jeu 13 mars 2025 - 10:03

Kabbale et Franc-maçonnerie

La kabbale est traditionnellement présentée comme la « Loi orale et secrète » donnée par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï, en même temps que la « Loi écrite et publique », la Torah dont les cinq livres constituent l’Ancien Testament. En préambule, rendons hommage à Henrik Bogdan, Professeur d’Etudes Religieuses à l’Université de Göteborg et membre de la Grande Loge de Suède, car on doit à l’un de ses travaux l’idée de cette présentation, au-delà de l’intérêt marqué que j’ai pour la Kabbale, sans doute dû à certains ancêtres fort versés en la matière.

La kabbale trouve sa source dans les courants mystiques du judaïsme antique et on a pu définir la kabbale comme « la dimension interne de la Torah », correspondant au sod (la connaissance secrète), le dernier des quatre niveaux de lecture du texte.

En effet, alors que les trois premiers niveaux de lecture et d’interprétation du texte biblique sont le pchat (sens littéral), le drash (exégèse), et le rémèz (la symbolique), le Sod désigne ce que l’on peut considérer comme l’aspect mystique de la Torah.

La kabbale se présente ainsi comme un accès, un voyage ascensionnel et intérieur, au cœur même du divin, au jardin de la science du Livre.

Ceux qui la connaissent bien assurent que la compréhension intime et la maîtrise de la Kabbale rapprochent spirituellement l’homme de Dieu, ce qui confère à l’homme un plus grand discernement sur l’œuvre de la Création par Dieu.

Outre des prophéties messianiques, la Kabbale peut ainsi se définir comme un ensemble de spéculations métaphysiques sur Dieu, l’homme et l’univers,

Que peut-on retenir des travaux d’Henrik Bogdan ?

Henrik Bogdan

Tout part des théories d’Arthur Edward Waite, né en 1857 et mort en 1942, amateur érudit de franc-maçonnerie, qui défendit l’idée d’une influence de la Kabbale sur le grade de Maître en franc-maçonnerie.

Selon Waite, la quête maçonnique du mot perdu du Maître présente une similitude intrigante avec les spéculations kabbalistiques sur la perte de la prononciation correcte du nom de Dieu, le Tétragramme Yod Hé Vav Hé, YHVH.

Les degrés maçonniques fondamentaux tels que nous les connaissons aujourd’hui sont le résultat d’un processus long et progressif., un processus graduel dont la période la plus formatrice se situe probablement au 17ème siècle et dans les trois premières décades du 18ème siècle.

La première utilisation connue de termes hébraïques dans les textes de rituels maçonniques se trouve dans le premier catéchisme maçonnique imprimé, A Mason’s Examination, publié en 1723.

Samuel Prichard – Crédit : freimaurer-wiki

Il est important de savoir que le choix des termes constituant les mots de passe de la franc-maçonnerie était déjà considéré comme ayant une origine kabbalistique en 1726, c’est-à-dire quatre ans avant la publication du Masonry Dissected de Samuel Prichard en 1730.

Avant 1730 en tous cas, les rituels fondamentaux consistaient uniquement en deux degrés, « Apprenti » et « Compagnon ». C’est la publication de Masonry Dissected qui permet de dater l’apparition des trois degrés tels que nous les connaissons actuellement : Apprenti, Compagnon et Maître maçon.

Rappelons au passage que ce texte célèbre vaut d’être connu car il est le premier à reproduire en trois parties séparées les questions et les réponses concernant les grades d’Apprenti, de Compagnon et de Maître. Surtout, il est également le premier à narrer les circonstances dans lesquelles l’architecte Hiram fut assassiné. Ce récit de la légende d’Hiram reste la légende la plus importante et la plus caractéristique de la franc-maçonnerie à ce jour et joue un rôle décisif dans le troisième degré.

Comme la mention de ce meurtre ne se trouve ni dans la Bible ni dans les Old Charges – c’est-à-dire les anciens manuscrits des maçons opératifs-, on peut en conclure que son récit a dû être inventé aux environs de 1730.

