“Va vers toi !” nous impose la Genèse (12:1) comme direction ultime de ce Voyage Initiatique au cœur du labyrinthe de l’“Unheimlich”. Il nous faut donc explorer cette forêt des Vanités en terrien et nous frayer un chemin dans son “inquiétante étrangeté” afin de nourrir le minotaure du “cadavre exquis” du “vieil homme” et réveiller “l’Homme nouveau” qui sommeille en nous.
Une fois retrouvé, et pour réaliser cette promesse faite à l’Aube de l’ascèse initiatique, il nous faudra encore sublimer ce nouvel Adam de l’ambre qui le retient figé dans la nuit du Temps. C’est en enterrant son “Doppelgänger” dans “l’Unheimlich” qui l’a vu naître que le “vieil homme” d[y]sparaît et se transcende afin que “l’Homme nouveau et unique” reparaisse, radieux comme jamais !
Nous sommes en 1919, dans un train. Sa localisation n’a que peu d’importance car il est en translation d’un endroit à un autre et c’est le Miroir qui va nous plonger au cœur d’un voyage dont seul la Voie initiatique a le secret. Un homme est le seul occupant d’un wagon lit. Une secousse du train ouvre brusquement la porte donnant accès aux toilettes voisines. C’est ainsi qu’est apparu “chez moi” [sic], un homme en robe de chambre et bonnet de nuit. Supposant une erreur de cet intrus, le voyageur se lève et… se rend compte que cet homme en robe de chambre n’est autre que son propre reflet dans la porte du “cabinet de toilette”.
Ce voyageur, c’est Sigmund Freud et c’est ainsi qu’il raconte, dans une note de bas de page de son texte “Das Unheimlich” paru en 1919, l’expérience ayant provoqué cette réflexion sur le thème de “l’inquiétante étrangeté”. Le mot allemand “Unheimlich” étant intraduisible en français, c’est ainsi que Marie Bonaparte et Edouard Marty l’ont interprété et traduit en 1933 lors de la parution de leur traduction du texte de Freud. En anglais sa traduction sera “uncanny”. Ce mot, “uncanny” sera ensuite associé à “valley” dans la littérature fantastique, d’anticipation et de science fiction lorsque le roboticien japonais Masahiro Mori publiera en 1970 ses travaux sur “la vallée de l’étrange” ou “ la vallée dérangeante” démontrant sa théorie selon laquelle plus un robot androïde est similaire à un être humain, plus ses imperfections nous semblent monstrueuses. La notion du “double” fut aussi analysée en 1914 par Otto Rank dans la revue Imago dans un article intitulé “Der Doppelgänger”.
Pour ma part, j’ai exploré ces notions dans mon travail photoplastique “Unheimlich” présenté à l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles et dans un travail poétique textuel, photoplastique et vidéographique intitulé “Le testament de Narcisse”. Ce travail a été présenté en Loge et sur le site www.lavouteetoilee.net.
Du Lumineux au Numineux : les Vanités, portes de l’Unheimlich initiatique
Enfermé dans le noir d’un avent, seule l’ambre éclaire celui qui a satisfait à son aveuglement. La bougie, symbole fragile de la Vie ou de la Connaissance; le crâne, celui de la mort; les fleurs fanées ou le morceau de pain rassis, symbole d’une vieillesse aux impatiences arides et abruptes à partager parfois; un sablier pour le temps qui passe et “en[-]fin” un miroir…
“Quel a été ton chemin, que vas-tu transmettre, que vas-tu laisser?”. C’est ce que semblent nous murmurer les reflets étranges de ces objets familiers dans la mise en scène funeste de ce théâtre de l’Ombre. Dans cette plongée dans l’étrange, dépouillé de nos atours identitaires, lambeaux de peaux mortes laissées en offrande, seul notre reflet dans le miroir nous rappelle les oripeaux des illusions de ce qui nous était familier.. et ce testament philosophique à écrire… ce teste amant… la Voie Initiatique ne parle t-elle par la voix de l’Amour?
