Cette carte postale ancienne intitulée « Il pleut (de la boue) sur le temple » par A. Lemot se présente comme une satire mordante et riche en symbolisme, visant à dénoncer une institution ou un groupe spécifique, très probablement les francs-maçons, ce qui était un sujet fréquent de caricature en France à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
Au centre de l’image, un homme robuste, aux traits sévères, est représenté en train de balayer avec force le toit d’un bâtiment qui ressemble à un temple, marqué de l’inscription Grand Orient de France (GODF).
Ce temple, à l’architecture symbolique et austère, évoque clairement une loge maçonnique, le Grand Orient étant la plus ancienne obédience maçonnique française. L’homme, dont le visage exprime une détermination implacable, tient un balai sur lequel est inscrit « Interpellation Guyot de Villeneuve », indiquant que son action est celle d’une remise en question ou d’une critique vigoureuse. Le geste de balayer, dans ce contexte, est lourd de signification : il s’agit d’un nettoyage, d’une purification, voire d’une tentative de dévoiler ou de détruire ce qui est considéré comme corrompu ou secret.
Le balayeur
Le nom inscrit sur le balai dans la caricature, « Interpellation Guyot de Villeneuve », fait référence à Jean Guyot de Villeneuve, un personnage marquant de la Troisième République française, connu pour son rôle dans la révélation du scandale de l’affaire des fiches en 1904. Cette affaire a secoué les fondements de la vie politique française en exposant un système de surveillance politique et religieuse orchestré par le ministère de la Guerre en collaboration avec le Grand Orient de France.
Jean Guyot de Villeneuve, issu d’une famille aristocratique avec des liens profonds dans l’administration et la politique françaises, a choisi la carrière militaire avant de se lancer dans la politique. Patriote et nationaliste convaincu, il se distingue rapidement par ses positions tranchées et son intégrité rigoureuse. Ce sont ces qualités qui l’ont conduit à devenir une figure emblématique de l’opposition aux réformes républicaines de son époque, notamment celles visant à républicaniser l’armée.
La mention de son nom dans la caricature est lourde de sens. Elle évoque son action à la Chambre des députés lorsqu’il a révélé au grand jour le système des fiches, un réseau clandestin de surveillance des opinions politiques et religieuses des officiers de l’armée. Les informations recueillies par les francs-maçons du GODF étaient transmises au ministère de la Guerre pour influencer les promotions et les affectations, excluant systématiquement les catholiques et les opposants politiques. Guyot de Villeneuve, par son intervention, a précipité la chute du ministère Combes, bien que la politique anticléricale de ce dernier ne soit pas totalement interrompue.
La caricature le représente ainsi, balayant symboliquement la boue qui se déverse sur le temple maçonnique, une allégorie de la purification et de la dénonciation des pratiques jugées corrompues. Son acte de balayage devient un symbole de sa lutte pour exposer ce qu’il percevait comme une conspiration contre les valeurs traditionnelles françaises. Par cette interpellation, il a incarné la voix d’une partie de la société française qui voyait dans les actions du gouvernement et des francs-maçons une menace pour l’ordre moral et la liberté de conscience.
En fin de compte, Jean Guyot de Villeneuve, par son engagement et sa détermination, est devenu une figure incontournable dans l’histoire politique de la France de la Troisième République, laissant une empreinte durable par son rôle dans l’affaire des fiches et sa défense intransigeante de ses convictions nationalistes. La caricature, en le représentant ainsi, rend hommage à son combat tout en soulignant la violence symbolique de son action contre une institution qu’il considérait comme profondément pernicieuse.
Les personnages fuyant le temple
Les personnages qui fuient précipitamment le temple sous cette pluie de boue – symbolisant sans doute les scandales ou les accusations – sont présentés de manière grotesque et caricaturale. À gauche, un vieil homme à la barbe hirsute semble trébucher, tentant désespérément de s’échapper. Il est suivi d’un personnage affublé d’une tête d’animal (probablement un chien ou un bouc, souvent symboles d’obéissance aveugle ou de diablerie dans l’imaginaire populaire) et portant un chapeau où l’on peut lire VADE CAR...
