mar 10 décembre 2024 - 09:12

Intelligence avec l’ennemi ?

(Coucou i.a. fais-moi peur !)

L’intelligence est l’instrument de précision que nous appliquons avec le plus de succès à ce qui nous laisse froid » Natalie Clifford Barney

(Pensée d’une amazone)

Les terreurs de l’an 1000 nous reviennent. Apocalypse now ? Quel est donc l’objet de ce « tremendous », de cette « parousie » ? (1) qui fait fureur dans les travaux des loges ? L’intelligence artificielle bien entendu !

Alors là, on se sent devenir vieux, « has been » : en effet, cette angoisse devant le développement scientifique avait déjà des maîtres en la matière : bons vieux Aldous Huxley (1894-1963) et son « Le meilleur des mondes » et Georges Orwell (1903-1950) « 1984 » (2). Mais l’apothéose demeurant le robot dont l’intelligence se détraque de façon criminelle dans le prodigieux film de Stanley Kubrik « 2001 Odyssée de l’espace », à bord de la station spatiale, où les cosmonautes vont réussir à neutraliser ce prodige d’I.A. qui veut les asservir. Donc, nous voilà reparti pour un tour en matière de spéculations ! Donc, rejoignons à vive allure l’agora afin d’y glisser quelques idées philosophiques, à nos risques et périls…

Bien entendu, il y a un risque à courir : celui d’être taxé de l’infamante apostrophe de « réactionnaire » dans un pays si attaché à suivre les modes pour les abandonner le plus promptement du monde peu de temps après, sans manquer de vilipender au préalable, avant la fermeture pour inventaire, les « contre-révolutionnaires » qui avaient pris le risque d’émettre quelques doutes sur ce qui était encensé (Tiens ça rime avec « insensé » !) quelques instants auparavant, le temps d’un échauffement momentané ! Albert Camus, contrairement à la gentillesse nunuche, style « ravi de la crèche philosophique », que ses ennemis lui prêtaient, a une pensée assez acide sur les « révolutionnaires » dans ses « Carnets » de 1942 : « Le Français a gardé l’habitude et les traditions de la révolution. Il ne lui manque que l’estomac ; il est devenu fonctionnaire, petit bourgeois et midinette. Le coup de génie est d’en avoir fait un révolutionnaire légal. Il conspire avec l’autorisation officielle. Il refait un monde sans lever le cul de son fauteuil ». Le monde intellectuel est la proie favorite de ces joutes en vase clos et nous avons voyagé sur les montures rétives du marxisme-léninisme, du trotskisme, du maoïsme, du lacanisme dans toutes ses variantes, du structuralisme, etc… Jusqu’à leur disparition soudaine dans « les poubelles de l’histoire », selon l’expression consacrée, non sans avoir laissé quelques cadavres sur le chemin.

Bon, je cause, je cause, mais quel est l’objet du débat ? L’intelligence artificielle vous dites, avec naturellement les deux camps en présence : ceux pour qui cela représente une chance inouïe pour l’avenir de l’homme et ceux qui y voient un terrible danger d’asservissement.

I-CACHEZ CETTE MATIERE QUE JE NE SAURAIS VOIR !

Il est étrange que l’utilisation de l’I.A. se dirige vers une cérébralisation de l’esprit au détriment de la nature. Ce dont rêvent tous les religieux du monde ! La nature étant porteuse du mal et influenceuse de l’âme vers le péché. Comme un leitmotiv les orientations religieuses nous susurrent à l’oreille : « plus tu t’élèves et lâches la pesanteur de la matière, plus tu te rapproches du Principe ». Le corps n’est qu’une pesanteur néfaste à la grâce aérienne : « Mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres. Misérable que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ? (Saint-Paul, Romains 7, 23-24). Etrange déviation de l’I.A. dans la perspective de la dissociation corps-esprit, afin d’accélérer la victoire de ce dernier et de promouvoir la « victoire de l’esprit » sur la matière qui deviendrait ainsi spiritualisée, comme l’espère Teilhard de Chardin, dans sa tentative d’un néo-panthéisme chrétien. L’I.A. va, finalement, contribuer par la mise en place de techniques à la contribution de la mise à l’écart de la matière au profit de l’esprit et donc d’une orientation inconsciente répondant à une culture religieuse occidentale. L’un des exemples auxquels elle participe est celui de la dématérialisation du travail.

