La racine de ce mot, *pre-, commune au grec et au latin, définit l’idée de trafic. Le grec en infère l’idée de vendre. Le latin, quant à lui, garde celle de marchandage, de prix fixé par accord commun. Tâche jugée indigne des citoyens, le plus souvent celle d’hommes de condition inférieure, voire étrangers, affranchis affectés au commerce. D’où le sens de courtier chargé d’affaires, intermédiaire chargé d’expliquer, donc truchement.
Si l’on mesure qu’un interprète bien formé est apte à communiquer entre 150 et 200 mots à la minute, on y verra sans nul doute un véritable jongleur de paroles.
A cette signification s’ajoute le champ lexical latin du *pretium, le prix accordé à ce qui est vénérable. C’est le précieux sang de l’Eucharistie, auquel on confère un prix symbolique et rituel. Hautement prisé et apprécié et qu’on ne saurait mépriser ou déprécier.
La divination, interprétation des signes qu’envoie la divinité, a de tous temps été l’objet d’une connaissance subtile et respectée, quel qu’en soit le support. Oniromancie, analyse des rêves, hépatomancie chez les Etruques qui observaient avec minutie la « géographie » du foie avec ses nervures. Les Chinois, par la scapulomancie, faisaient apparaître avec du cinabre les craquelures sur les carapaces de tortue brûlées au feu.
Tous les grands découvreurs en témoignent, leurs conquêtes et autres avancées territoriales se sont nécessairement appuyées sur la qualité de leurs interprètes et la confiance qu’ils pouvaient leur prêter. De tout temps, en toutes civilisations, des individus à l’oreille plus curieuse et plus subtile que les autres, ont joué avec les sonorités phonétiques, ont vu dans l’inconnu croisé en chemin, non un danger potentiel, mais une source de renouvellement de leurs savoirs, de leurs us et coutumes, de leurs manières d’être.
L’interprétation est toujours une réponse. Et il n’est pas étonnant que les Grecs aient nommé l’interprétation d’une pièce de théâtre à partir du verbe *hupokrinomai, « expliquer en faisant sortir du fond de soi-même », qui par ailleurs donne en français l’hypocrisie. La langue, même inconsciemment, porte souvent témoignage de l’ambiguïté d’une notion pourtant évidente.
Ainsi pourrions-nous jouer avec l’orthographe du verbe interpréter. Accent aigu ou circonflexe ? Interpréter ou inter-prêter ?
Comme si on s’échangeait la parole, on se prêtait des mots. Si on y regarde bien, l’interprétation suppose l’écoute vigilante de la parole de l’autre qu’on accueille sans parti pris. Pour en percevoir la saveur spécifique, afin de ne pas la trahir. On s’apprête à en inférer un sens nouveau et original, issu de la collision, confrontation, acceptation d’une pensée autre. Et, de ce contact inédit, vont naître d’autres associations, singulières, avec leur richesse insoupçonnée jusqu’alors.
Interpréter, c’est jouer avec les mots, la variété de leurs sens, leur polyphonie, leur polysémie. Il ne s’agit pas de « faire du mot-à-mot » mécanique, et c’est là toute la difficulté de la chose, saisir à l’oreille des mots, en comprendre le sens, voire les sens dans une première formulation, pour immédiatement – sans espace au milieu -, par l’entremise d’une intelligence de la langue, en donner une autre version qui ne soit pas trahison. Une forme de dédoublement mental dans la simultanéité.
On en admire d’autant plus la vélocité propre à l’interprète.
Interpréter, faire commerce de mots entre nous, à l’intérieur de nos deux espaces, sur un seuil entre les deux tenants de cette parole échangée, de l’espace de l’un vers l’espace de l’autre. Prêter l’oreille aux mots échangés et aux sens qu’ils véhiculent, se montrer prêt à en recevoir la nouveauté. S’investir dans cet échange, tout en préservant son quant-à-soi. Car on prête ses mots, on ne les donne pas, on n’en est pas privé, spolié, sauf si l’autre hypocritement s’apprête à en dérober le trésor.
Ainsi apporter sa contribution à l’édifice commun, à cette universalité de la pensée et de la réflexion à laquelle on croit. Contribuer à sa construction et à son enrichissement.
L’interprétation de chacun, dans le grand théâtre du monde, est un ajout, à l’inflexible condition qu’il écoute les voix alentour, qu’il y mêle la sienne en recherchant l’harmonie de significations à affiner pour une compréhension de l’individu, de la société dans laquelle il est inséré, pour ouvrir un espace commun et non pas se refermer sur la pureté supposée et illusoire de sa propre langue comme unique clef d’interprétation de l’histoire individuelle et de l’Histoire. Traduire, se traduire dans une lisibilité partagée, pour accueillir les ambivalences et les ambiguïtés, non comme des dangers, mais comme des richesses à venir. En résonance.
C’est pourquoi on interprète et inter-prête les symboles… Pour échapper au dogmatisme d’une parole figée et à la langue-de-bois. Pour préserver sa fresque imaginative tout en respectant la rigueur de sa raison.
Difficile et périlleux funambulisme… Le bien commun est à ce prix.
Annick DROGOU
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Un mien ami chef de chœur me racontait qu’il avait constaté une différence de vingt minutes dans l’exécution du Requiem de Mozart entre Herbert von Karajan (cinquante minutes) et Karl Böhm (une heure dix minutes). Choquant ? Non, une telle différence entre les deux célèbres chefs d’orchestre, au sommet de la maîtrise de leur art, illustre parfaitement la liberté de l’interprète. L’interprète ne se contente pas de copier, de reproduire passivement, il participe de la création et n’en est pas moins fidèle à l’œuvre.
L’interprète, c’est aussi le nom donné au traducteur, tant il est vrai que notre interprétation ne concerne pas nos seules individualités mais ce que nous traduisons et transmettons. Je peux transmettre correctement, seulement ce que j’ai reçu au préalable, que j’ai tenté d’intérioriser et qui a fait ce que je suis devenu. Fidélité et liberté, c’est le message croisé de Böhm et de Karajan.
« J’aurais voulu être un artiste… » Nous sommes tous appelés à devenir des interprètes. Interprètes ou perroquets ? Toute vie pleinement accomplie est une toile tissée de liberté et de fidélité. Interpréter, c’est essayer de comprendre, de rentrer dans le mystère de la vie-même et d’y trouver sa liberté. Mais c’est aussi révéler la puissance créatrice et libératrice de ce mystère et de lui être irrémédiablement fidèle. Comme dans des liens qui nous libèrent, c’est dans la fidélité à la source que s’expriment la puissance de l’intériorisation et la liberté révélée. Il n’y a là rien de contradictoire, seulement la clé de toute transmission réussie.