mar 03 décembre 2024 - 08:12

Urgence d’un lieu où penser ensemble : la loge

(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)

Comme vous l’aurez remarqué si vous avez la faiblesse de me lire de temps à autre, j’ai un penchant irrésistible, une tendre vénération pour le vocabulaire. J’éprouve, en effet, quelque dilection et, je l’avoue, quelque délectation à disséquer le lexique. Parce que je crois profondément que la maîtrise des mots est la façon la plus juste d’en nourrir l’amour, tant ils ne sont, en fait, que le reflet de notre histoire, de notre pensée et de notre sensibilité.

L’art du verbe n’a de sens qu’en raison et à raison du sens qui oriente et construit cet art. Tout cela, pour moi, forme un tout qui se contrôle et se libère, à la fois : pleine et saine respiration de l’esprit et du cœur. Je cède donc, si vous le voulez bien – et avec une feinte innocence –, à mon péché mignon de ce jour.

Sans doute influencé par l’ambiance du bac dont les épreuves se sont étirées sur la période récente, je réfléchissais à la portée ambiguë du verbe « recaler » et – puissance du subconscient – en élargissant la focale à l’actualité générale, m’est venu le sentiment qu’on voulait, de toutes parts, recaler la République, dans un double sens, c’est-à-dire avec l’idée, tantôt, de la déclarer non-admise, tantôt, de la remettre d’aplomb… Même si elle ne résout rien, cette polysémie sied à merveille à la situation. Elle en révèle à elle seule plusieurs aspects. C’est en quoi il ne faut, je le crois, jamais rien occulter mais bien tout ausculter. Les mots ont une histoire, cette histoire nous parle et la diversité qui s’y incarne investit l’ensemble des représentations symboliques.

Il y a, en ces mêmes circonstances, quelque curiosité à observer la proximité des mots « flegme » et « flegmon », par exemple. Dans le premier cas, on évoque le caractère d’une personne calme et imperturbable, qui garde son sang-froid, quoi qu’il arrive ; dans le second, on désigne une inflammation purulente du tissu conjonctif (on ne saurait nier que le libellé même d’une telle définition suggère bien des métaphores…). Bref, toutes choses quelque peu opposées dans l’usage, qui procèdent, cependant, de la même origine, comme souvent dans la langue, au gré des fluctuations temporelles.

En effet, « flegme » provient du latin phlegma (« humeur, mucus »), lui-même décalqué du grec φλέγμα ; il se rapportait anciennement à une des quatre humeurs de la médecine antique, tandis que « flegmon » ou phlegmon, dans sa forme savante, est emprunté au grec φλεγμονή, qui dérive tout aussi bien du verbe φλέγω : « brûler », « enflammer ». D’ailleurs, un mot de même source, la flemme, cette grande paresse qui pointe son nez dans la langue, à la fin du XVIIIe siècle, et qui n’a cessé d’y prospérer depuis lors, semble, en quelque sorte, combiner les effets des deux mots précédents, s’assimilant à un désœuvrement volontaire, à une excessive lenteur voire à une placidité suspecte…  Ainsi, la scrutation des mots sur le pavé mosaïque ne manque pas de manifester combien le flegme, dont on se refuse à se départir, peut n’en pas moins cacher de violentes colères. Voilà qui pourrait être d’une actualité… brûlante, si je puis dire.

Parfois aussi, les mêmes mots nourrissent des fantasmes et sont de faux amis. Regardez le terme « vomitoire », par exemple : dans l’Antiquité, le vomitorium n’avait rien à voir avec une pièce voisine du triclinium, la salle à manger romaine, où les convives qui avaient « les dents du fond qui baignent », se seraient enfoncé des plumes dans le gosier, afin de se livrer de nouveau à leurs orgies. Cette représentation erronée est le fruit d’une imagination tardive, prompte à généraliser des pratiques ultra-marginales, tout à fait contraires aux traditions les plus attestées[1]. En revanche, issu du verbe vomere qui signifie « expulser », le vomitoire existait bel et bien mais il désignait, dans la langue courante, un large passage qui permettait à la foule d’évacuer un théâtre ou un amphithéâtre. On songerait volontiers – faute de mieux – à en aménager aujourd’hui pour que puissent s’échapper en toute sécurité ceux qui, d’eux-mêmes, auraient envie de passer par la fenêtre, sans parler, qui pis est, d’autres que certains ont envie de faire aussi passer par la fenêtre. Enfin, en cas de nausée, on dispose parfois des sacs vomitoires, à proximité des passagers sensibles au mal des transports, or il existe, ce me semble, de curieux « transports » démocratiques. Voilà comment le mot « vomitoire », selon ses acceptions et ses équivoques, peut s’accorder aux différents haut-le-cœur de nos contemporains…

