Peut-on parler de l’attitude prophétique d’une telle Franc-maçonnerie ? Oui si, s’attachant à l’étymologie du terme, on se souvient que « pro pheni » signifie « dire devant » et non pas « dire avant » ! Ou encore, dans le même ordre d’idées, si on sait mettre en œuvre une recherche apocalyptique, c’est-à-dire permettant la « révélation » de ce qui est là et que l’on ne sait pas voir. Peut-être, tout simplement, parce que cela, comme le dit la sagesse populaire, « crève les yeux » !
Mais pour ce faire, il faut qu’on sache mettre en œuvre une attitude désinvolte et sérieuse à la fois, pour saisir ce qui meut en profondeur ce qui est et qu’on sache faire fi des incantations quelque peu répétitives des affidés du progressisme, afin de tirer toutes les conséquences de la « philosophie progressive ». Peut-être est-ce là que se trouve le cœur battant de l’idéal maçonnique : à savoir le refus de ces phrases toutes faites qui, en chaussant les pantoufles éculées du progressisme du XIXe siècle, ne font que traduire la médiocrité de la « doxa » : l’opinion convenue.
Bien entendu, à l’opposé des formes abâtardies ou de ce que Jean Baylot nomme « la voie substituée », que celles-ci soient légalistes, affairistes ou simplement « clubistes », ce dont il est question ici, est une franc-maçonnerie idéale qui est, souvent, plus pertinente que les francs-maçons eux-mêmes ! Il s’agit d’un type idéal ou, ce que Hegel (dont il faut rappeler la proximité avec cette société de pensée) appelle « des individus historiques » : « Ils veulent et accomplissent, non une chose imaginée et présumée, mais une chose juste et nécessaire et qu’ils ont comprise parce qu’ils ont reçu intérieurement la révélation de ce qui appartient réellement aux possibilités du temps ».
Il s’agit là d’une autre manière de dire ce Zeitgeist, cet esprit du temps, qui fait de nous ce que nous sommes. C’est ainsi que la maçonnerie de tradition, non adultérée, non altérée, non énervée, peut être considérée comme un miroir grossissant, grâce auquel la postmodernité peut se réaliser. Et ce en actualisant, c’est-à-dire en rendant présents, tous les possibles qui sont en elle.
Mais pour saisir les lignes de force de l’esprit du temps, on ne peut pas, avec arrogance, suivre la voie assurée de la démonstration déductive. Tout simplement parce que la vraie signification n’a pas de sens, ou plutôt ne se réduit pas à un sens finalisé. Du coup, on ne peut pas aller droit au but. La pensée procède par étapes. Elle montre, « monstre », d’une manière inductive. Comme l’oiseau se pliant aux courants, dans lesquels il baigne, tout en gardant le cap, elle virevolte et plane : ce qui ne manque pas de beauté ni aussi de justesse. Ou, pour le dire en termes plus soutenus, à l’image de cet adage propre à la mystique et à la sagesse populaire : « Dieu écrit droit, avec des lignes courbes » (P. Claudel).
Ce qui m’a conduit dans « La Franc-Maçonnerie peut-elle ré-enchanter le monde ? » (Ed. Dervy, 2023) à dessiner quelques traits de la « méthode » — j’entends par là, la « démarche » — et du rêve intemporel de la sensibilité maçonnique : quel est l’être qui l’anime ? Quel est le type, l’archétype de son idéal ? Et, d’autre part, de voir en quoi et comment un tel archétype se réactualise en ces formes postmodernes ne manquant pas de nous étonner, voire de nous choquer. Mais on ne peut pas nier l’importance croissante qu’elles prennent dans la vie de tous les jours.
Certes, la reviviscence de la démarche initiatique, de l’idéal communautaire, des pactes émotionnels, d’une raison sensible, du sentiment d’appartenance, tout cela a de quoi tarabuster l’opinion établie en ses certitudes individualistes et rationalistes. Il est aussi certain que le progressisme ou le républicanisme servant d’étalons à la société officielle prennent, de ce fait, un coup de vieux. Voilà qui tourneboule la bien-pensance !
Mais la « philosophie progressive », qui est par essence a-dogmatique, ne cherche pas à plaire. De tous temps son ambition a été de donner à penser. Très précisément en montrant comment ce qui est en souffrance peut parvenir à la plénitude de son être. Comment l’anomique devient progressivement canonique. En un moment où il est fréquent, chez certains francs-maçons, d’être militants politiques ou syndicalistes, c’est-à-dire où la conviction tient lieu d’analyse, il faut rappeler que cet a-dogmatisme n’est pas sans lien avec la « neutralité axiologique » dont l’œuvre d’un penseur comme Max Weber a montré la pertinence et l’aspect prospectif. Très précisément en ce que cette sensibilité théorique est un bon excitateur de l’intelligence. Qu’il convient de comprendre, stricto sensu, comme cette capacité de « rassembler ce qui est épars ».
Cette sensibilité a-dogmatique, non inquisitoriale correspond bien à la démarche initiatique, sensibilité relativiste, en ce qu’elle met en relation les divers éléments d’un donné pluriel, s’adresse à un lecteur imaginatif, non encagé dans les certitudes à bon marché du conformisme officiel. C’est le propre des penseurs libres que sont, par essence les Francs-Maçons authentiques.