jeu 03 octobre 2024 - 23:10

Confrontons-nous, d’abord, à nous-même pour mieux affronter le monde

(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)

Je me suis saisi de deux mots : l’absurde et le mystère. Adornés de majuscules et dans cet ordre, ils forment le titre d’un petit livre où le philosophe chrétien Jean Guitton, de l’Académie française, témoignait, à la fin du siècle dernier, des entretiens qu’il avait eus avec le Président François Mitterrand, au sujet du sens de la vie, dialogue où Dieu tenait une place centrale entre celui qui, par son cœur, penchait vers le mystère et celui qui, par sa raison, penchait vers l’absurde[1].

Sans doute, le substrat des deux mots que j’ai retenus pour cette chronique restera-t-il imprégné des valeurs de ces échanges, tout bonnement aussi parce que, dans la pensée contemporaine, ils illustrent des convictions opposées. Pour ma part, je m’efforcerai, d’un point de vue que j’espère initiatique, d’en découvrir un autre usage.

On a tous plus ou moins commenté, au lycée[2], des citations d’Albert Camus, dont peut-être celle-ci : « L’absurde dépend autant de l’homme que du monde. Il est pour le moment leur seul lien. Il les scelle l’un à l’autre comme la haine seule peut river les êtres. C’est tout ce que je puis discerner clairement dans cet univers sans mesure où mon aventure se poursuit[3] ».

Il apparaît donc que ce sentiment de l’absurde résulte de l’état d’hébétude où nous plonge notre incompréhension des situations complexes où nous nous trouvons, ainsi que d’une sorte de frustration infantile à ne pas comprendre instantanément ou relativement rapidement les phénomènes que nous observons, tout cela, il faut bien le dire, dans cette soif perpétuelle d’étancher notre angoisse de la mort.

Tout paraît irrationnel, en effet, parce que nous ne nous appliquons pas à analyser les équilibres de la vie, la subtile imbrication des écosystèmes, au-delà de la violence qui les régule séparément ou dans leurs rapports de proximité, et plus globalement les lois de la physique qui régissent l’univers. De même, en chaussant les seules lunettes de notre espèce, nous n’envisageons que depuis notre propre camp, les forces déraisonnables que déclenchent les hommes entre eux.

Pour ma part, si, dans la même page, Camus invoque « ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme[4] », j’ai la faiblesse de penser qu’à notre niveau, nous avons moyen d’y répondre largement, en cultivant en toutes choses une volonté d’harmonie. Si nous le faisions de façon régulière, nous aurions davantage de clés pour assumer les mystères de la vie, vivre en paix avec la Nature et corriger notre cruauté morbide à nous dominer les uns les autres.

Souvenons-nous qu’absurde, du latin absurdus, a pour sens primitif quelque chose de « dissonant[5] ». Sans doute n’ajustons-nous pas notre oreille pour distinguer les sons dans la rumeur du monde. Nous sommes sourds… qui se dit en latin surdus.  La métaphore laisse bien « entendre » que ce qui échappe à l’oreille échappe à… « l’entendement ». Éveillons donc nos sens et notre esprit. Apprenons à nous détacher des passions et des préjugés pour recueillir signaux forts et signaux faibles, accueillir les causes majeures et les raisons mineures, développer des logiques complètes débouchant sur des pensées et des actions adaptées.

Et, quand le hasard nous interroge, nous bouscule ou nous percute, ayons conscience de la complexité du réel dans son déploiement, des chocs inévitables et imprévisibles qui se produisent dans les multiples « rencontres  de séries de causes indépendantes », ainsi que Cournot définissait le hasard. Il y a trop d’éléments évoluant dans des systèmes différents. S’ils étaient tous coordonnés, songeons qu’il n’y aurait plus que des nécessités et toute liberté serait perdue. Dès lors, à quoi bon, la vie ?

Cependant, en définitive et en dernière analyse, il y a toujours une source à la Lumière, même si nous ne pouvons que l’approcher sans la percer. Acceptons de n’être que des hommes. Admettons, à l’évidence, que des principes abstraits puissent indéfiniment dépasser nos capacités d’intelligence. Quelque persévérants que nous soyons, restons modestes. C’est, à la mesure de ce que nous sommes, la condition de notre progrès.

Et c’est bien en cela que nous acceptons le mystère, que nous en sommes les disciples. En effet, le mot mystère désigne en grec (μυστήριον , mustêrion) une « chose secrète » voire une « chose tenue secrète », qui se dévoile partiellement à « l’initié » (au μύστης , mústês), c’est-à-dire au cherchant qui s’arme de probité et de patience pour découvrir le caractère profond des êtres et des choses, les vertus inhérentes à toutes les forces qui animent l’univers.  

Alors, commençons par le début… par l’initiation : confrontons-nous, d’abord, à nous-même pour mieux affronter le monde.


[1] Jean Guitton, L’Absurde et le mystère, Flammarion, 1997, 118 p.

[2] Sans allusion au pamphlet de Jean-Jacques Brochier, ‎Albert Camus philosophe pour classes terminales, ‎André Balland éd., 1970, 178 p. On peut en compléter la lecture par Jean-Luc Moreau, Camus l’intouchable. Polémiques et complicités, éd. Écritures, 2010, 257 p., qui retrace les polémiques qui ont jalonné la vie du prix Nobel de littérature 1957.

[3] Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942, p. 37. Il n’est peut-être pas indifférent de noter que cet essai paraît en pleine guerre mondiale, au moment où le nazisme triomphe encore sur tous les fronts…

[4] Ibid.

[5] Cf. Cicéron, De Oratore, 3, 41.

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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