Cette fois-ci, plus qu’à mon habitude sans doute – trouble de l’époque, époque de troubles ?  –, j’ai sciemment joué des valeurs sémantiques de la langue, selon les différentes conventions qu’elle définit, en liaison avec des valeurs de situation qui, dans les circonstances présentes, peuvent dériver des mêmes énoncés. C’est en vain que je m’y serais adonné, si je ne vous avais pas fait sentir, par ces détours et ces décalages, l’urgence d’un lieu où penser ensemble : la loge.


[1] Pour se faire une plus juste idée à ce sujet, cliquer ici.

4 Commentaires

  1. Mille excuses pour cet enchevêtrement involontaire !

    Merci MTCF Christian pour cette approche de la complexité sémantique qui invite à la prudence et à l’humilité pour ceux qui comme moi n’ont pas ces connaissances !

    Je rebondis sur la formulation que tu utilises “l’urgence d’un lieu où penser ensemble : la loge” qui laisserait penser que ce lieu n’existe pas ! La loge existe et il ne tient qu’à nous qu’elle joue son rôle !

    Si cela ne se produit pas autant qu’on l’espérerait n’est-ce pas dû à l’incapacité de celles et ceux qui acceptent des charges qu’ils ou elles sont incapables d’exercer ?

    Ne pouvons nous pas nous féliciter de ce que nos prédécesseurs ont réussi à créer ce lieu qui est notre raison d’être et la seule légitimité qui nous échoie !

    Peut-être pourrait-on aussi regretter que les différentes générations n’aient pas su “achever” le travail de création en mettant en place un mode de fonctionnement qui permette aux loges d’être créatrices d’égrégore ! Mais rien ne dit que cela ne se fera pas !

    Fraternité !

    • Mon Très Cher Frère Alain,
      Je suis sans doute tout simplement un Frère heureux dans ses Loges symboliques, sachant qu’à une quinzaine d’années de distance, j’ai été successivement cofondateur de chacune d’elles. Aussi bien, dans mon esprit, quand j’ai conclu mon édito en disant que : “C’est en vain que je m’y serais adonné, si je ne vous avais pas fait sentir, par ces détours et ces décalages, l’urgence d’un lieu où penser ensemble : la loge”, il tombait sous le sens, pour moi, que la formulation elliptique du dernier membre de phrase devait se comprendre comme : “l’urgence de se retrouver dans un lieu où penser ensemble : la loge”, lieu existant bel et bien et fonctionnant en bonne entente, certes, toujours à construire, mais dans un effort conjugué qui n’avait pas à dévier de sa course ordinaire, comme toute chose qui se perpétue en comptant sur ses propres forces. Je n’y voyais aucune existence hypothétique, aucune difficulté spéciale, mais une promesse mille fois tenue, l’expérience continue d’une source régénérante. Voilà tout.
      Fraternelles amitiés,
      Christian.

  2. Merci MTCF Christian pour cette approche de la complexité sémantique qui invite à la prudence et à l’humilité pour ceux qui comme moi n’ont pas ces connaissances ! Je rebondis sur la formulation que tu Ne pouvons nous pas, collectivement, utilises, “l’urgence d’un lieu où penser ensemble : la loge”, qui laisserait penser que ce lieu n’existe pas ! Ne pouvons nous pas nous féliciter de ce que nos prédécesseurs ont réussi à créer ce lieu ? La loge existe et il ne tient qu’à nous qu’elle joue son rôle ! Si cela ne se produit pas autant qu’on l’espérerait n’est-ce pas dû à l’incapacité de celles et ceux qui acceptent des charges qu’ils ou elles sont incapables d’exercer ? Peut-être pourrait-on aussi regretter que les différentes générations n’aient pas su “achever” le travail de création en mettant en place un mode de fonctionnement qui permette aux loges d’être créatrices d’égrégore ! Mais rien ne dit que cela ne se fera pas ! Fraternité !

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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