Sous le terme de dématérialisation du travail on entend la numérisation des supports de l’information ou de la création, mais aussi l’automatisation de tâches de plus en plus complexes et l’éloignement physique des travailleurs avec les entreprises ou les organismes qui les emploient, avec parfois l’absence de lien managérial humain et interpersonnel : on va parler alors de « management algorithmique » !

Revenons au mot « dématérialisation », qui rappelons-le, est « l’action d’ôter sa matérialité à quelque chose » (homme compris !), pudiquement remplacé par « numérisation », « digitalisation », le tout sous la surveillance « bienveillante » de l’A.T. Cette tendance à la robotisation qui s’est accélérée depuis les années 2000 : après avoir structuré le travail ouvrier pour plus de productivité, comme le souhaitait Taylor, les technologies robotiques associées à l’I.A. permettent de numériser et standardiser certaines démarches dans les entreprises et organismes publics, ce qui amènent les consommateurs et les usagers de les exécuter eux-mêmes, sans le vis-à-vis indispensable à tout contact humain, donc condamne l’homme à un monologue avec la machine qui nous ferait croire à un dialogue. L’homme, dangereusement, redevient le serviteur de la machine, tel que Karl Marx le décrivait dans la théorie de son processus d’aliénation du sujet, en plus sophistiqué aujourd’hui évidemment. Paradoxalement, pour Marx, l’homme est prisonnier de la matière, mais en même temps elle lui donne une identité, l’homme et la matière étant dans une relation familière, de même nature, esprit et intelligence inclus, et qui se manifeste dans le collectif : « L’histoire n’est pas autre chose que la succession des différentes générations dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives qui lui sont transmises par toutes les précédentes ; de ce fait, chaque génération continue donc, d’une part l’activité qui lui est transmise, mais dans des circonstances radicalement transformées, et d’autre part elle modifie les anciennes circonstances par une activité radicalement transformée » (L’idéologie allemande. Editions sociales). Pour le philosophe, l’homme est de nature prométhéenne, un défi permanent aux dieux de toute nature, qui dépasse un progrès par un autre, élargissant ses limites comme affirmation de son existence. Donc, l’I.A. s’inscrirait dans ce schéma progressif, dont le destin serait d’être dépassé à l’étape suivante, en surmontant les angoisses momentanées générées par un progrès. Vision très idéaliste cependant : depuis la nuit des temps, l’homme ne peut se séparer de la nature en lui et des pulsions que cet état génère. Il est, sans arrêt, dans le balancement entre progrès et destruction.

Pour nous Maçons nous pouvons percevoir la nature du danger potentiel de l’I.A. : la naissance d’un travail détaché de l’esprit du « Chef-d’œuvre » dans lequel le compagnon puise son identité, donc son existence précieuse, en tant qu’être conscient de sa mortalité. Il est capital que l’obsession du fonctionnement ne se substitue pas à celle de la finalité, où le producteur peut se réaliser. Cette coupure s’exerce aussi plus fondamentalement par le fait que l’I.A. est créatrice de sous-traitance qui éloigne l’homme, de plus en plus, de tâches humaines qui étaient les siennes auparavant et contribuaient à son statut d’homme : nourriture, soins à des proches, etc. Par excellence, le travail demeure encore le « cordon ombilical » qui relie chacun à la société.

II-L’ELOGE DE L’IMPERFECTION.