Le cabinet de réflexion est l’antichambre de “l’étrange initiatique” mais le profane ne peut que le ressentir. Ce qu’il en perçoit c’est l’inquiétant et peut-être cette esthétique du Sublime qui deviendra, une fois peurs domptées, le reflet d’émeraude de sa propre “chute-envol”.
En attendant la suite du Voyage il vit pleinement ce moment “Unheimlich”, parfois jusqu’à l’angoisse selon certains témoignages. C’est le moment du surgissement des fantômes lorsque le Miroir sort de son silence glacial: “Qui es-tu? M’es-tu étranger? Es-tu reflet? es-tu autre?”. Puis vient le temps des reproches d’orgueil, de fausse humilité et de suffisance parfois… cela va vite dans l’ombre ambre des reflets… Il faut bien une vie pour répondre à ces questions mutagènes aux réponses versatiles… il faut bien une évanescence pour rencontrer la Lumière, l’instant d’un reflet croisé dans la porte d’un train qui maintenant amène inéluctablement le profane vers sa destinée, au cœur de cet “étrangeté” qui lui deviendra familière… peut-être… dans “l’Un quand décence” de la Chaîne d’Union.
Le baptême initiatique : montrer la Lumière à l’imputrescible aveugle
La voie initiatique est une voie paradoxale. En effet, c’est en privant l’impétrant de la vue que l’on espère lui révéler la Lumière. Cet aveuglement est le prolongement naturel de ce qu’il a rencontré dans le cabinet de réflexion. Ainsi il ne le quitte jamais… mais, en sincérité, le quittons-nous un jour?
Si le profane, en entrant dans cette exiguïté du cocon pense pénétrer une réalité qu’il qualifierait de surréaliste il s’enfonce en fait dans les profondeurs de la subréalité initiatique.
Guidé par son nautonier dans une tension modulée en fonction des épreuves, il va jouer la pièce de ce moment unique et éternel pour lui-même mais aussi pour la Loge : ce collectif au sein duquel il est reçu. Le temps des épreuves, ce Passeur sera son seul lien avec un double humain, espéré “même” sinon… comment s’en remettre totalement à l’autre? Comment espérer s’abandonner à la Voie? Comment lâcher le bord de la berge et marcher dans “l’au-delà” sans se “perdre à jamais”?
Dans le cabinet de réflexion il a vécu l’épreuve de la Terre et du pourrissement. Il va vivre ensuite celle de l’Air et de l’assèchement, il sera ensuite lavé par l’Eau et purifié par le Feu. Si l’ordre des épreuves varie selon les rites, l’aspect terrien, matière, élémentaire et alchimique est ainsi révélé dans ce Rêve de l’aveugle, dans le vécu de cette traversée. L’humain ainsi entré en voie d’initiation n’aura accès à la représentation matérielle de ce qu’il a vécu que lors d’une prochaine initiation dont il sera acteur et spectateur.
Ce voyage initiatique est donc d’abord confié à l’imaginaire et ses représentations de l’Ancien Monde du nouvel initié; et c’est là dessus qu’il va d’abord méditer. Ce sont ses travaux qui vont lui révéler comment la subréalité initiatique, cette inquiétante étrangeté, convoque sa réalité personnelle, son familier.
Lorsqu’il assistera à sa première initiation, et qu’il verra l’impétrant cheminer, alors peut-être se rappellera t-il son double et leur plongée dans l’étrange.
La Voie Initiatique est une voie du vécu, de l’implication psycho-corporello-spirituelle de l’individu; C’est seulement à ce prix qu’il peut espérer “s’ignitier”, c’est à dire décider d’immoler son familier éphémère et enfin révéler sa part d’imputrescible sur l’Autel de la Vérité. C’est à ce prix que la Vue véritable est rendue au cyclope humain errant dans les tréfonds d’un cabinet de réflexion labyrinthique. C’est ainsi que le 3 libère la perspective que la dualité première condamnait à la planéité de l’errance.
[Ignitier : néologisme tiré du latin “ignis”: feu. Verbe désignant, pour l’auteur, l’embrasement numineux nécessaire à l’entrée pleine et entière dans le processus initiatique.]