La publication de Masonry Dissected entraîna la publication de réponses dans lesquelles l’honneur de la franc-maçonnerie était défendu et l’intégrité de Samuel Prichard mise en question.

L’une de ces réponses fut l’ouvrage anonyme A Defence of Masonry, publié en 1730-31. En plus d’une étude polémique des motivations de Prichard, le texte comporte un exposé intéressant sur les liens de la franc- maçonnerie avec les mystères anciens. Ce texte établit des parallèles en particulier entre francs-maçons et pythagoriciens, esséniens et druides, mais aussi — plus important — entre franc-maçonnerie et kabbale.

Or le mot qu’Hiram ne voulut pas révéler, pas prononcer, était précisément le nom de Dieu, que l’on figure par le tétragramme YHVH. On le remplace par un mot substitué, qui signifie « la chair quitte les os », ou par un autre mot encore, selon le Rite.

Se pose alors la question de la possibilité de discerner des traces de la kabbale dans la légende hiramique. Bien sûr, il n’y a aucune référence visible à la kabbale en tant que telle, comme par exemple, des spéculations concernant les émanations de Dieu (la théorie des sefirot issue du Sepher Yetzirah) ; il n’est pas non plus fait mention de l’aspect féminin du Divin, la shekinah. Pourtant, l’aspect principal de la légende, la recherche d’un mot perdu, présente une similitude troublante avec les spéculations de la Kabbale concernant la perte de la désignation correcte du nom de Dieu, celui auquel on substitue le Tétragramme YHVH.

Nabuchodonosor fait tuer les enfants de Sédécias sous ses yeux. Tableau de François-Xavier Fabre, 1787.

Selon la tradition kabbalistique, le mode approprié de vocalisation ou de prononciation du nom divin était un secret bien gardé réservé au Saint des Saints dans l’enceinte du temple de Jérusalem. A partir du second siège de Jérusalem par Nabuchodonosor en 586 av J.-C., qui s’acheva par la destruction du Temple de Salomon et le début de ce que l’on a appelé « la captivité des Juifs à Babylone » qui devait durer jusqu’en 538 av J.-C., le Grand Prêtre n’eut plus l’occasion de prononcer le nom de Dieu, et la prononciation véritable fût oubliée…

Or Arthur Waite était convaincu que l’objet de l’initiation maçonnique était l’unio mystica avec Dieu. Les initiateurs de la tradition maçonnique incorporèrent le thème de la recherche d’une chose perdue (dans le cas présent, le Mot du Maître) pour représenter la recherche du Christ. D’ailleurs pour Waite, Verbum Christus Est, le Mot de Maître perdu est Christ.

Pour ceux que l’apparent anachronisme pourrait surprendre, il faut rappeler que l’ancien Mot du Maître était le nom de Dieu, celui que l’on remplace part le tétragramme YHVH.

Série Gioviana. Cristofano dell’Altissimo, Portrait de Pico della Mirandola, vers 1552-1568.)

Selon la tradition kabbalistique chrétienne, le nom de Dieu cache le nom secret de Jésus et il serait donc « prouvé par la kabbale » que le Christ est le Sauveur.
D’ailleurs, en incluant le caractère hébreu Shin (ש), qui de par sa forme est considéré comme faisant allusion à la Trinité dans le nom de Dieu, Yod He Vav He, YHVH, le nom de Jésus apparaît, YHSVH, Yehoshuah.

Cette preuve kabbalistique a été particulièrement appréciée par des kabbalistes chrétiens tels que Pic de la Mirandole, né en 1463 et mort en 1494.

Faisons maintenant appel aux travaux de Jan Snoek, né en 1946, historien des religions attaché à l’institut pour l’étude de religions de l’Université de Heidelberg en Allemagne, grand spécialiste des rituels maçonniques en Europe de l’Ouest, et notamment sur l’initiation des femmes en franc-maçonnerie et de la maçonnerie d’adoption.

Les recherches menées par Jan Snoek tendent à confirmer la théorie selon laquelle la recherche du Mot de Maître est certainement influencée par la quête kabbalistique de la prononciation correcte L’ idée selon laquelle l’ancien Mot de Maître fut perdu à l’instant de la mort d’Hiram est pour le moins déroutante puisqu’il est dit dans la légende que l’ancien mot était YHVH.