La Franc-Maçonnerie, dialectiquement parlant, opère des renversements du sens qui, surprenant d’abord, sont intégrés comme un « Kairos », une richesse qui vient par surprise. Ainsi, le Maçon peut se définir comme un être spirituel vivant une expérience humaine, non un être humain qui vit une expérience spirituelle. En entendant par « spirituel » un sujet attaché au symbolique. Ceci se traduit donc aussi par une incarnation permanente dans le réel amenant ce va-et-vient entre matière et esprit. Ce dosage non respecté, l’histoire nous le démontre, ne peut que conduire à la catastrophe personnelle ou collective. Toute démarche, affective ou scientifique, demande donc une incarnation, avec ce que cela suppose d’incertitudes ou d’échecs. En prônant la perfection par la non-incarnation, l’I.A. nous fait entrer dans la vision imaginaire des choses : une sorte d’esprit planant au-dessus du réel et du symbolique. Quelque chose d’un courant que nous avons connu par le passé : le « scientisme », cette théorie philosophique fumeuse du XIXe siècle qui rêvait déjà au fonctionnement idéal de l’individu et des sociétés par le biais de la prise en main du destin humain par le monde scientifique, en opposition aux révélations religieuses de toute nature, aux superstitions, à la philosophie spiritualiste et même aux traditions et coutumes et également à toute autre forme de savoir. Nous tombions là, dans une sorte de nouvelle théologie. Nous en sommes revenus depuis, à moins que l’I.A. se propose de prendre le relais face au recul actuel des religions !

Ce qui semble gêner les tenants de l’I.A. est de l’ordre du non-contrôle du pulsionnel chez l’homme, cette part de l’animalité en nous, capable de déborder toute raison, tout raisonnable. Cet ennemi au discernement qu’il faudrait éliminer chez l’homme, alors que la pulsionnalité fait partie intégrante de la constitution du sujet. Nous en revenons au religieux : toutes les croyances mettent en avant que nous placions le combat interne contre désirs et pulsions au centre de la lutte vers l’accès au Principe, d’un rejet de l’ombre pour atteindre la lumière dans un « Jihad » permanent qui, devant l’impossibilité de vaincre, va se tourner vers l’extérieur dans une guerre sainte contre ce « mal » qui n’est que la projection de nous-mêmes sur les autres et capable d’atténuer momentanément notre sentiment de défaite. Nous serions alors rendus lumineux par ce combat au service de la vérité intelligente contre les forces « démoniaques » ! Il est intéressant d’ailleurs de constater combien l’I.A. occupe son temps aux techniques, relevant de la Défense Nationale, les robots étant hors désirs et variations affectives, eux seuls pourraient mener une « guerre juste », à l’abri de l’émotionnel …

Donc, comme depuis toujours, le désir voilà l’ennemi, que serait supposé contenir et maîtriser l’I.A. ! Mais, c’est là où le bât blesse : nous savons que c’est le manque qui crée le désir et que l’homme est un être du manque, donc un « désirant » continuel tant qu’il est en vie, imperméable à la raison en général, malgré la philosophie qui serait là pour lui en montrer les bornes théoriques. Donc, un être non-contrôlable par nature, éxcepté à de très rares périodes historiques, dictatoriales en général !

Faire appel à la raison face à l’envahissement de la technologie est une pure illusion : la psychanalyse nous a largement démontré la toute-puissance de l’inconscient face au rêve de la royauté de la raison. L’histoire récente, tragiquement, nous montre l’échec des « Lumières » et sa visée de rendre l’homme rationnel.

Nous voilà dans de beaux draps !

III- TEL CANDIDE ALLONS CULTIVER NOTRE JARDIN !

