Déjà à l’époque, Parménide d’Élée (vi-ve avant j-c) se demande si le monde est une perfection, un « ordo ab chaos » ou l’homme joue un rôle de co-gérant, ou si le cosmos reste un abominable « tohu bohu » aux mains de la nature face à un homme impuissant dont la seule « sagesse » serait de se soumettre à ses diktats ?
« Au centre est la divinité qui gouverne tout, car en tout elle est le principe du redoutable enfantement et de l’union envoyant la femelle s’unir au mâle et en retour aussi le mâle à la femelle, le premier de tous les dieux, c’est Eros qu’elle conçut » (Parménide)
Notre réflexion débutera par cette étrange et contradictoire déclaration de Parménide : au centre, se tiendrait une divinité qui assurerait un ordre reposant notamment sur l’union du mâle et de la femelle. Cette union serait animée par le dieu Eros qui, comme nous le savons, est par excellence le dieu du chaos amoureux, du désordre des sens et du bon sens ! Le philosophe prend ainsi conscience que l’ordre, intellectuel et collectif par nature, se trouve vaincu par l’anarchie du sentiment et de l’instinct sexuel qu’il a lui-même mis en œuvre en créant Eros comme le dieu qui met en miettes la belle ordonnance des choses. Nous assistons là à la mise en place d’une double monarchie : ordo et chaos s’affrontent mais aucun ne gagne !
Parménide voit le jour dans la cité d’Elée, appartenant à la « Grande Grèce » (Sicile et Italie du sud) vers le VIe siècle avant J.C. Cette ville se situe à quelques jours de marche de Pompéi. Elée sera le berceau d’une école philosophique dite « Eléatique » où figureront, entre autres, Parménide, Xénophane et Zenon. Ces « Eléates » seront englobés dans ce que nous appellerons par la suite les « Présocratiques » (Entre les VIIe et IVe siècles), débordant donc sur la période où Socrate et Platon vivaient. Ce sont ces différentes écoles présocratiques, fondées par Thalès de Milet, Pythagore de Samos et Parménide d’Elée qui vont profondément avoir de l’influence sur la pensée socratique et platonicienne en autorisant la liberté d’exposer l’entendement spéculatif sur la nature du monde physique et la création d’un espace métaphysique sans avoir recours à l’intervention d’une justice divine, selon la complexité des mythes religieux. Parménide fut le premier à affirmer que la terre avait une forme sphérique et qu’elle occupait le centre du monde, nous apprend Diogène Laërce. Conception que l’Église adoptera et défendra durant un très long temps, au prix de persécutions nombreuses (l’affaire Galilée par exemple)
Il va ouvrir un espace dans le monde des connaissances et des passions humaines à travers son poème « De la Nature » et va proposer un enseignement dans une approche philosophique à l’image de la Renommée d’une déesse ou de celle du pouvoir issue de la richesse de l’enseignement grec qui repose sur le questionnement de la perfection par rapport à soi. La tradition philosophique considère Parménide comme le père fondateur de la métaphysique par son affirmation de la réalité d’un Être, ainsi que de l’inséparabilité entre cet Être, la pensée et l’agir. Platon se réclamera de cette conception de Parménide, et c’est ce qui amènera l’idée qu’en philosophie, il y a un avant et un après Parménide (1). Lui-même fut influencé par Anaximandre de Milet, mais il ira beaucoup plus loin que lui dans le symbolisme et la poétique pour définir la nature du sujet.
A la différence de la philosophie d’Anaximandre où la nature serait l’ « Arché », l’origine de tout, et qui soulève l’image d’un langage infranchissable dont la nature seule possède la clef de l’idée de la perfection (« la parole perdue »), Parménide, lui, prend l’initiative de nous resituer dans un monde immanent, en greffant dans le volume de notre univers, l’idée de sa sacralisation par l’action et les pensées de l’Être dans sa permanence, dans le dévoilement de la vérité donnée aux conceptions humaines dans la recherche de ce qui peut être juste en révélations de sa liberté soutenue par les désirs de son amour du ciel et de la terre, un juste milieu, le monde de l’Eros.
