Jézabel apparaît en songe à sa fille Athalie, qui raconte en ces termes sa saisissante survenue posthume : ” Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée, / Comme au jour de sa mort pompeusement parée. / Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté./ Même elle avait encore cet éclat emprunté/ Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage,/ Pour réparer des ans l’irréparable outrage. ” (Racine, Athalie, II, 5)
Comme son nom l’indique, la réparation fait toujours référence à une parure antérieure, qu’elle tente avec plus ou moins de bonheur de restaurer.
Le sémantisme ancien, *per, largement nourri, participe de l’idée de procurer, faire naître, mettre au monde. En sont issus, entre autres, les parents, l’appareil, la comparaison, la parure et ce qui dépare, le parement avec lequel on parade. Les fortifications qu’on a préparées en avant-poste et dont un suzerain ennemi s’empare impérativement. De quoi, pour le vaincu démantelé, se sentir vraiment désemparé.
Dans nos sociétés contemporaines, les assurances en tous genres promettent à l’envi à leurs souscripteurs, qui réclament réparation de tout dommage, le retour au confort matériel, physique, financier, moral, politique, judiciaire, dont un incident les aurait privés. Comme si l’argent était à même d’en cicatriser le désarroi. Jusqu’à l’indécence, voire l’obscénité, qui consiste à compenser la perte d’un être proche par un dédommagement pécuniaire.L’équilibre fragile vient d’être mis à mal et on se berce de l’illusion que tout peut se réparer, retrouver son état ancien, son éclat terni par l’âge, l’usure, les blessures du temps. Comme si, par un coup de baguette magique, de fond de teint, de crème anti-rides, de vernis illusoire, quelque chose n’avait pas eu lieu, qu’on n’ait pas vécu.
Brutale conscience d’un aveuglement que le miroir réfléchit. Ou devrait faire réfléchir. Et la cruauté d’une telle lucidité est à l’aune de la déception et d’un mensonge auto-entretenu.
Quel que soit l’artifice de la réparation, il renvoie à une supercherie. Celle de l’intangibilité, de l’inusabilité, des relations, des amours, des corps.
Il n’est qu’à se rappeler le fameux “couteau de Jeannot”, dit couteau de Saint Hubert, que de successives réparations, la lame puis le manche, faisaient passer pour sanctifié aux yeux des fidèles ! Voire le bateau de Thésée, qui, exposé dans le port du Pirée, était révéré comme la nef qui aurait emporté le héros athénien vers son exploit face au Minotaure dans le Labyrinthe de Crète. On imagine sans peine que, depuis lors, le bois des lattes subissaient naturellement l’érosion saline de son élément maritime et requérait des changements subreptices…
La nostalgie, qui recompose un passé intact, est aussi une forme de jouissance dans le ressassement. En entretenant le désir de réparation, elle prive du bonheur du présent.
Rien n’est foncièrement réparable. Même la guérison n’est qu’une récupération partielle de la souplesse antérieure, même si la cicatrice visible ou intime fait croire à une parenthèse refermée.
Duperie, alors ? Certes. Sauf si l’on considère, avec bon sens, que la détérioration est dans l’ordre du temps.
L’immortalité est un leurre et les dieux antiques “s’ennuient à périr”, justement parce que s’étend devant eux un infini sans surprise, où rien ne vient stimuler l’ardeur à vivre et à profiter du temps imparti et incertain.
Harmonie des rides sereines d’un visage, qui prouvent qu’on a vécu. Sagesse d’un corps qui apprend la lenteur.
La réparation, comme une nouvelle préparation. Tout est dans l’accent aigu… Réparer, re-parer, se coudre une autre parure. Acceptée, sans résignation.
Vivre, n’est-ce pas se séparer de ce qu’on croyait définitivement acquis ? Se-parer, au sens propre, faire cesser d’être ensemble. Par le simple fait de naître.
Une expérience inédite et vivifiante, dont chaque jour neuf nous offre le présent.
Annick DROGOU
Réparer n’est jamais effacer, c’est d’abord tenter de remettre en état de marche ou de compenser des torts, d’essayer de dédommager ou de surmonter un échec. À qui demander réparation ? Peut-on tout réparer, réparer un oubli, une offense ou pire crime ? C’est le rôle de la justice réparatrice. Tout réparer, comment ? Et même réparer son honneur… Toujours, il s’agit de recoudre nos vies fragiles, nos déchirures, comme dans un raccommodage permanent.