Cette question qui demeure d’ordre scientifique rejoint, comme à chaque fois, des interrogations métaphysiques rarement évoquées mais pourtant bien présentes. L’IA relève de la création d’une créature parfaite dotée d’une intelligence hors normes. Cela reviendrait à prendre la place du Principe créateur lui-même, donc de s’en passer à la limite. Mais, avec la crainte sous-jacente de sa colère et qu’il fasse que notre création se retourne contre nous. Nous sommes là en plein dans la tradition yiddish du « Golem » né de main d’homme et qui va détruire son propre concepteur. « Dr Jekill and Mister Hyde » ou « Frankenstein » s’inscrivent aussi dans la série ! La crainte de l’homme serait que cette créature parfaite (donc qui ne lui ressemblerait pas !) deviendrait autonome de l’homme et pourrait l’asservir, l’homme devenant l’animal-machine de René Descartes. Formidable défi aussi adressé au GADLU où l’homme crée un être parfait alors que lui a échoué !

Cette peur est-elle fondée ? Cela supposerait que l’I.A. puisse, au-delà de ses connaissances, mettre en place une affectivité mettant en mouvement le symbolique et le désir. Privée de corps réel, elle échappe aux pulsions de l’homme et donc, n’ayant pas de manques, elle n’a pas de désirs ! De surcroît, l’homme est un être animé par le symbolique et comment pourrait-elle mettre en route un symbolisme intérieur qui irait au-delà de la traduction de classique de symboles extérieurs. Et puis, qu’elle serait la dimension si importante pour nous de l’éthique, alors que le danger serait pour l’I.A. de ne donner qu’une pseudo-morale dictée par ses utilisateurs ?

La crainte relèverait de l’envahissement d’un pouvoir extérieur à nous qui, peu à peu, nous occuperait. Crainte vieille comme le monde d’ailleurs ! La psychanalyse, pour une fois, nous amène une bonne nouvelle : le célèbre analyste Sacha Nacht développe l’idée que, chez l’homme existe, un « Moi autonome » qui résiste à toute contraire extérieure. Il écrit (3) : « S’il y a en l’homme un « Moi autonome », celui-ci ne peut-être, en quelque sorte, qu’un axe central de son être, axe autour duquel se construit et s’organise le mouvement de tout son psychisme. J’utiliserais volontiers ici l’image bien connue de la roue et de ses rayons tournant autour d’un moyeu central : quelle que soit la rapidité du mouvement qui emporte la roue, le moyeu reste immobile ».

Pas de quoi s’en faire non ? Intelligence artificielle ou non…

NOTES

(1) Parousie. Mot grec formé de « para », à-côté de, auprès de ; et de « ousia », essence. Cela signifie le retour, la rencontre avec le Principe à la fin des temps pour les Chrétiens. Mais, nous en préférons la définition de Platon qui l’employait pour désigner la présence des idées dans les choses et qui développe une interrogation sur la liberté et la contrainte.

(2) Huxley Aldous : Le meilleur des mondes. Paris. Ed. Pocket. 2017.
Orwell Georges : 1984 (Nineteen Eighty Four). Paris. Ed. Gallimard. 2020.

(3) Nacht Sacha : Guérir avec Freud. Paris. Ed. Payot. 1971. (Page 220).

BIBLIOGRAPHIE

  • Arendt Hannah : Condition de l’homme moderne. Paris. Ed. Gallimard. 2012.
  • Arendt Hannah : Les origines du totalitarisme. Paris. Ed. Gallimard. 2002.
  • Weil Simone : L’enracinement au prélude à une déclaration des devoirs envers les êtres humains. Paris. Ed. Flammarion. 2014.
  • Casilli Antonio : En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic. Paris. Ed. Du Seuil. 2019.
  • Hertmut Rosa : Accélération. Une critique sociale du temps. Paris. Ed. La Découverte. 2013.
  • Le Texier Thibault : Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale. Paris. Ed. La Découverte. 2022.
  • Linhart Danièle : L’insoutenable subordination des salariés. Paris. Ed. Erès. 2021.
  • Shabetai Milo Daniel : La survie des médiocres. Critique du darwinisme et du capitalisme. Paris. Ed. Gallimard. 2023.
  • Tronto C. Joan : Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Paris. Ed. La Découverte. 2009.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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