Bien que n’ayant pas trouvé de locutions latines commençant par ces mots, nous imaginons volontiers qu’ils pourraient renvoyer, quand même, à cette injonction latine Vade retro qui signifie “va-t’en“, renforçant l’idée de rejet ou d’exorcisme. En vérité, ce Vade retro satana, soit « Retire-toi, Satan ! » provient de la Bible, Nouveau Testament, Évangile de Marc, 8, 33 (traduction : Louis Segond, 1910) : « … Mais Jésus, se retournant et regardant ses disciples, réprimanda Pierre, et dit : Arrière de moi, Satan ! car tu ne conçois pas les choses de Dieu, tu n’as que des pensées humaines… »
Un autre homme, en rouge, chute également, un livre sous le bras, peut-être une référence à des textes sacrés ou à des secrets dévoilés.
Les insectes volants qui sortent du temple peuvent être vus comme des métaphores des rumeurs, des mensonges ou des esprits corrompus. Les insectes sont souvent associés à la pestilence ou à la décomposition, et leur fuite précipitée du temple suggère que quelque chose de pourri ou de sale est en train d’être révélé ou exorcisé.
L’ensemble de la scène est marqué par une atmosphère de chaos et de déshonneur, où les individus sont littéralement balayés hors du temple, leur dignité et leur pouvoir réduits à néant. Le texte en bas de l’image « N’êtes-vous pas d’avis, Frère Vadecard, que voilà un vilain coup pour la fanfare ? » ajoute une touche d’ironie amère, s’adressant à un certain Frère Vadecard,
« N’êtes-vous pas d’avis, Frère Vadecard, que voilà un vilain coup pour la fanfare? »
C’est bel et bien une remarque plus qu’ironique adressée à Vadecard, qui était à l’époque le secrétaire général du GODF. Ce texte, aussi bref soit-il, est chargé de sous-entendus et de moqueries subtiles, visant à commenter de manière acerbe la situation représentée dans la caricature.
En s’adressant à Narcisse-Amédée Vadecard avec cette appellation, le caricaturiste souligne non seulement son rôle important au sein de l’organisation, mais aussi son implication directe dans les événements critiqués dans l’image. Narcisse-Amédée Vadecard, en tant que secrétaire général, aurait été responsable non seulement de la gestion quotidienne du GODF, mais aussi potentiellement impliqué dans les affaires controversées, telles que l’affaire des fiches.
Le mot fanfare est ici employé de manière métaphorique
Une fanfare, par définition, est un ensemble de musiciens jouant ensemble, souvent dans un esprit de célébration et d’organisation. Dans ce contexte, elle pourrait symboliser le GODF lui-même, perçu comme une organisation orchestrant, à la manière d’une fanfare, ses activités et ses influence dans la société française. L’expression « vilain coup pour la fanfare » pourrait alors être interprétée comme une attaque directe contre l’harmonie et la façade organisée du GODF. La révélation des scandales, des manipulations ou des intrigues internes vient dissoner cette fanfare, brisant l’image d’une organisation impeccable et ordonnée.
En posant la question « N’êtes-vous pas d’avis… », le caricaturiste invite Narcisse-Amédée Vadecard à reconnaître l’évidence : le coup porté à l’organisation est sévère, embarrassant, voire dévastateur. Ce ton faussement poli et inquisiteur renforce l’ironie mordante de la scène. L’auteur de la caricature ne cherche pas réellement à susciter l’accord de Narcisse-Amédée Vadecard, mais plutôt à souligner son impuissance face à l’exposition publique des pratiques douteuses de son organisation. C’est une manière de piéger l’interlocuteur dans une situation où toute réponse, qu’elle soit affirmative ou négative, ne ferait qu’accentuer la honte et la désapprobation.
Ainsi, cette simple phrase résume de manière cinglante la chute de l’institution maçonnique sous les coups de boutoirs de ses adversaires. Elle marque le désarroi et l’humiliation subis par Narcisse-Amédée Vadecard et ses semblables, désormais exposés aux yeux du public comme des figures centrales d’une “fanfare” démasquée et discréditée. L’ironie est donc ici utilisée comme une arme pour tourner en ridicule une institution autrefois redoutée et respectée, mais maintenant accablée par le scandale et la critique publique.
