De notre confrère geo.fr – Par Olivier Rajchman
Et si c’était un coup des anglais ? Ou des philosophes ? Des protestants ? Des francs-maçons ? Le premier cas de complotisme d’ampleur semble être apparu avec la Révolution française, lorsque des esprits suspicieux ont remis en question le caractère spontané du combat contre les privilèges.
Ce qu’il faut savoir sur cette théorie du complot
- La théorie Les événements de 1789 puis le jacobinisme, marqués par la défense des droits humains, les idées de nation et de solidarité nationale, sont l’œuvre, affirment à l’époque certains auteurs anti-révolutionnaires, des philosophes des Lumières, des protestants, des Anglais, des loges maçonniques…
- Apparition En 1789, la Révolution provoque une telle sidération qu’aussi bien des tenants de la monarchie absolue que certains révolutionnaires ne croient pas en son origine spontanée. En 1797, les écrits de l’abbé Augustin Barruel ravivent le phénomène en pointant des coupables présumés, notamment les francs-maçons.
- Objectifs Délégitimer un mouvement populaire et victimiser l’Ancien Régime en réduisant les événements de 1789 à un complot factieux.
- Aujourd’hui Le complotisme antimaçonnique demeure une obsession des royalistes et de la droite extrême, qui remettent aussi en cause les Lumières, associées au cosmopolitisme et à l’athéisme.
Cinq mois – entre l’ouverture à Versailles d’états généraux présidés par un Louis XVI en majesté et le retour à Paris du même souverain et de sa famille, piteux et sous escorte – suffirent pour mettre à bas une structure politique, religieuse et sociale millénaire. Cent cinquante-quatre jours exactement, entre le 5 mai et le 6 octobre 1789, pour que s’effondre la monarchie la plus puissante d’Europe, sidérant les protagonistes eux-mêmes. Il semblait pour beaucoup inconcevable que cette année ayant accouché d’une Révolution à l’avenir incertain soit le fruit combiné d’une défiance de longue date contre l’absolutisme royal et d’une conjoncture mêlant crises économique et alimentaire. 1789 ne pouvant être rationnelle, il fallait la justifier par des facteurs souterrains !
La paranoïa ambiante suscita quantité de théories. «Il y avait, d’une part, le complotisme de l’instant, qui jetait le soupçon sur un ou des acteurs précis, vus comme responsables de ce qui venait de se produire – ce qui est naturel, les contemporains ne disposant pas de tous les tenants et les aboutissants de faits récents, remarque l’historien Edmond Dziembowski (auteur de La Main cachée, éd. Perrin, 2023). Différentes sont les tentatives d’élucidation a posteriori des origines de la Révolution, qui s’enfermaient dans des explications témoignant d’une obsession quasi monomaniaque.» L’ère du conspirationnisme venait de commencer.
Une Grande Peur dans les campagnes
Dans la première catégorie, on retrouve ceux qui réagirent de façon épidermique dès l’été 1789. «Ce qu’on appelle la Grande Peur est née de la crainte, dans les campagnes, que des bandes de brigands ne viennent semer la terreur chez les paysans, explique Edmond Dziembowski. Progressivement s’est jointe à cette croyance l’idée que les adversaires du changement, les aristocrates, feraient tout pour discréditer la Révolution. » L’information était alors rare, et les nouvelles mettaient du temps pour circuler entre Paris et la province. Celles qui arrivaient dans les campagnes, depuis la prise de la Bastille, paraissaient «invraisemblables dans l’univers mental de l’époque», pour reprendre les termes de l’historien spécialiste du XVIIIe siècle Antoine Lilti.
C’est dans ce contexte que circula la rumeur qu’une élite noble cherchait soit à affamer la population, soit à provoquer des désordres pour faire échouer la Révolution. Le bruit courait que les seigneurs conspiraient pour brûler les récoltes. Qu’ainsi privé de nourriture, le peuple n’aurait plus la force de se révolter. Que certains nobles employaient des brigands courant les campagnes pour faucher les épis. Et que, dans les régions frontalières, des aristocrates cherchaient à faciliter l’entrée de troupes étrangères qui pilleraient les greniers à blé.