Alors, célébrons la réparation. Ne tentons pas d’effacer ni de cacher ce qui s’est produit. Dans la culture japonaise, on met même en évidence les traces de la réparation sur le bol dont on a recollé les morceaux. Pour rester conscient de la réparation, en garder la trace comme d’un accident de la vie de l’objet. On ne farde pas la réalité comme pourtant l’étymologie de ce mot nous le commanderait. Pareillement, avant la survenue de l’économie jetable, on savait réparer le tissu taché ou déchiré ; une nouvelle broderie venait parer à nouveaux frais le vêtement d’une décoration qui n’était pas initialement prévue.
La réparation devient alors création, réinvention, car réparer n’est jamais un retour à l’état initial. Beauté du geste de réparation. Qu’a-t-on réparé dans cette réparation ? L’objet, l’acte ou bien le réparateur lui-même, l’artisan qui est davantage qu’un habile bricoleur. Soyons donc cordonniers, ravaudeurs, rétameurs et réparateurs de porcelaine, de nos vies à sans cesse réparer, réinventer, régénérer dans un continuel accomplissement.
Et puis acceptons ce qui ne peut pas être réparé, accueillons notre impuissance devant l’accident, la survenue du malheur. Tenons-nous là, simplement là, devant la béance ou l’absence de ce qui ne sera jamais réparé. Et cherchons assez de force réparatrice pour faire face aux ciseaux de la Parque.
Vous l’aurez observé, je suis en verve aujourd’hui et, puisque nous vivons un temps qui ne manque pas de bizarreries, je voudrais vous livrer un ultime commentaire, totalement décalé, qui vient en contrepoint de celui où j’évoquais l’exposition : « L’homme réparé », de 1988. C’est l’année où la République nous a gratifiés, pour des raisons d’élections, de deux gouvernements Rocard. Tout cela vous semble éloigné des intérêts de la Franc-Maçonnerie. Mais attendez le détail. Le premier gouvernement Rocard, moins pléthorique que le deuxième qui compta, à l’origine, 49 membres, ne dura que l’espace d’un déjeuner de soleil, soit du 10 mai au 28 juin. Y figurait notamment, comme Secrétaire d’État chargé des Collectivités territoriales, le maire d’Angoulême, un certain Jean-Michel Boucheron, instituteur, membre de la loge « Les Hommes libres » du Grand Orient de France, atelier qui, soit dit avec un brin d’ironie, eut aussi la faveur d’initier Omar Bongo, qui fut président de la République du Gabon… Inutile, vous me l’accorderez, d’en dire ici davantage. Bref, la nomination gouvernementale qui suscite ces observations résultait d’une double et lamentable erreur. D’une part, il semble que ledit Jean-Michel Boucheron ait été confondu avec un parfait homonyme, député d’Ille-et-Vilaine, alors mieux en cours. D’autre part, il s’est alors vite avéré que l’Angoumoisin était pénalement poursuivi en justice, en raison de lourdes malversations et de divers trafics d’influence, pour lesquels il devait être ultérieurement sévèrement condamné. Le mois suivant, donc, il ne fut pas reconduit à ces fonctions dans le second gouvernement Rocard et, profanant quelque peu le titre “d’homme libre” qu’il entendait préserver, fût-ce au prix d’une fuite de l’autre côté des océans, il préféra courageusement ne point affronter ses juges et prendre piteusement la poudre d’escampette, allant se réfugier en Argentine où il ouvrit un restaurant avec sa maîtresse. Quant au Breton, d’un an et demi son cadet, il subit souvent le brouillage de son homonymie et ne devint, d’ailleurs, jamais ministre… À quoi tiennent les destinées ? Ainsi, bien des maux ne sont jamais qu’à demi réparés.
L’illustration choisie pour cet article représente une Coccinelle qui, après sa disparition du catalogue européen du constructeur, connut, au Mexique, pays où Volkswagen en assurait une importante production, une carrière qui se prolongea encore longtemps. Le polluant et pullulant “vocho” ou “vochito” – de même sens que son surnom en français – y servit même à grande échelle (en nombre et non en dimensions !) de taxi et ce, malgré ses deux portes et son petit coffre avant…
En effet, dans les années 1970, elle devint même le taxi officiel de la capitale, 100 000 taxis-Coccinelles vert et blanc sillonnant ainsi la ville en tous sens. En 2003, le maire de Mexico, l’actuel président Andrés Manuel López Obrador, refusera d’accorder, désormais, de nouvelles licences à ces véhicules, pour des raisons de sécurité… non point mécanique, d’ailleurs – était alors incriminée l’absence de portes arrière servant occasionnellement de piège à des passagers, ainsi plus facilement agressés ou enlevés…
Bref, ces célèbres petites voitures y sont indéfiniment réparées, moins sans doute que d’autres automobiles à Cuba, mais dans le respect d’une belle et longue tradition latino-américaine ! Notons, pour finir, que la Cox a connu, en 60 ans de production, sept générations de modèles pour un total dépassant 21 500 000 exemplaires.
