Dossier spécial Bibliothèque Nationale de France
Au-delà des différences politiques, sociétales, religieuses et philosophiques (qui relèvent du choix de chacun), jamais les usages dans les loges ne se sont autant diversifiés, de l’esprit libertaire à la stricte observance traditionnelle. Le courant libéral y est cependant, comme en Belgique, largement majoritaire.
Avant de la décrire telle qu’elle apparaît aujourd’hui, il convient de préciser que la franc-maçonnerie française est, par sa nature, sa pratique et son patrimoine culturel, depuis cent cinquante ans, nettement particulière au sein du Landerneau maçonnique mondial. Le courant libéral, comme en Belgique, y est largement majoritaire.
Ledit paysage maçonnique français tire ses caractéristiques présentes des décennies 1870 à 1910. Ainsi, au convent dit « international » de Lausanne (1875), rassemblant une minorité de suprêmes conseils – juridictions gérant les grades post-magistraux du rite écossais ancien et accepté (REAA) –, est définie une maçonnerie représentée aujourd’hui par la Grande Loge de France (GLDF). En 1877, le Grand Orient de France supprime (il ne l’interdit pas) l’obligation de la référence au Grand Architecte, faisant de cette obédience le référent de la maçonnerie libérale adogmatique. En 1893-1894 naît à Paris l’Obédience mixte internationale Le Droit humain. Des loges d’adoption souchées auprès d’ateliers masculins de la GLDF, à compter de la décennie 1900, formeront l’Union maçonnique féminine de France (1945), transformée en 1952 en obédience dite « Grande Loge féminine de France » (GLFF). Enfin, en 1913, deux ateliers sécessionnistes donneront naissance à la Grande Loge nationale indépendante et régulière pour la France, devenue en 1948 la Grande Loge nationale française (GLNF), seule obédience reconnue par Londres, sauf de 2012 à 2014.
Les traits spécifiques à la France
Depuis plus d’un siècle, la franc-maçonnerie en France présente ainsi des traits spécifiques, dont certains se sont précisés, redessinés ou accentués.
De larges effectifs
D’abord, ses effectifs n’ont jamais été aussi importants (17 0000 membres, dont un sixième de maçonnes, répartis en 5 500 à 6 000 loges) en nombre et en pourcentage par rapport à la population globale. Cette situation est relativement récente : la répression conduite par l’État de Vichy et l’occupant allemand (1940-1944) a eu des effets négatifs sur son développement pendant de nombreuses années. Ce ne fut que dans la décennie 1960 que les obédiences françaises retrouvèrent leur étiage d’avant-guerre. Ensuite, la progression fut massive. Il semble qu’elle s’accompagne néanmoins d’un certain turnover, tant et si bien qu’il se murmure que le nombre maçons d’ex-maçons est équivalent à celui des maçons actifs. Néanmoins, en quarante ans, les effectifs ont été multipliés par quatre. Les causes de ce succès sont multiples, variées et cumulatives, de la fin des grands récits métapolitiques et du déclin de deux institutions structurantes de la société française que furent l’Église romaine et le parti communiste (toutes deux hostiles à la franc-maçonnerie) au désir individuel de se construire et d’habiter une identité singulière, éclectique et adaptable. Parmi les motifs d’adhésion, on trouve la recherche d’un engagement civique et sociétal, le sens de l’autre, l’appétence pour la sociabilité associative, les besoins d’accomplissement, d’estime, d’action, de réflexion, d’identification et/ou de sécurité, la recherche d’un capital culturel, d’une expérience émotionnelle intense, d’une confiance mutuelle et de services partagés, la quête de soi, l’attrait pour le mystère, la tradition familiale, le plaisir d’être inclus dans un monde à la fois de plus en plus globalisé et individualisé, sans oublier toutes les motivations particulières de chaque impétrant. Sans être exclusif, le recrutement maçonnique s’opère largement dans les classes moyennes diplômées urbaines d’âge également moyen (40 à 50 ans le plus souvent).
La balkanisation
Présentement, à côté des institutions historiques ou d’importance majeure citées ci-dessus et de quelques nouvelles institutions qui ont trouvé leur place, on peut estimer à une centaine le nombre de micro-obédiences. Leur naissance, leur vie et leur disparition s’enchaînent de façon souvent rapide. Si le sérieux de quelques-unes d’entre elles est facilement admis, la conformité aux usages maçonniques de beaucoup n’est pas toujours évidente. À cela s’ajoute le phénomène des loges « indépendantes » ou « sauvages ». Une partie de cette multiplication est liée à la refondation / création de diverses obédiences issues de l’éparpillement de la mouvance « égyptienne » (rite de Memphis-Misraïm) à compter de la décennie 1990 ; une autre provient de miniscissions dans les grandes obédiences ; une troisième s’explique par le parcours buissonnier et zigzagant de certains maçons. Aussi les actions communes sont-elles quelquefois difficiles et éphémères et les œuvres partagées, rares. Néanmoins, les relations interpersonnelles entre sœurs et frères suppléent largement à cette division obédientielle.