Ces histoires avaient beau être infondées, elles ne cessaient de s’amplifier. Le syndrome touchait Paris, comme le montrent les discours à l’Assemblée nationale et les articles des journaux révolutionnaires. Dès le 20 juillet 1789 et jusqu’à début août, la panique poussa les paysans partout en France à s’armer, et à ravager les domaines seigneuriaux… encourageant la Constituante à voter, la nuit du 4 août, l’abolition des droits féodaux et des privilèges de classes. Ainsi, une théorie du complot à l’échelle nationale aboutit-elle, par ses conséquences, à l’une des plus importantes réformes de l’histoire de France.
La rumeur d’une main cachée britannique
Au même moment circulait l’idée que l’Angleterre, après avoir pris contact avec des agitateurs à Brest, aurait ses agents à l’Assemblée nationale et préparerait même un débarquement ! «Cette croyance au complot anglais reposait sur un fait indiscutable, rappelle Edmond Dziembowski. Louis XVI avait soutenu les Américains dans leur combat pour l’indépendance. Il était donc logique que l’Angleterre se venge, d’autant que son Premier ministre en 1789 était William Pitt, fils de Pitt l’Ancien, artisan des victoires de la guerre de Sept Ans, qui avait fait de l’Amérique du Nord un sous-continent britannique. Pitt le Jeune aurait donc vengé son père, dont l’œuvre avait été détruite par l’intervention française aux côtés des insurgents américains.» Une théorie séduisante, mais qui ne tient pas. «En réalité, en 1789, Pitt adopta une stricte neutralité vis-à-vis de la France», précise l’historien. Cela n’empêcha pas cette rumeur d’une main cachée britannique de prospérer.
Début 1793, l’Angleterre étant en guerre contre la République, les Montagnards reprirent aux aristocrates l’idée d’un complot britannique. «Ils estimaient que, dès le début, la Révolution avait été sous influence anglaise, ce qui, selon Robespierre, expliquait son caractère initialement modéré, poursuit Edmond Dziembowski. La monarchie tombée, Pitt aurait encouragé l’anarchie en France pour mieux faire triompher la contre-révolution. » C’était aussi l’opinion de Camille Desmoulins, qui voyait «des émissaires de Pitt partout». Cette théorie perdura jusqu’au Directoire, dont la propagande, pour laver la Révolution de ses excès, accabla la perfide Albion, accusée de tous les crimes commis en France – y compris ceux de la Terreur !
Et si les grands coupables étaient les penseurs des Lumières ?
Les premières accusations visant les philosophes émanaient des contre-révolutionnaires, qui dénonçaient leur lutte contre le trône et l’autel. L’abbé Royou estimait ainsi, en 1791, que «la philosophie [avait] jeté les fondements de la Révolution en rétrécissant les esprits par l’égoïsme ; en corrompant les coeurs par l’impiété et la débauche». Dans l’autre camp, le savant et sage Condorcet affirmait lui-même dans Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, paru après sa mort, qu’«avant d’avoir été politique, la Révolution a été intellectuelle […], la philosophie [ayant] dirigé les principes de la Révolution ». Mais pouvait-on prêter réellement à Montesquieu et à Voltaire de telles intentions ? Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, publiés en 1797, l’abbé Barruel, prêtre jésuite et essayiste polémiste, prétendit que les philosophes des Lumières avaient sciemment ourdi un complot visant à la destruction de la religion et de la monarchie.
Une théorie qui relève du fantasme. Même Rousseau, le plus «démocrate» de tous, n’a jamais prôné une révolution pour abattre l’ordre existant, rappelle Edmond Dziembowski. «Les philosophes, prétendus révolutionnaires, étaient en réalité des réformateurs, intégrés dans la société d’Ancien Régime, dit l’historien. Le seul qui a sans doute compris qu’un monde allait disparaître est Diderot qui, en 1780, fit une analyse lucide de la révolution américaine, prélude à ses yeux de grands changements en Europe. Mais, à aucun moment, il n’appela ses compatriotes aux armes contre une “tyrannie”. On le voit, on est très loin d’une conspiration de l’intelligentsia !»