La Chaîne d’Union : lorsque “l’inquiétante étrangeté” s’incarne en Fraternité
D’abord la pénombre de l’avent, puis l’aveuglement de la quête, enfin vient la Lumière révélée au sein de la Fraternité. Car à n’en pas douter, cet “autre” devenu “même” reçu en fraternité dans la Chaîne d’Union, reste en voie d’initiation. Si il a satisfait aux épreuves lui permettant de pénétrer plus profondément dans la pulsion de vie de sa réalité, il va peu à peu passer les paliers qui le mènent aux confins de sa subréalité.
“L’inquiétante étrangeté” des débuts va se sublimer en un “familier” révélant une autre “inquiétante étrangeté” et ainsi de suite. Et à chaque étape la rencontre avec “le Doppelgänger du miroir”, puis avec ce “même espéré” qui le reconnaîtra comme tel dans la Chaîne d’Union.
Peut-être est-ce ici une autre manifestation pleine et entière de cet “Unheimlich”. Cet autre m’est différent, il est mon Frère ou ma Sœur, et ils me reconnaissent comme tel. Certes nous avons subi les mêmes épreuves mais en dehors de cela, sommes-nous réellement des “mêmes” apaisés ou des “Doppelgängers” agités? Peut-être est-ce une tendance naturelle à la nécrophorèse qui s’exprime ici.
Et quid de notre prétention à l’humanisme et l’universalité lorsque nous refusons l’entrée de la Loge au différent quel qu’il ou elle soit? L’expression d’une fraternité universelle n’est-ce pas l’espérance de laisser personne derrière soi si il a frappé à la porte en remplissant les conditions d’entrée associatives élémentaires et réglementaires ? L’entre-soi est antinomique avec la vraie démarche initiatique sinon c’est un enfermement dans son inquiétante étrangeté. Comment m’enrichir avec l’autre si nous sommes les “mêmes”? Comment espérer un chemin de Vérité quand “l’enfer[-]me[-]ment”?
La voie initiatique en franc-maçonnerie est certes une voie solitaire mais elle ne peut être une voie de solitude. Tôt ou tard l’initié doit trouver sa manière de quitter son familier pour entrer en relation avec l’autre, pour se confronter et s’enrichir du différent et non s’enfermer dans le différend. Même si la Lumière jaillit dans le creuset de la confrontation des âmes et des corps, l’apprentissage de l’autre permet de maîtriser son feu intérieur afin de ne pas se laisser dévorer par l’orgueil, la cupidité et le vice. Alors seulement se révèle le “spiritus” de la Voie, dans la chaleur intense, douce et pacifiée de la Fraternité. Si ces moments sont rares effectivement, ils incarnent cependant la Joie, l’Amour, et la Paix en rendant aux Hommes la perspective de leurs Regards.
La solitude comme viatique d’un chemin de translucidité
C’est dans le Moment, le Kaïros, l’Instant-décisif, du Rituel qu’apparaît le “double”, ce familier rassurant dans ce voyage au cœur de l’étrange. Seulement, ce “double” disparaît juste après, il ne laisse derrière lui que des ersatz de lui-même… des fantômes… des spectres qui s’espèrent numineux…
Peut-être que la suite de l’aventure initiatique est une quête pour le retrouver… peut-être que ce double, ce reflet, est notre part de Lumière dans l’immensité insondable de l’ambre… peut-être que ce “double” est le reflet argenté de notre supplément d’âme?
Cependant, évoquer l’âme c’est parfois parler aussi de la crainte de la mort alors qu’invoquer l’esprit c’est convoquer l’espoir d’éternité… le Savoir, dans sa quête d’omnipotence, assèche le souvenir des temps d’Outre-Temps… lorsque le feu-offrande priait les Dieux de libérer La Connaissance… le Temps des intuitions ramenées du merveilleux… ce Temps où la mort faisait encore partie du récit de la Vie. Ainsi, le motif du “double” théorisé par Otto Rank qui écrit dans “Der Doppelgänger” qu’il est “un énergique démenti opposé au pouvoir de la mort”.
