jeu 19 septembre 2024 - 01:09

Parvenir tous ensemble et plus pleinement à la Lumière

 (Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)

Les Jeux paralympiques qui viennent de s’ouvrir à Paris sont l’occasion de se poser à nouveaux frais la question de l’intégration des personnes en situation de handicap physique, sensoriel ou mental dans notre société, sans négliger une réflexion approfondie sur leur sort au sein de nos fraternités maçonniques.

Dans son vibrant discours lors de la cérémonie d’ouverture, ce 28 août, le président du Comité paralympique international, Andrew Parsons, en a appelé à la liberté, à l’inclusion et à l’égalité, déclarant notamment, au sujet des compétitions qui allaient suivre : « nous célébrerons ce qui nous rend différents, montrerons qu’il y a de la force dans la différence, de la beauté dans la différence, et que cette différence est une force puissante au service du bien [1] ».

Non seulement, grâce au sport, les athlètes en cause parviennent à être bien dans leur peau, mais ils remplacent, dans le cœur des spectateurs valides, par de l’admiration et de la solidarité, la sensation de malaise que ceux-ci éprouvent d’ordinaire, face aux infirmités – quelque chose de vague, de confus, d’inavoué, ces meurtrissures de l’angoisse, immédiates et irrépressibles, qui les font regarder ailleurs, comme le relève si bien Philippe Croizon [2], athlète quadri-amputé, pour qui « c’est culturel d’avoir peur du handicap » et qui préfère parler, plutôt que de handicapés, « de femmes et d’hommes qui font autrement ».

Car ces sportifs objectivement diminués se sont confrontés à leurs déficiences ou à leurs mutilations pour accomplir un parcours qu’ils n’auraient peut-être pas entrepris sans cela. Ils ont refusé de s’achopper aux immenses difficultés qu’ils rencontraient. Ils ont grignoté jour après jour l’adversité qui les tourmentait. Par leurs combats et leurs défis, ils ont gagné la seule intégrité qui soit, celle d’une conscience profondément accomplie, qui dépasse de beaucoup la satisfaction souvent puérile et orgueilleuse de la simple totalité physique.

En réalité, il faudrait que les jeux paralympiques aient lieu au moins une fois par an, pour que nous nous souciions enfin sérieusement de l’adaptation de l’ensemble des environnements aux enfants et aux adultes porteurs de handicap [3] or cette peur subconsciente qui nous envahit nous vient du fond des âges, de l’époque où le malheur des hommes relevait, dans l’opinion commune, de la volonté de Dieu. Dans l’idéologie dominant alors, chacun méritait le destin auquel il était assigné. Il se peut bien qu’il nous en reste quelque chose…

Quant à la longue tradition de la franc-maçonnerie spéculative, elle n’est pas épargnée, non plus. Ainsi, dès l’origine, en 1723, Les Constitutions d’Anderson énoncent impérativement que : « [L’Apprenti] ne doit avoir aucune Mutilation ou Défaut en son Corps qui puissent le rendre incapable d’apprendre l’Art ou de servir le Seigneur de son Véné­rable, d’être initié comme Frère [4] […] ».

Graduellement, on en fut conduit à exclure une longue série de « B » (répétition où certains, au-delà de la curiosité d’un vocabulaire choisi, voulaient voir un céleste présage), tels les bègues (et les sourds), les bigles (ceux qui louchaient), les boiteux (les bancals et les nains aussi), les borgnes (et a fortiori les aveugles). Pour faire bonne mesure, on y ajoutait les bossus, les bâtards et les bougres (autrement appelés sodomites, c’est-à-dire les homosexuels). Quoique, dans cette dernière catégorie, on s’était montré plutôt « gay friendly » envers Cambacérès qui fut également, sous l’Empire, l’un des tout premiers dignitaires de la franc-maçonnerie… Donc, au XVIIIe siècle et au-delà, sans que l’on puisse vraiment dater la fin de ces déplorables assimilations, les déficiences physiques emportaient des déficiences morales [5].