Même si elle ne fut produite en série qu’à partir de 1946, sa conception n’en remonte pas moins à l’Allemagne nazie. En effet, en 1934, le chancelier du IIIe Reich, Adolf Hitler, lança un appel à projets pour envisager la diffusion en grande série d’une voiture populaire. C’est la proposition d’un certain ingénieur Ferdinand Porsche qui fut retenue. Dans ce sillage, celui qui ferait oublier ses errements historiques en devenant le mythique inspirateur, bien après Carl Benz, des quatre puis des six cylindres à plat équipant plus tard, sous son nom, ses légendaires modèles 356 et 911, celui-là même aura fondé, en 1937, la marque Volkswagen qui signifie précisément « voiture du peuple ». L’auto fut primitivement baptisée, en 1938, KdF-Wagen, reprenant le nom de l’organisation gouvernementale Kraft durch Freude (« la force par la joie »), intitulé qui résonne sinistrement tant il se rapproche, par cette fausseté idéologique des dictatures, de l’inscription figurant à l’entrée des camps de concentration : « Arbeit macht frei » (« Le travail rend libre »). Toutefois, l’économie de guerre bloqua l’essor du projet et, à la fin du dernier conflit planétaire, n’étaient sortis d’usine que 630 unités.
Pour terminer sur une note un tantinet plus enthousiasmante, rappelons que La Coccinelle (Herbie) est une série de 5 films, un téléfilm et une série télévisée, tous produits par Walt Disney.
Amical et fraternel salut à Annick et à Jean dont le duo m’enchante à chaque chronique !
Comment ce verbe « Réparer » ne sonnerait-il pas à toute volée dans ma mémoire, lui qui me renvoie à une de mes très modestes contributions à une exposition « L’Homme réparé », qui fut inaugurée à Paris, en février 1988, et qui portait déjà sur les découvertes et les prothèses de toute nature qui permettaient, chez l’Homme, de compenser ou de restaurer des capacités perdues pour cause de maladie ou d’accident ?
En effet, en parallèle à mes activités principales, j’appartenais alors à l’équipe qui avait fondé, aux côtés d’Élie Théofilakis, à l’université Paris-Dauphine, le Cetech (Centre européen de technoculture, dénomination conçue dans l’esprit de l’époque). Le Cetech était plutôt le surgeon que la jeune pousse des riches et vifs esprits de toutes origines qui avaient suivi Jean-François Lyotard dans l’aventure des « Immatériaux », cette exposition qui, en 1985, à Beaubourg, interrogeait déjà les nouvelles technologies balbutiantes sous l’angle du reconditionnement qu’elles allaient opérer dans nos cultures et nos sensibilités. Les membres de cette expédition, si j’ose dire, n’avaient pas souhaité dissoudre leur belle association et avaient donc créé, bien plus qu’un rejeton-refuge, un pôle de recherche et d’enseignement dans une université accueillante à l’innovation, à tous les sens du terme.
Bref, Élie Théofilakis, disciple et ami de Jean-François Lyotard, le turbulent philosophe mort en avril 1998 qui s’était érigé d’emblée en immense critique (de l’intérieur) du concept alors encore naissant de post-modernité, Élie Théofilakis nous avait donc embarqués dans l’aventure de « L’Homme réparé » et, pour préparer cette exposition, outre dans notre Centre, nous nous retrouvions de temps en temps, boulevard Arago, dans les locaux qu’occupait à l’époque l’agence de Philippe Délis, qui avait précédemment été l’architecte et scénographe des « Immatériaux » – cet homme discret et inventif, aussi généreux que rigoureux, qui devait malheureusement disparaître des suites d’un cancer foudroyant, à l’âge de 62 ans, en février 2014. Il avait tout de même eu le temps de signer de nombreuses et perspicaces mises en espace.
Par ce message, j’ai moi-même cherché à réparer l’oubli de quelques figures culturelles marquantes.
PS : Au sujet des “Immatériaux”, voir notamment les deux références suivantes, d’Élie Théofilakis : https://books.google.fr/books/about/Les_Immat%C3%A9riaux.html?id=pcFXDwAAQBAJ&redir_esc=y
et de Philippe Délis : chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/https://les-immateriaux.net/wp-content/uploads/2019/10/LIR-WP3_Hudek-Delis_Scenography_2019.pdf
Une analyse toujours fine. Merci Annick!