnose, le mal ne fait partie d’aucun plan divin, comme, contradictoirement, le laissait entendre le livre de Job dans l’Ancien Testament !

Combattre le mal demande de donner un sens à notre vie. Rester dans un retrait hors du monde est stérile et rechercher dans le passé immémorial ou se projeter dans le futur ne peut que détourner l’homme de sa quête véritable qui est de trouver une conscience nouvelle, surgit de l’expérience immédiate, celle du présent et de la cohabitation avec les autres qui nous impose la pratique de la tolérance et donc la possibilité d’œuvrer ensemble. Dans son très intéressant ouvrage, Jacques Lacarrière, citant Henri Laborit et son ouvrage « L’homme imaginant » où il propose la connaissance de nos structures mentales comme clef au changement, écrit (1) : « Toute voie gnostique passe par un double itinéraire : la certitude existentielle (disons même instinctive) de notre inachèvement et la nécessité-pour s’y soustraire ou l’atténuer-d’emprunter la voie de la connaissance. Cette connaissance implique avant tout celle des déterminismes biologiques, des impulsions psychiques, des contraintes économiques qui nous gouvernent et nous manœuvrent mais aussi la participation totale aux problèmes et aux misères de ce temps. Le gnostique d’aujourd’hui ne saurait plus être un prêcheur de salut, un mage retiré sur sa montagne ni quelque illuminé des grandes villes féru de textes anciens, mais un homme sentient, tourné vers le présent et le futur, avec la certitude intuitive qu’il possède avant-tout en lui-même les clés de cet avenir, certitude qu’il devra opposer à toutes les mythologies rassurantes, religions soi-disant salvatrices, idéologies désaliénatrices, qui ne font qu’entraver sa présence véritable au réel. Car l’important, aujourd’hui, est moins de découvrir de nouvelles étoiles que de briser les nouvelles frontières qui sans cesse se dressent autour de nous ou qui se tracent en nous-mêmes, pour les franchir, comme la mort, les yeux ouverts. »

PAS MAL COMME PROGRAMME NON ?!

NOTES

  • Sagnard François : La gnose valentinienne et le témoignage de Saint-Irénéé. Paris. Ed. Vrin. 1947.
  • (1) Lacarrière Jacques : Les gnostiques. Paris. Ed. Gallimard. 1973. (Page 150)

BIBLIOGRAPHIE

  • Brakke David : Les gnostiques. Paris. Ed. Les Belles Lettres. 2022.
  • De Rougemont Denis : L’amour et l’occident. Paris. Union Générale d’Editions. 1972.
  • Doresse : Les livres secrets des gnostiques d’Egypte. 2 Tomes. Paris. Ed. Plon. 1958-1963.
  • Grand Robert M. : La gnose et les origines chrétiennes. Paris. Ed. Du Seuil. 1960.
  • Hutin Serge : Les gnostiques. Paris. PUF. 2018.
  • Irénée de Lyon : Contre les hérétiques. Paris. Ed. Du Cerf. 1991.
  • Lacarrière Jacques : Science et croyances. Paris. Ed. Albin Michel. 1999.
  • Lacarrière Jacques : Les hommes ivres de Dieu. Paris. Ed. Albin Michel. 1961.
  • Leisegang Henri : La gnose. Paris. Ed. Payot. 1951.
  • Ouvrage collectif : Ecrits gnostiques. La bibliothèque de Nag-Hamadi. Paris. Ed. Gallimard/La Pléiade. 2007.
  • Pétrement Simone : Le dualisme chez Platon, les gnostiques et les manichéens. Paris. PUF. 1947.
  • Runciman Serge : Le manichéisme médiéval. Paris. Ed. Payot. 1949.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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