Snoek a éclairci ce mystère en démontrant que dans les premières versions anglaises de la légende, il n’est nulle part fait mention de perte du mot mais plutôt de perte de la prononciation du mot.

Hiram entre deux colonnes

Selon les premières versions de la légende, le Mot de Maître ne pouvait être prononcé que par les trois maîtres en même temps : Salomon, Hiram roi de Tyr, et Hiram Abif.
Ce dernier n’aurait donc pas pu révéler le mot même s’il l’avait voulu.
Et en tout état de cause, comme Hiram n’avait pas transmis cette connaissance avant d’être tué, la prononciation correcte du Mot du Maître fut perdue.
Nous sommes donc en présence de deux traditions, kabbalistique et maçonnique, ayant pour thème central la perte de la prononciation exacte du Nom de Dieu.
Si l’on examine la légende d’Hiram à la lumière des découvertes de Jan Snoek, il semble évident que, dans sa forme originale, elle était un « mythe d’initiation », contrairement aux versions plus récentes dans lesquelles la légende adopte la fonction d’un « récit moraliste ».

On peut toutefois se demander pourquoi le nouveau Mot de Maître ne désigne pas le Christ, ce qui aurait été le choix logique si la légende hiramique avait été influencée par les traditions kabbalistiques chrétiennes.
Pourquoi le mot YHSVH (le Pentagramme qui permet d’écrire le nom hébreu de Jésus) ) n’a-t-il pas été adopté comme nouveau Mot du Maître ?

La légende maçonnique d’Hiram est-elle influencée par la kabbale ?

Comme nous l’avons vu, la légende hiramique se base sur la perte de la prononciation du nom de Dieu, YHVH. Le même thème se retrouve dans les traditions kabbalistiques et chrétienne.

Nous pourrions parler d’une coïncidence — encore qu’elle serait bien étrange — si nous n’avions connaissance de deux éléments importants. Premièrement, la légende d’Hiram est la légende centrale, la plus importante, du système maçonnique initiatique.
Il est donc peu probable que le contenu de cette légende ait été choisi arbitrairement.

Mais puisque l’initiation au degré de Maître n’était pas purement moraliste mais plutôt initiatique au sens propre du mot, celle-ci poursuit le même but que la kabbale, c’est-à-dire l’unio mystica.

Pour résumer, voici les composantes se trouvant à la fois dans la légende hiramique et dans les traditions kabbalistes :

  • La recherche de la connaissance perdue de la prononciation d’un nom
  • Ce nom est YHVH dans les deux traditions
  • Ces deux traditions font le lien entre ce nom et le Temple de Salomon
  • Ces deux traditions incluent le concept de l’Unio Mystica

Malgré ce fait troublant, on peut penser avec nos Frères Jan Snoek et Henrink Bogdan que les similitudes entre les deux traditions sont tellement importantes que l’on peut affirmer non sans raison que la Kabbale se révèle être l’un des facteurs à l’origine de la légende d’Hiram.

Notre ami belge Marc Halévy a consacré un travail des plus intéressants à ce lien, dans le cadre de l’Académie Maçonnique de Provence, présidée par Alain Boccard. Comme le dit fort bien la préface du livre qui reprend ce travail, la Kabbale, est «le versant mystique et ésotérique du judaïsme. Les références à l’ancienne loi, à la Torah, à la construction du Temple de Jérusalem, font le corpus de la Franc-Maçonnerie Salomonienne, jusqu’à la jonction avec la nouvelle loi, inspiratrice des grades Chevaleresques.
Les Kabbalistes ont inscrit dans le triangle lumineux les lettres mystérieuses. Comme les Francs-Maçons, ils épèlent ce qu’ils ne peuvent nommer…

Cette recherche de la Lumière, de la Vérité, de la Parole perdue procède d’un désir de spiritualité commune aux deux traditions la Kabbale et la Franc-Maçonnerie de Tradition. Deux voies parallèles qui s’enrichissent, deux sources qui deviennent deux rivières, puis deux fleuves que se jettent dans un océan de spiritualité, d’où émerge le sacré et le divin. Comme les rayons d’un arc dans le ciel, ces traditions éveillent et élèvent l’homme, puis le ramène vers sa mère la terre, dans l’humus.