L’hétérogénéité
Au-delà des différences politiques, sociétales, religieuses et philosophiques des maçons (qui relèvent du choix de chacun), jamais les usages dans les loges ne se sont autant diversifiés, de l’esprit libertaire à la stricte observance traditionnelle. Jamais le panel des rites pratiqués n’a été aussi riche.
Ainsi, dans l’ensemble des loges françaises, le rite écossais ancien et accepté (REAA) est devenu majoritaire dans la décennie 1990. À côté de ce dernier, du rite français (lui-même pratiqué dans diverses versions), du régime écossais rectifié (RER) et des rites égyptiens sont apparus et se sont développés des systèmes nouveaux notamment venus du monde anglo-saxon, comme le style émulation ou le rite standard d’Écosse (RSE).
Autre nouveauté : depuis ces mêmes années 1990, la majorité des loges françaises travaille à nouveau « à la gloire du Grand Architecte de l’univers » – il est vrai avec des conceptions fort diverses, d’une simple interprétation symbolique pour les uns à une affirmation théiste pour les autres. Au-delà de cette diversification liturgique, on note les positionnements (parfois changeants ou flous) des obédiences entre tradition, régularité, reconnaissance, intervisites, libéralisme, mixité, spiritualité, engagement sociétal, philanthropie, mémoire, transmission, transgression et modernité. Depuis deux décennies, la plupart des obédiences ont également connu des questionnements internes, diverses évolutions et remises en cause, voire certaines turbulences, qui n’ont pas été sans influencer le paysage maçonnique français, dont il n’est pas sûr que la présente recomposition soit achevée. Aujourd’hui, il offre un large panel d’obédiences masculines, mixtes et féminines qui se veulent régulières, traditionnelles et / ou libérales.
Les obédiences présentes en France
L’empreinte maçonnique
Un laboratoire pour la socialité postmoderne
L’imaginaire moderne, qui avait pris naissance avec le cartésianisme, s’était conforté avec la philosophie des Lumières et avait trouvé son apogée dans les grands systèmes sociaux du 19e siècle, reposait ainsi que l’a dit avec justesse le sociologue Auguste Comte sur la reductio ad unum. Les institutions sociales sont progressivement devenues homogènes, et, en politique, la République s’est constituée comme une et indivisible. Pourtant, à côté de la « rationalisation généralisée de l’existence », cette spécificité des « temps modernes » (Max Weber), on voit revenir de multiples représentations et donc organisations privilégiant non pas l’irrationnel, mais ce que le grand anthropologue de la culture Gilbert Durand, par ailleurs remarquable théoricien de la franc-maçonnerie, a appelé le « non-rationnel ».
C’est à partir de cette mise en perspective théorique que l’on peut comprendre que la franc-maçonnerie, qui regroupe des individus en petites entités (les loges) et favorise la recherche de ce non-rationnel, puisse exercer une fascination / répulsion. Fascination parce qu’elle est en phase avec l’esprit du temps, répulsion parce que d’une certaine manière ceux qui n’y participent pas expriment ainsi un désir inconscient.
Discrétion, secret, appartenance
Précisions que la franc-maçonnerie se caractérise moins comme une « société secrète » que comme une société discrète. Mais reconnaissons tout de même que la thématique du secret est tout à fait prospective, précisément en ce qu’elle privilégie le sentiment d’appartenance et le fait qu’au-delà d’un universalisme fleurant bien le siècle des Lumières elle rend attentif à la nécessité des regroupements affinitaires. En un moment où l’idéologie de la transparence tend à prévaloir, il est important de rappeler que de plus en plus la vraie appétence sociétale va vers les « mystères » que l’on partage à quelques-uns. D’où la vision fantasmatique que ne manque pas de susciter une franc-maçonnerie qui, qu’elle le veuille ou non, favorise discrétion, voire loi du secret dans sa constitution même.
Une manière de relativiser le fantasme ayant trait à la franc-maçonnerie consistera peut-être à pratiquer un équilibre entre l’extériorisation et la discrétion.