Alors… la création d’un dédoublement à titre de défense contre l’anéantissement dans une représentation du langage symbolique n’est-elle qu’une lutte contre la mort initiatique? Une résistance à la pulsion de vie qui ramène “l’Initié ignitié” au Centre de son instinct de mort? Pour que l’initié revête sa majuscule en étant ignitié, il doit à tout le moins “mourir au préjugé du vulgaire”, nous en sommes avertis dès le départ.
Aller vers le “double” c’est aller vers soi. C’est marcher pour une réintégration de l’âme au cœur du chaos de notre matérialité corporelle. C’est chercher des réponses aux incertitudes et suppositions de nos savoirs que nous espérons témoignage éternel de notre “effet-mérité” terrestre incarné.
Apprivoiser l’inquiétante étrangeté initiatique ne serait-ce pas plutôt accepter , accueillir, accompagner l’inéluctable incertitude, malgré la conscience fine et acérée des émotions asynchrones et dysmorphiques que ce changement d’état va générer?
Ma perception est que nous voyageons toujours en solitaire. Notre capacité à créer des liens à la plasticité mouvante dépend de notre capacité à Donner, sans espoir de retour sinon c’est un prêt; à Aimer, la main ouverte; à Accueillir sans emprisonner l’Autre dans sa différence. Cette transmutation alchimique ne peut se travailler que seul dans le laboratoire [labor] mais c’est dans l’oratoire qu’elle s’épanouit, se partage, se révèle aux yeux du monde, prend Vie et raison. C’est dans le Don du Retrait que la coupe se vide… Pourquoi alors cette peur archaïque du vide alors qu’il est le creuset de la Vie? Le “vieil Homme” en nous n’aurait-il pas plutôt peur de son holocauste?
Si la Loge est un des lieux de l’oratoire, nos rites et rituels sont le creuset du “labor”. Ainsi je m’interroge sur la persistance à vouloir initier plus d’une personne à la fois. Le Voyage initiatique est une odyssée personnelle. C’est dans les épreuves de ce Voyage que doit se révéler la Fraternité initiatique nécessaire à la révélation initiatique nécessaire du “double”. Ceci étant dit, toutes les greffes ne donnent pas de fruits. La volonté du jardinier n’est rien face à celle de l’Unité.
[Holocauste : Sacrifice religieux, pratiqué notamment par les Hébreux aux temps bibliques, et au cours duquel la victime (uniquement animale chez les Hébreux) était entièrement consumée par le feu (source complète : www.cnrtl.fr/definition/holocauste)]
“L’inquiétante étrangeté” : une voie labyrinthique de Lumière, une ascèse de l’Ignition du Voyageur, une exaltation de la Beauté
La Beauté de la mort du “Vieil Homme” contient toutes les potentialités de sa sublimation en “Homme Nouveau”. Tant que l’émotion humaine sera assimilée à un des métaux de l’initié en voie de sublimation, tant que prédominera la voie de l’exaltation du Savoir pur, alors la voie initiatique telle que pourtant prônée en Franc-maçonnerie restera une des impasses du labyrinthe. Prisonnier d’un raisonnement duel, Icare n’aura de cesse de monter vers le soleil et, dans sa chute, éteindra tout espoir d’ignition… ainsi le “vieil homme” ne pourra se consumer de son vivant.
Si l’humaine voie de perception de l’Unité est le ternaire corps [matière], âme [souffle], esprit [spiritus], maintenir l’illusion de la dualité c’est refuser à “l’homme nouveau” sa sublimation, sa métamorphose. C’est le maintenir dans les limbes de son “inquiétante étrangeté” [Unheimlich] la recherche de l’illusion d’une complétude de lui-même par l’adoration de son “double” [Doppelgänger].
Tant que le Savoir n’est pas “Un-car-né” en profondeur par son immolation, la Connaissance ne peut accomplir sa transfiguration et éclairer toutes les facettes de l’unique et aquatique nature humaine des profondeurs.
[Transfiguration: Transformation d’un inanimé qui prend une apparence supérieure, qui est vu sous un jour surnaturel ou nouveau (source et définition complète : www.cnrtl.fr/definition/transfiguration )]