Baruch Spinoza est né à Amsterdam le 24 novembre 1632 et mort à La Haye le 21 février 1677, à 44 ans. Il a donc vécu quelques décennies avant la création de la première Grande Loge à Londres en 1717, et la rédaction des Constitutions of the Free-masons par le Pasteur James Anderson en 1723.
La métaphore selon laquelle Dieu serait le « Grand Architecte de l’Univers » se rapporte à l’une des idées-clés de la philosophie des Lumières, donc contemporaine de Spinoza. Après la philosophie de Descartes, de Locke ou de Newton, on la retrouve en particulier chez Leibniz qui va jusqu’à affirmer : « Il résulte de la perfection suprême de Dieu qu’en produisant l’univers, il a choisi le meilleur plan possible […] »
Les textes de l’époque attestent qu’au cours des dernières décennies du 18ème siècle et dans les premières décennies du 19ème siècle, la franc-maçonnerie, initialement exclusivement chrétienne, s’est progressivement ouverte à d’autres conceptions, et notamment à des déistes non chrétiens. L’appellation « Grand Architecte de l’Univers », de plus en plus souvent utilisée plutôt que « Dieu », était en effet acceptable aussi bien par les déistes que par les théistes.
Il est admis aujourd’hui que la pensée de Spinoza a inspiré celle des rationalistes, du 18ème siècle à nos jours. Il a hérité et en même temps critiqué le cartésianisme, qui défendait l’idée que la raison, par opposition à la foi, est le moyen d’accéder à la connaissance, considéré comme une évidence. Pour René Descartes, la raison n’est pas au service de la croyance, ce que défendent les tenants de la scolastique.
On peut donc se demander si l’idée du Grand Architecte de l’Univers, citée très exactement et sous cette forme dans ce fondement de la Franc-maçonnerie « régulière », était ou non inspirée ou en tous cas proche de la vision développée par Spinoza quelques décennies auparavant.
Qu’il soit bien entendu que ni les Francs-Maçons du 18ème siècle ni Spinoza n’étaient les auteurs du concept de Grand Architecte de l’Univers. Ce dernier, bien que volontiers utilisé en franc-maçonnerie comme au demeurant en compagnonnage, n’est pas d’origine maçonnique et relève de la philosophie des religions et de la théologie.
L’idée d’un Être Suprême dont l’intelligence ordonnerait l’univers, comme pourrait le faire un « grand architecte », avait déjà été émise par les tenants de la religion naturelle. On la trouve ainsi chez Cicéron oui encore chez Jean Calvin qui, dans son traité « Institution de la religion chrétienne », nomme Dieu à plusieurs reprises « Grand Architecte » ou « Architecte de l’Univers ».
La maçonnerie anglaise et américaine est cependant, on le sait, restée très attachée aux fondamentaux et les Grandes Loges en Angleterre, en Ecosse, en Irlande ou aux Etats-Unis continuent d’interdire l’initiation aux athées. N’oublions pas que le souverain du Royaume-Uni est aussi le Gouverneur Suprême de l’Église d’Angleterre et que « In God We Trust » est la devise nationale des Etats-Unis…
A contrario, en France et en Belgique l’admission des athées en Franc-maçonnerie a donné lieu à la création d’obédiences qui ont non seulement écarté Dieu mais aussi le Grand Architecte de l’Univers de leurs rituels.
On sait aussi comment Baruch Spinoza fût exclu, « excommunié », par la communauté juive portugaise à laquelle il appartenait pour avoir développé une pensée rationaliste établissant une équivalence entre Dieu et la Nature tout entière.
La pertinence du parallèle entre cette vision et la notion de Grand Architecte peut donc être légitimée.
Au-delà du rationalisme, la philosophie de Spinoza peut être rapprochée de celle à laquelle adhèrent les Francs-maçons spiritualistes. En effet, dès lors qu’il considère que ce que les hommes appellent Dieu est en fait la Nature, donc la création tout entière, cela revient à affirmer son existence.
Spinoza postule aussi une conception des rapports entre politique et religion que l’on peut qualifier de laïque puisqu’il considère erronée ou à tout le moins limitée les interprétations théologiques traditionnelles des textes bibliques.
On comprend ainsi le point de vue de Nietzsche, qui considérait Spinoza comme le précurseur des penseurs modernes, en particulier du fait de son refus d’adhérer aux conceptions des théologiens.
De la vie à la pensée.