Dans cette approche, les vertus comme la justice, le courage, la prudence et la tempérance sont les seules sources de la vérité et elles représentent l’opposition entre la renommée de la divinité, ayant créé le dialogue de l’Eros, en ouvrant d’une certaine manière le bonheur du voyage terrestre et du céleste ouvert à tous comme la perfection en soi à s’identifier à la Renommée elle-même, comme dévoilement initiatique de la vie. Parménide veut rompre l’ultime cercle d’une dimension abstraite, en ramenant la clef de l’idée de la perfection du monde au monde des idées dans des devoirs comme la source réelle de la perfection du monde, des hommes et de la nature, et ce, à-travers les mondes souterrains, terrestres et célestes. Dans ce sens, il renforce la notion d’Être et ce qui en découle comme source d’inspiration en de multiples voyages initiatiques dans la pensée, à-travers des vérités et des opinions plurielles baignant dans une lumière venue d’ailleurs, comme une grâce, comme un éclair vivifiant la nature du combat du « bien être » ou de la tentation de ne « plus être ».
Parménide ne cherche pas la nature physique du Principe mais il expose le Principe comme idée intelligible, une et plurielle. Il veut franchir les limites du langage, dans la transmission de vérités dont la principale seraient le sens et la réalité à donner au mot « Être », en utilisant une correspondance avec penser et agir comme seules réalités de la perfection du monde des hommes qui tentent de vivre une expérience collective et individuelle qui les font participer à l’idée de l’existence d’une source in-engendrée et présente en toute chose. Il s’agit de réveiller les muses de l’âme, de libérer les corps, en faisant de chaque quête, « une résonance du coeur de l’universel », comme l’écrit Parménide dans une formulation de voyage initiatique et poétique dans « De la Nature », s’adressant à l’apaisement du pouvoir des sens : « Les cavales m’ont conduit aussi loin que mon coeur pouvait le désirer puisqu’elles m’ont entraîné sur la route abondantes en révélations de la divinité, qui franchissent toutes cités, porte l’homme qui sait. Il faut que tu sois instruit de tout, sans tremblement de la vérité. Apprends aussi comment la diversité qui fait montre d’elle-même devait déployer une présence digne d’être reçue, étendant son règne à travers toutes choses ». Notons que le mot cavales est employé dans le sens de l’inconscient dont la force dépasse toute contrainte.
Parménide, au-delà du temps passé, nous adresse une réflexion au présent sur ce qui est mesurable, en traçant un horizon sous forme d’une divinité métaphysique afin d’exalter la diversité des connaissances et des désirs pour établir et déployer la stature de la liberté et de la noblesse qui se donne de l’ UN dans l’être, non pas absolu, mais double par sa filiation d’Être au sens de l’ UN ! Pour lui, cette divinité est notre liberté de penser par des opinions et des vérités spéculatives liées aux apparences et qui donnent ainsi au paraître la forme géométrique d’une spirale sans fin (Le « Tout ce qui monte converge » de Pierre Teilhard de Chardin), sans exigence absolue. Elle symbolise un monde d’idées et d’illusions sur notre devenir, à l’image d’un temple inachevé. Cette divinité ressemblerait assez à ce que nous entendrions du concept de « Grand Architecte de l’Univers ». Ce que le philosophe veut démontrer, ce n’est pas l’indiscrétion de la question posée à l’adresse de la divinité (ou de la déesse !), mais les révélations que l’on attend sur l’indiscrétion de sa propre nature et qui viendrait déstabiliser la question du miroir aveugle comme une divinité en soi. En fait, la renommée de la divinité, ne serait que le reflet de notre propre désir d’être et notamment du vécu des désirs impérieux. D’une certaine manière, le raisonnement dissous en nous une conception de la pensée unique, comme vérité et seule perfection du monde et nous projette dans un au-delà de visions utopiques, en soulignant l’harmonie entre les connaissances de la nature terrestre et célestes, en donnant naissance à « ce qui est juste ».