Même quand disparurent ces amalgames accablants et ces disqualifications abruptes, le chemin des loges resta longtemps semé d’obstacles plus ou moins tortueux. La plupart des frères handicapés que l’on croisait en loge s’étaient retrouvés dans cette condition, au cours de leur existence, mais après leur initiation. Le sujet mérite encore d’être clarifié [6]. C’est, d’ailleurs, pourquoi fut créée, au Grand Orient de France – et ce, en 2021 seulement, ce qui en démontre l’actualité –, une loge de recherche dédiée à cette problématique [7], intitulée : « Héphaïstos 3H (Héphaïstos [8], handicap, humanisme) ». Elle a, d’emblée, spécifiquement orienté ses réflexions sur l’accessibilité des lieux maçonniques, la praticabilité des rituels et la mise à disposition d’outils de communication aidant à une évolution significative dans l’univers maçonnique.

Bénéfices, à mon sens, loin d’être accessoires : cette voie d’accueil et d’ouverture permet également de guérir les frères valides, des diverses « infirmités » qui les empêchent d’initier, dans toute la mesure du possible, des candidats affectés d’une insuffisance ou d’une diminution de leurs capacités physiques. De surcroît, c’est certainement un moyen de parvenir tous ensemble et plus pleinement à la Lumière.


[1] « We will celebrate what makes us different, show there is strength in difference, beauty in difference, and that difference serves as a powerful force for good. » À retrouver ici dans son discours intégral en anglais.

[2] Philippe Croizon a parrainé, ce 31 août, la nouvelle émission de Marina Carrère d’Encausse : « Carnets de santé », le samedi à midi, sur France Culture (cliquer ici pour accéder au podcast radiophonique et ici pour la captation vidéo). Pour en savoir plus sur Philippe Croizon, cliquer ici.

[3] Observons, d’ailleurs, que l’accessibilité aux Jeux s’annonçait déjà comme une « galère » pour les spectateurs handicapés et ce fut bel et bien le cas. Cliquer ici pour accéder à un article du journal Libération, publié le 20 mai 2024. 

[4] Au livre des Obligations du franc-maçon, Ch. IV, p. 2.

[5] Par exemple, on lira avec profit l’article, republié dans ce Journal, sur le symbolisme du boiteux.

[6] Sur le sujet en général, on se reportera avec intérêt à l’essai de Francine Caruel & Jean Moreau, L’Art Royal et le Petit Prince : Franc-maçonnerie et handicap, Paris : Detrad aVs (Coll. : Rencontres), déc. 2010, 208 p. (v. site de l’éditeur en cliquant ici).

Un compte rendu de l’ouvrage, accessible en ligne en cliquant ici, est paru sous la signature de Jacques Demorgon : « Le nœud gordien des handicaps, défi de l’humain », pp. 17-26, in : Humanisme [Grand Orient de France] 2011/2, № 292 (« Les invisibles, ceux que l’on ignore »), 124 p.

[7] Pour en savoir plus sur l’allumage des feux de cette loge de recherche, cliquer ici.

[8] Hḗphaistos (en grec ancien : Ἥφαιστος), ce dieu du feu, de la forge, de la métallurgie et des volcans, dans la mythologie grecque, assimilé, par syncrétisme, à Vulcain dans la mythologie romaine, est devenu boiteux, encore tout bébé, après avoir été jeté au bas de l’Olympe par sa mère, Héra, tant il lui paraissait laid et repoussant. Pour en savoir plus sur Héphaïstos, cliquer ici. Sans compter que, dieu de la forge, Hḗphaistos n’est pas sans rappeler allusivement, dans notre légendaire, le biblique Hiram Abiff, artisan bronzier…

2 Commentaires

  1. Au convent GODF de cette année le voeux suivant été adopté :”Pour une meilleure prise en compte des handicaps dans le fonctionnement du GODF” il va être interessant tout au long de cette année de voir comment et ce qui sera effectivement mis en place place par l’exécutif.
    Pour le convent GLFF nos Soeurs sont en attente du vote pour une commission conventuelle sur le handicap.
    Un F de la GLAMF a créé un livre blanc sur les handicaps afin d’aider nos SS et FF
    à comprendre les différences.
    Une question reste à poser : comment bien orienter un/une profane qui frappe à la porte du T si celui ci, ou celle ci ne pense pas à signaler son handicap? quel travail faire en amont?
    On avance doucement et surement sur le sujet

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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