Sa famille est sans doute d’origine espagnole, et aurait été expulsée d’Espagne lorsque ses ancêtres refusèrent de se soumettre au décret de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille imposant en 1492 aux musulmans ou aux juifs de se convertir au christianisme. C’est pourtant cette même politique, « le baptême ou l’exil », qui conduira Manuel Ier, le roi du Portugal, où les aïeux de Spinoza s’étaient exilés, à exiger des Juifs qu’ils se convertissent, avec au surplus l’interdiction d’émigrer. Ce souverain venait, il est vrai, d’épouser Isabelle d’Aragon, fille du roi Ferdinand…
Mais le roi du Portugal, s’il organisa le baptême forcé, de près de cent vingt mille Juifs vivant dans son pays, ne voulait pas priver son pays de ce qu’y faisaient les banquiers, commerçants et autres médecins juifs. Il assouplit donc la mise en application de son décret.
C’est donc au Portugal que naquit le grand-père de Baruch Spinoza. C’est aussi dans ce pays que le père de Spinoza vit le jour. Mais en 1587, il quitta le Portugal par crainte des arrestations inquisitoriales et s’installa à Nantes, où les Juifs, même officiellement convertis, n’étaient à vrai dire pas véritablement admis. Il y demeura cependant 17 ans, jusqu’à ce que tous les Juifs de la ville en fussent expulsés, en 1615, et s’établit avec sa famille dans les Provinces Unies, les actuels Pays-Bas, où de nombreux Juifs s’étaient établis car le judaïsme y était admis pourvu qu’il soit pratiqué « en privé ».
Miguel s’installa donc dans le quartier juif d’Amsterdam, dans une belle demeure que lui permettait son métier de commerçant, important et exportant des fruits secs et de l’huile d’olive, et rapidement reconnu comme un membre influent de la communauté, participant au financement de la synagogue, des écoles juives et des œuvres de bienfaisance.
Il faut noter un point qui est loin de n’être qu’anecdotique, puisqu’il aura un rôle significatif dans l’accès de Spinoza à des penseurs étrangers, comme aux échanges qu’il eût plus tard avec eux : les Juifs d’origine portugaise parlaient portugais entre aux et en néerlandais avec leurs concitoyens, tandis qu’ils écrivaient en espagnol. Le latin était pratiqué par ceux qui voulaient échanger avec d’autres ailleurs en Europe, offrant en outre l’avantage de ne pas être suspect aux yeux des censeurs… Spinoza apprit également plus tard à lire le français, l’allemand, l’italien et même le grec ancien.
Mais il avait aussi de très solides connaissances de l’hébreu et de l’araméen, ce qui explique qu’il puisse rédiger un Précis de Grammaire de la Langue hébraïque qui fait encore autorité.
Cependant, dès la fin des années 1640, après des études somme toute guère prolongées, Baruch Spinoza aide son père dans l’entreprise familiale, qu’il reprendra avec son frère Gabriel à la mort de leur père. Mais un différend familial lui fera renoncer à tout héritage familial, si ce n’est le lit de ses parents, qu’il gardera jusqu’à sa propre fin.
Baruch Spinoza a 23 ans lorsqu’il est banni, excommunié, par la communauté à laquelle sa famille appartient. Il est maudit à vie pour cause d’hérésie. On notera qu’en 1635, au moment de son bannissement, Spinoza n’a encore rien publié. On ne sait donc pas avec précision quels propos ni même quelles pensées l’ont fait aussi durement condamner.
Mais on sait qu’il suivait alors des études auprès de lettrés non-juifs, hétérodoxes de toutes confessions. On sait aussi qu’il avait affirmé que la loi juive n’était pas d’origine divine et qu’il n’était donc pas interdit d’en rédiger une meilleure. Dès lors, la rupture, définitive, était consommée.
Spinoza poursuit ses études de philosophie en même temps qu’il apprend à polir des verres et à fabriquer des lentilles. C’est dans cette profession qu’il se fait rapidement apprécier et qu’il gagnera de quoi vivre, humblement mais faisant preuve de générosité.
Nous ne détaillerons pas ici ce que fut la suite de sa vie, jusqu’à sa mort à 44 ans. Sans doute n’est-il pas sans intérêt de citer ses derniers mots : « J’ai servi Dieu selon les lumières qu’il m’a données. Je l’aurais servi autrement s’il m’en avait donné d’autres »
Il fût enterré dans le carré protestant du cimetière.
Ses amis réussiront à publier ses œuvres, qui seront donc diffusées à titre posthume, dont l’Ethique et quelques autres Traités inachevés.