Parménide, d’une certaine façon, est proche d’une pensée maçonnique.Un certain nombre de ses idées nous sont communes :
– L’acceptation d’un Principe de régulation du Cosmos dans lequel nous pouvons vivre notre croyance, en lui laissant le champ de la liberté de conscience d’une évolution possible et sans doute souhaitable, y compris celle de ne plus croire. Un Être qui ne réclame pas une théologie, ni même une philosophie, mais relève plutôt de l’ « Apeiron » (2) : l’illimité, l’indéfini, l’indéterminé, à la manière de la définition du Tao chez Lao-Tseu. Il est le principe et l’élément de tout ce qui existe.
– La volonté de ne pas imaginer que l’homme peut bâtir l’immuable (la construction et les deux démolitions du temple de Jérusalem sont là pour nous le rappeler !) : tout devient parce que tout coule (Le « Panta Rhei » d’Héraclite), d’où l’abandon au dynamisme cosmique comme le « Wou Wei », s’abandonner, taoïste ou le « Gelassenheit », le « laisser tomber » de Maître Eckhart. Seul l’Être existe, donc il serait la seule réalité intelligible. Mais est-il en concept ou l’image de l’immense dynamisme permanent de la nature dans lequel nous sommes partie-prenante ? Donc, notre vie-même ne ferait-elle pas de nous des dieux ?
– Pas de catéchisme, juste des questions. La foi réside en l’abandon au réel pour Parménide et à l’acception de la question comme destin de l’homme. En cela, existe un parallèle avec Hérodote (-484,-425 avant J-C) quand il écrit : « La connaissance humaine, semble t-il, est semblable à une toile d’araignée : chaque fil que nous filons, chaque parcelle que nous découvrons, n’est qu’une partie d’un tout que nous ne pouvons jamais embrasser dans sa totalité ». Humilité qu’un Maçon partage sur le chantier de sa vie personnelle et collective.
Cet aléatoire, ce va et vient entre raison et désirs, entre ordre et désordre, ne peut nous conduire qu’à la tolérance qui n’est qu’un partage de l’égalité devant l’incertitude Et, si on veut, aller même jusqu’à la fraternité comme conséquence de notre liberté métaphysique trouvée ou retrouvée…
Tiens, on va même, au-delà des siècles, inclure Parménide dans notre chaîne d’union !
NOTES
– (1) Platon : Le Parménide in « Oeuvres complètes » . Paris. Ed. Flammarion. 2011. (pages 1105 à 1170)
– (2) Apeiron : Concept présenté par Anaximandre au VIe siècle avant J.C, pour désigner ce principe originel que recherchaient les tenants de l’école milésienne.
BIBLIOGRAPHIE
– Balaudé Jean-François : Le vocabulaire des Présocratiques. Paris. Ed. Ellipses. 2011.
– Bloch Raymond : La divination dans l’Antiquité. Paris. PUF. 1984.
– Bruit Zaidman et Schmitt Pantel Pauline : La religion grecque. Paris. Ed. Armand Colin. 1989.
– De Romilly Jacqueline:La Grèce antique à la découverte de la liberté. Paris. Ed. De Fallois.1989.
– Dumont Jean-Paul : Les écoles présocratiques. Paris. Ed. Gallimard. 1991.
– Dumont Jean-Paul: La philosophie antique. Paris. PUF. 1974.
– Frontisi-Ducroux Françoise : L’ABCdaire de la mythologie. Paris. Ed. Flammarion. 1999.
– Mazel Jacques : Socrate. Paris. Ed. Fayard. 1987.
– Nietzsche Friedrich : Philosophie à l’époque tragique des Grecs. Paris. Ed. Gallimard. 1990.
– Richir Marc : La naissance des dieux. Paris. Ed. Hachette. 1995. – Vernant Jean-Pierre : Religions, histoires, raisons. Paris. Ed. Maspero. 1979.
Michel, toujours aussi enrichissant, merci
Très intéressant.