Le secret maçonnique essentiel est justement qu’il n’y a pas de secret. Comme la « lettre volée » d’Edgar Poe, les grandes valeurs maçonniques sont si évidentes – le sens de la fraternité, l’importance de la solidarité, la recherche de l’entièreté de l’être, etc. – que ce sont des « secrets », pour reprendre une expression d’un grand franc-maçon, Joseph de Maistre, que « le bon sens et la droite raison réunis » comprennent aisément. Un goût pour le scandale pousse à voir du secret là où il n’y a qu’une évidence de bon sens. Là encore, la franc-maçonnerie correspond bien à l’esprit du temps : la multiplicité des microgroupes, ce que j’appelle « tribus », montre à loisir que le lien social est aujourd’hui quelque chose de mystérieux. Peut-être le secret maçonnique rappelle-t-il avec justesse cette constante anthropologique qu’est le clair-obscur de toute existence, c’est-à-dire le fait d’intégrer la part d’ombre dans le vivre-ensemble.
Une quête spirituelle en phase avec les aspirations de la postmodernité
Le monde rationaliste et désenchanté, bien décrit par Max Weber et caractérisant notre société officielle, est en voie de saturation. La société officieuse en gestation, elle, est traversée par un véritable réenchantement du monde auquel participe le développement technologique. Il est évident que la franc-maçonnerie, qui a conservé un tel trésor par le biais de ses rituels, de ses secrets, de son ordre symbolique, ne peut qu’intéresser les jeunes générations en quête d’une expression spirituelle.
Une des spécificités de la socialité maçonnique repose sur cette vieille structure anthropologique qu’est l’entraide, l’idéal communautaire, ce que l’on peut nommer, au travers d’un vieux terme médiéval, l’« affrèrement ». Ce que l’on trouvait dans les sodalités des corporations ou même des ordres chevaleresques. Tout cela va à l’encontre du prétendu individualisme ambiant. Pour ma part, je pense que la fascination exercée par la franc-maçonnerie repose sur le fait qu’elle a pu garder un tel souci de l’autre propre à l’idéal communautaire. En effet, la franc-maçonnerie a été le dépositaire de ces « communautés affectuelles » qui sur la longue durée assurent la perdurance du lien sociétal. Là est peut-être le vrai secret maçonnique. La postmodernité est caractérisée par l’importance des affects, émotions et passions collectifs. L’idéal maçonnique n’est-il pas « de rassembler ce qui est épars » ?
Il est important maintenant, à l’encontre des éternels feuillets à scandale dénonçant un prétendu complot maçonnique, de développer une vision objective propre à ce mouvement de fond, celle qui anime les hommes et femmes de bonne volonté et que l’on retrouve dans les diverses obédiences maçonniques. Pour ma part, sans pouvoir ni vouloir donner une définition précise d’un mouvement qui est par essence multiforme, complexe et d’une richesse encore insoupçonnée, je considère que la franc-maçonnerie, d’une manière prospective et grâce aux racines des traditions qui sont les siennes, constitue un vrai laboratoire pour la socialité postmoderne. L’appétence des jeunes générations pour la structure initiatique, le retour des rituels, le souci de l’entièreté de la personne individuelle, le sens de la communauté, la recherche d’un ordre symbolique, toutes ces choses mettent l’accent sur le qualitatif et sur la primauté du spirituel. Tout cela montre à loisir qu’au-delà du règne du quantitatif ayant marqué les temps modernes nous entrons dans un moment où va prévaloir le prix des choses sans prix. N’est-ce pas ainsi que l’on peut qualifier sur la longue durée ce qui fut, toujours et à nouveau, la quête maçonnique ?
Provenance
Cet article provient du site Franc-maçonnerie (2016)
Mes TT:.CC:.FF:.
Merci de cet excellent résumé de la Vie Maçonnique Française, bien que celle-ci me laisse toujours perplexe quant à notre fameux « Rassemblons ce qui est épar » au regard du nombre d’Obediences diverses et “a” variées que l’exception française traîne derrière elle.
Pour des luttes de pouvoir, pour des futilités maladives, quelle médiocrité l’on montre encore une fois au monde.
Aucun autre pays tient un tel record, tu parles de plus de Cent, je n’en connaissais que 70, alors qu’ailleurs, le nombre de Dix est rarement atteint et souvent en comptant le GODF et le DH qui sont français…
Personnellement, appartenant à la GLDF,, cela me navre, d’autant que j’ai toujours beaucoup de plaisir à visiter (ce qui n’est malheureusement pas courant), même si j’appartiens à une Obédience non mixte par naissance, je n’ai aucun souci à fréquenter tout autre RL. .
Très Frat:.