De la pensée de Spinoza à la Franc-maçonnerie
De l’Ethique, œuvre majeure de Spinoza, retenons que si le livre premier s’intitule « De Dieu », celui-ci n’est défini qu’en sixième position, après la substance puis les attributs et les modes. Mais Spinoza nous montre qu’il n’existe en fait dans la nature qu’une seule substance et que cette substance unique est Dieu.
Il dit en effet
J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi : c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose, duquel il doive être formé. »
Pour Spinoza, et contrairement à Descartes qui concevait une multiplicité infinie de substances, il n’existe qu’une substance unique, infinie, et dotée d’une infinité d’attributs. C’est ce que Spinoza résume par la formule Deus sive Natura, Dieu c’est-à-dire la Nature.
Ainsi, la substance et les attributs sont la même chose, l’attribut n’étant que la perception de la substance par l’entendement.
Il existe une infinité d’attributs de la substance, mais l’homme n’a accès qu’à deux d’entre eux, l’étendue et la pensée.
Dieu est donc la Nature, la Substance unique et infinie…
La franc-maçonnerie quant à elle ne renonce pas tant s’en faut à la spiritualité. Elle accompagne, encourage, participe à l’expansion des sciences et des techniques. Si le franc-maçon est nourri par la raison, l’intuition, le désir de spiritualité sont des spécificités de l’initiation maçonnique.
Le processus engage la totalité de l’être, (cf par exemple « il faut rassembler ce qui est épars ». Il n’y a pas lieu de récuser la raison, les sciences et leur progrès dès lors qu’ils soient au service de l’homme. Il n’y a pas de contradiction entre la science, la philosophie, la religion et la franc-maçonnerie. Il y a complémentarité, car le contraire serait une négation de l’esprit d’ouverture que la Franc-maçonnerie cherche à cultiver. Les savoirs ne sont donc nullement les ennemis de la Connaissance, de la recherche de spiritualité.
L’initiation maçonnique donne un sens différent à la vie. C’est un processus d’élévation spirituelle individuelle dans le cadre d’un collectif, qui appelle à sortir d’une vision trop sécularisée, trop peu spirituelle de la société.
Spinoza ne remet pas en cause la faculté de raisonnement de l’homme. Celui-ci a des idées, des pensées. Pour autant, l’homme n’est pas ce que Spinoza appelle une substance. On notera qu’ici il s’agit d’une essence indépendante et non de celle qu’évoque Descartes lorsqu’il énonce le fameux cogito ergo sum.
Pour Spinoza, Dieu seul a des idées, et l’homme accède à ses idées des idées de Dieu en fonction de ses limites qui sont celles de sa qualité d’humain. Il y a union entre corps et esprit, entre le corps et l’âme.
Dieu, le Grand Architecte, le Principe même, unifie notre corps et notre esprit.
Il y a simultanéité, fusion, unification, cristallisation corps esprit, comme la réalisation d’un chef-d’œuvre.
Cela signifie que si le corps, par sa nature, est situé dans un espace- temps limité, les idées de l’esprit, les idées divines elles n’ont pas de limites. Les idées divines sont éternelles. L’entendement divin est éternel. Notre ambition, notre quête, est dès lors de rejoindre l’entendement divin, de nous libérer autant que faire se peut des contraintes de notre nature condamnée à la finitude.
C’est le chemin vers la Vérité, le chemin du vrai.
Comme l’a écrit Jean-François Guerry « Spinoza à écrit son Ethique suivant le mode des architectes, des géomètres, des mathématiciens, ce qui rend ardue sa compréhension. En simplifiant l’on peut oser dire que les genres de connaissance sont comparables à des genres de vie, des modes de vie, d’existences.
Le franc-maçon à la recherche de la Connaissance, par son initiation véritable métamorphose de son être intérieur, par la conversion de son regard sur toutes les choses de la vie, a une aspiration à la spiritualité, il ne peut donc être insensible à l’Éthique selon Spinoza, qui n’est après tout peut-être simplement que le désir, d’une vie bonne, meilleure, en harmonie avec les autres, la cité et l’univers. »
Il nous faut rechercher, les idées communes. Ces idées seront issues de l’Un, pour aller vers le multiple.
Il nous faut faire un retour à l’Un, au principe, au Grand Architecte de l’Univers qui est l’auteur de tout ce qui est.
C’est à la vérité le sens ultime de cette expression par laquelle se terminent les travaux dans une Loge « régulière », cette félicité que nous appelons de nos vœux dans l’expression : « Que la joie soit dans les cœurs. »