Comment s’étonner dès lors de la conjonction entre les valeurs, les émanations de la Kabbale et la méthode maçonnique. L’arbre de vie, l’arbre des sephirot est bien présent par exemple au 13ème du Rite Écossais Ancien et Accepté, Chevalier de Royal Arche, l’impétrant en descendant dans sa Voûte intérieure, dans la Voûte Sacré, prononcera peu à peu les noms des sephirot mettant de l’ordre dans le chaos. »

D’autres auteurs ont bien noté la parenté entre kabbale et franc-maçonnerie.

Willermoz

La relation entre kabbale et franc-maçonnerie a été évoquée dès le 18e siècle, puisque en 1762, Antoine Meunier de Précourt, Vénérable Maître de la Loge Saint Jean des Amis Parfaits à l’Orient de Metz, a écrit à Jean-Baptiste Willermoz, le fondateur du Régime Ecossais, « Heureux qui connaît la science de la Kabbale et des nombres »

Citons encore Daniel Beresniak dans son livre la Kabbale Vivante : « Kabbale est un substantif formé par la racine hébraïque trilitère : Kof, Beith, Lamed. Cette racine exprime l’idée de « recevoir ». Ainsi la Kabbale se traduit par réception. »
Et d’ajouter : « La réception est le fruit. Ce qui est porté par la transmission est le goût du fruit. Il est incommunicable, autrement que par l’expérience. »

Citons enfin Léon Askénazi (1922-1996), reprenant, après la guerre, le relais de son maître Jacob Gordin qui influença aussi Emmanuel Lévinas. Léon Askénazi délivre une vision de la kabbale « beaucoup plus rationnelle que mystique » selon Charles Mopsik, penseur et chercheur français mort en 2003.

« La kabbale a pu interpeller la pensée française pour autant qu’elle a été présentée comme une forme particulière de philosophie. En tant que doctrine religieuse, elle n’a guère suscité d’intérêt. Il n’existe aucune différence sensible entre Juifs et non Juifs à cet égard », note Charles
Mopsik. C’est ce critère, selon lui, qui définit la spécificité de l’école française.

En fait, La Kabbale n’a jamais cessé d’être enseignée traditionnellement dans les écoles hassidiques, c’est-à-dire suivant le courant mystique fondé par le rabbin ukrainien Israël ben Eliezer connu sous le nom de Baal Chem Tov, le Maître du Bon Nom, et leurs opposants « conservateurs » qui ont suivi l’émigration des Juifs aux États-Unis, en Europe occidentale et en Israël au cours du XXe siècle.

On peut rappeler ici la conclusion d’un Franc-maçon dans une publication de 2009 : Il faut d’abord dire pour éviter toutes confusions possibles : La Kabbale n’est pas la Franc Maçonnerie, et la Franc Maçonnerie n’est pas la Kabbale…Il s’agit bien de deux traditions différentes.

Mais il est indéniable que la sève Kabbalistique a nourri la Franc-Maçonnerie comme elle a nourri le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam… »

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Jean-Jacques Zambrowski
Jean-Jacques Zambrowski
Jean-Jacques Zambrowski, initié en 1984, a occupé divers plateaux, au GODF puis à la GLDF, dont il a été député puis Grand Chancelier, et Grand- Maître honoris causa. Membre de la Juridiction du Suprême Conseil de France, admis au 33ème degré en 2014, il a présidé divers ateliers, jusqu’au 31°, avant d’adhérer à la GLCS. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur le symbolisme, l’histoire, la spiritualité et la philosophie maçonniques. Médecin, spécialiste hospitalier en médecine interne, enseignant à l’Université Paris-Saclay après avoir complété ses formations en sciences politiques, en économie et en informatique, il est conseiller d’instances publiques et privées du secteur de la santé, tant françaises qu’européennes et internationales.

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

DERNIERS ARTICLES