Les protestants jugés suspects
Autres suspects de choix : les cultes en minorité dans une France catholique. Dans Les Véritables auteurs de la Révolution de France, paru en 1797, l’activiste royaliste François-Nicolas Sourdat affirmait que la Révolution était le produit de «la conjuration ancienne profondément ourdie par les calvinistes contre la religion et la monarchie». Il partageait la théorie du juriste et journaliste Galart de Montjoie qui prêtait aux protestants et à «leur secte» la même conduite que les révolutionnaires et fustigeait leur «double identité».
Mais pourquoi les protestants, qui bénéficiaient depuis 1787 d’un édit de tolérance royal leur accordant un état civil et le droit de vivre en France sans être inquiétés en raison de leur religion, auraient-ils encouragé une révolution ? Les réformés avaient beau ne s’être rebellés ni durant la Fronde, ni après la révocation de l’édit de Nantes, les soupçons les concernant étaient aussi vieux que le protestantisme ! «Déjà au XVIe siècle on les imaginait fomenter un projet républicain, observe Edmond Dziembowski. On extrapola les propositions de théologiens réformés qui, tel Duplessis-Mornay, plaidaient pour une monarchie tempérée.
Pour ceux qui leur faisaient ce procès, 1789 était l’aboutissement d’un projet de vengeance cent ans après la révocation de l’édit de Nantes. Sans compter que le principal ministre, Necker, était protestant et originaire de la république de Genève. Populaire parce que réformateur, tenant compte de l’opinion publique, il était dangereux pour les tenants de la monarchie absolue.» En 1790, dans Les Conspirateurs démasqués, le royaliste en exil Antoine Ferrand accusa Necker d’avoir provoqué la pénurie alimentaire de 1789 en ayant attiré près de 15 000 ouvriers étrangers aux portes de Paris. Ignorant l’accident météorologique de 1788 – un orage homérique qui ravagea la France le 13 juillet –, véritable responsable du saccage des récoltes et de la disette, Ferrand réécrivait l’histoire. Il jouait «sur un sentiment antiprotestant d’une partie de la population et du clergé, poursuit Dziembowski. Puis, la société se déchristianisant, cette théorie passa au second plan».
Les francs-maçons, de nouveaux Templiers ?
Restait la thèse du complot franc-maçon, élaborée en 1791-1792 par l’abbé Lefranc, suivi, cinq ans plus tard, par l’abbé Augustin Barruel. Les deux hommes diabolisèrent les Lumières et les maçons. Ces derniers, épris d’égalité, diffusaient de fait le message des philosophes. Barruel établit même une généalogie entre francs-maçons et Templiers : en préparant la Révolution, les maçons (voire les Illuminati) auraient cherché à venger le fameux ordre du Temple abattu par le pape et Philippe le Bel au XIVe siècle. «Par-delà ce folklore, les accusateurs s’appuyaient sur une “preuve” politique, observe Edmond Dziembowski. Le cousin du roi, le fameux Philippe-Égalité, duc d’Orléans, était en effet grand maître du Grand Orient de France. Frondeur et chef de l’opposition à Louis XVI, il conspirait. Politique médiocre, il fut débordé par la Révolution. Mais cela ne découragea pas Barruel, qui associait l’essor, réel, des loges maçonniques à celui des clubs jacobins.» Le prêtre jésuite partait de faits réels, exagérés pour en tirer des conclusions fausses. Les francs-maçons furent nombreux à prendre part à la Révolution, mais jamais ils n’ont prétendu l’avoir préparée en amont et en secret.