Pour mémoire, le système Vadecard
Narcisse-Amédée Vadecard, né le 1er décembre 1866 à Saint-Saëns en Seine-Inférieure, incarne une figure majeure de la franc-maçonnerie française du début du XXe siècle, notamment en tant que secrétaire général du GODF au moment de l’affaire des fiches. Issu d’un milieu modeste, fils d’un cocher et d’une repasseuse, Narcisse-Amédée Vadecard parvient à gravir les échelons au sein de cette institution, consacrant toute sa carrière au service du GODF. Entré dans l’organisation en 1889, il commence modestement en tant qu’employé au secrétariat. Son dévouement et son zèle lui valent une ascension rapide : il devient chef du secrétariat par intérim en 1899, puis est officiellement nommé secrétaire général en 1901. Cette position lui confère un pouvoir exceptionnel, surpassant même celui des membres élus du Conseil de l’Ordre, car contrairement à eux, il occupe un poste permanent, lui assurant une continuité d’influence rare.
L’affaire des fiches, qui éclate sous son mandat, reste l’épisode le plus marquant de sa carrière. Narcisse-Amédée Vadecard joue un rôle central dans la mise en œuvre de ce système de surveillance politique et religieuse des officiers de l’armée française. Bien qu’il n’en soit pas l’initiateur, il en devient le principal exécutant, recevant et transmettant les informations recueillies par les loges maçonniques aux autorités militaires. Cette collaboration secrète entre le GODF et le ministère de la Guerre, visant à écarter systématiquement les officiers catholiques et non républicains, provoque un scandale majeur lorsqu’elle est révélée au grand jour.
Le système mis en place sous la direction de Narcisse-Amédée Vadecard est méticuleux et bien rodé : les fiches contenant des renseignements détaillés sur les opinions politiques et religieuses des officiers sont centralisées à la rue Cadet, siège du GODF, puis transmises au ministère. Narcisse-Amédée Vadecard, en contact direct avec le capitaine franc-maçon Henri Mollin, veille à ce que ces informations soient utilisées pour influencer les promotions et les affectations au sein de l’armée, favorisant ainsi les candidats républicains.
Outre ses activités au sein du GODF, Narcisse-Amédée Vadecard s’engage également dans la vie intellectuelle et politique en tant que publiciste. Il rédige des articles pour le Journal de Seine-et-Oise et contribue aux « Notes républicaines » de La Revue du siècle, un périodique dirigé par son adjoint au secrétariat du GODF, Jean-Baptiste Bidegain. Sa contribution à la cause républicaine est reconnue en 1903, lorsqu’il est décoré de la Légion d’honneur, une distinction qui lui est remise au sein même d’une loge maçonnique.
La carrière de Narcisse-Amédée Vadecard s’étend au-delà de l’affaire des fiches, marquant durablement l’histoire du GODF. Toujours en vie en 1941, son nom figure dans une liste des dignitaires de la franc-maçonnerie publiée sous le régime collaborationniste de Vichy, témoignant de sa longévité dans les cercles de pouvoir maçonnique. Cependant, sa figure reste à jamais liée à l’affaire des fiches, symbole de l’influence et des dérives possibles du pouvoir maçonnique dans la République française…
Cette carte postale est donc plus qu’une simple caricature
Elle est une attaque frontale, un pamphlet visuel qui utilise l’humour et l’exagération pour critiquer et dénigrer une institution qui, à l’époque, était souvent accusée d’influencer la politique française dans l’ombre. Les éléments visuels, combinés au texte incisif, forment un ensemble cohérent où chaque détail contribue à renforcer le message d’opposition et de désaveu, faisant de cette œuvre une pièce marquante de la propagande antimaçonnique de son époque.
Afin de connaître l’auteur de cette CPA, si tel est votre désir vous pouvez(re)lire le chapitre « Qui était A. Lemot, auteur de cette CPA ? » dans notre article du 7 juillet La CPA maçonnique du dimanche 7 juillet 2024.