De Dumas à l’ère des «fake news»
Époque après époque, ces croyances ont perduré. Parfois pour le bonheur de la littérature du XIXe siècle : elles inspirèrent Alexandre Dumas, qui fit du complot maçonnique l’origine de la Révolution française dans son roman-fleuve Joseph Balsamo (1853). On les retrouve aussi au XXe siècle chez l’auteur monarchiste Charles Maurras, qui désignait comme ennemis les «quatre États confédérés» qu’étaient, selon lui, les protestants, les Juifs, les francs-maçons et les «métèques» (au sens grec du terme, pour désigner les étrangers vivant en France, soupçonnés de ne pas être de vrais patriotes).
Une liste à peine retouchée par le régime de Vichy, qui épargna toutefois les protestants mais y rajouta l’ennemi héréditaire : l’Angleterre. Le complotisme n’aurait-il besoin, pour justifier les malheurs du temps, que de boucs émissaires ? C’est ce qu’avait expliqué, à sa façon, le révolutionnaire modéré Jean-Joseph Mounier, dans un essai réfutant, dès 1801, ces théories alambiquées : «On a substitué à des causes très compliquées, des causes simples à la portée des esprits les plus paresseux et les plus superficiels. Toutes les explications sont devenues faciles.» Des mots qui ont toujours du sens dans un XXIe siècle livré aux rumeurs les plus folles. En désignant des coupables tout trouvés pour expliquer un événement jugé sidérant, les mille théories hasardeuses sur les causes de la Révolution portaient en elles les ingrédients du conspirationnisme, préfigurant les tourments des siècles suivants, de l’ère médiatique et des fake news.
vous pouvez ajouter la malédiction du grand maître du temple Jaques de Molay sur son bûcher même si c’est une légende elle fait toujours son effet. Le culte du merveilleux a encore de beau jour devant lui!
Je suis désolée de vous dire que ce que je viens de lire ci-dessus est un tissu d’absurdités qui ne m’étonne d’ailleurs pas ellement de la pensée limitée d’Edmond Dziembowski, typique des raisonnements ‘universitaires prisonniers de quelques documents, ignorants du reste et surout de la personnalité des protagonistes et de la réalité de la vie politique et diplomatique.
Certes, personne ne s’est réuni dans une soupente pour décider du sort de Louis XVI. Encore que, certains acteurs du côté du Palais Royal n’aient pas été entièrement innocents, mais dont le projet s’est heurté au refus obstiné du Duc d’Orléans de prendre le pouvoir. Louis XVI, par son caractère, s tissé tout seul les filets du piège dans lequel il s’est enchaîné. D’abord en utilisant le “quoi qu’il en coûte” pour battre l’Angleterre outre-Atlaantique, s’attirant de la part de Pitt, pas si innocent que ça, une légitime rancoeur que le traité de libre-échange n’a nullement purgée. Ensuite, en étant absent sept semaines au début des Etats Généraux sous couleur de “vivre son deuil”. Puis, en tentant de jouer au plus fin par la corruption parlementaire avec les membres de l’Assemblée, sans se soucier de la Commune, enfin, en ne sévissant pas contre les émigrés, partis dès le 14 juillet qui le coupaient de tout secours européen et en ne sévissant pas non plus contre la diplomatie parallèle de Marie-Antoinette dont on a du mal à croire qu’il l’ignorait. Santerre a eu raison le 20 juin de traiter Louis XVI “de Roi du double langage, de royal hypocrite”.Au fond, il s’est surtout menti à lui-même, ce que fait peut-être Macron aujourd’hui.
La Révolution française œuvre des francs-maçons est probablement la fake-new qui a le plus perduré dans le temps, bien qu’on sache qu’elle a littéralement été inventée par Barruel, Lefranc, Cadet de Gassicourt et quelques autres sans compter les francs-maçons eux-mêmes qui au XIX° siècle, ont repris cette affirmation totalement infondée pour s’attribuer les mérites de la Révolution. Les causes de celles-ci, comme l’ont déjà fait remarquer en leur temps, Mathiez, Aulard et Jaurès, sont multiples, conjoncturelles et structurelles et la franc-maçonnerie n’y est strictement pour rien puisqu’il y eut autant de maçons du côté de la Révolution que du côté de la contre-révolution. De grâce, cessons de confondre l’histoire et les fantasme !