La rencontre entre l’art, la philosophie politique, la nature et la Franc-Maçonnerie chez Théodore Rousseau et Pierre Leroux
« Auprès de mon arbre je vivais heureux, j’aurais jamais du le quitter des yeux »
(Georges Brassens)
Mea culpa de citer Brassens car cela pourrait faire songer à une facilité, mais le thème de notre réflexion s’en rapproche : Le musée du Petit Palais organise une exposition, jusqu’au 7 juillet, sur le peintre Théodore Rousseau (1812-1867), intitulée : « La voix de la forêt ». Formidable incursion dans la nature, principalement la forêt de Fontainebleau, refuge d’autres peintres, Jean-François Millet notamment, qui se regrouperont sous le nom d’ « Ecole de Barbizon », village où Théodore Rousseau terminera ses jours et où l’on peut toujours visiter sa maison-atelier qui est devenue une annexe du musée départemental de l’école de Barbizon.
Le peintre ne se contentera pas de peindre : très engagé dans la vie politique de son temps, il participera notamment à la défense de la nature, devenant ainsi l’un des premiers « écolo » connu, non seulement comme défenseur de ce qui faisait son champ d’inspiration, mais surtout animé par des convictions panthéistes, où l’homme n’est qu’une parcelle du tout que représente le cosmos et dans lequel il doit se reconnaître, non comme spectateur, mais comme partie-prenante. Le précurseur de l’impressionnisme écrivait : « Si je parviens par l’assimilation de l’air avec ce qu’il sait faire vivre, et de la lumière avec ce qu’elle fait éclore et mourir, à donner la vie générique à ce monde de la végétation, alors vous y entendrez les arbres gémir sous la bise qui doit les dissoudre, les oiseaux qui appellent leurs petits et crient ». Rousseau affiche une conception organique de la nature, typique du panthéisme romantique. En immergeant le spectateur dans la nature, il aspire à montrer qu’elle est un tout et que l’homme fait corps avec ce tout, dans une harmonie retrouvée.
Dans une période ou l’industrialisation se développe de façon exponentielle, une réaction mondiale se fait jour à cette époque sur l’attaque dont la nature est l’objet. C’est, par exemple, la naissance du transcendantalisme en Amérique du Nord avec l’influence du philosophe et naturaliste Henry-David Thoreau (1817-1862) et de son célèbre ouvrage de vie dans la nature : « Walden ».
Servane Dargnies de Vitry, commissaire de l’exposition, indique que Rousseau, dans la conviction de son panthéisme, fut très influencé par le critique Théophile Thoré, Georges Sand, et surtout le philosophe Pierre Leroux avec qui il partage ses idées socialistes. Ce dernier personnage a tout pour nous intéresser bien qu’il soit relégué dans l’ombre aujourd’hui.
Pierre Leroux (1797-1871), appartenant à la génération de jeunes républicains, passe pour l’inventeur du mot « socialisme ». Issu d’un milieu très modeste, il renonce à rentrer à l’Ecole polytechnique et devient typographe et est, très vite, attiré par la politique et l’écriture. Il sera, peu de temps chez les carbonari, mais décide de son autonomie dans la recherche d’une idéologie rendant le monde meilleur. Le solidarisme sera au centre de ses préoccupations et il rejettera deux doctrines qu’il juge inhumaine : le libéralisme et le communisme, bien que Karl Marx le juge génial, du moins en 1843. Après les choses se gâteront !
Il se décide de devenir journaliste et crée, en 1824, le journal « Le Globe » qu’il cédera aux Saint-Simoniens (1) chez qui il adhérera très momentanément. Il rachète alors la « Revue encyclopédique » puis fonde, avec Jean Reynaud (2) l’ « Encyclopédie nouvelle ». C’est dans ces deux journaux qu’il développe ses théories pour les rassembler ensuite en livres. Son plus célèbre ouvrage sera : « De l’humanité », en deux tomes, où il développe une « philosophie religieuse du progrès » et « une religion de l’humanité ». C’est en 1841 que se déroulera la rencontre, décisive pour sa notoriété, avec Georges Sand qui adhère à ses conceptions politiques. Ils fonderont ensemble « La Revue Indépendante ». Il crée à Boussac, dans la Creuse, une communauté qui réunit 80 personnes et fonde une imprimerie. En 1844, il devient maire de Boussac et député de la Seine à la Constituante (3). Mais le coup d’état de Napoléon III le pousse à s’exiler à Londres et à Jersey, où il fréquentera Victor Hugo.
Déclinons aussi, évidemment, la qualité de Franc-Maçon de Pierre Leroux ! Celui qu’on appelait le « philosophe hirsute » ne doit rien de sa pensée politique à son appartenance maçonnique, mais est un aboutissement, une continuité plus qu’une révélation. Il est initié le 4 avril 1848, à la loge « Les Artistes Réunis » à Limoges, à l’âge de 51 ans, alors qu’il dirige, avec son frère, une imprimerie à Boussac. En exil, il s’affiliera à la loge républicaine des « Philadelphes » à Londres, aux loges la « Césarée » et aux « Amis de l’Avenir » à Saint-Helier, dans l’île de Jersey où il est réfugié, en compagnie de ses gendres et disciples, Luc Desages et Auguste Desmoulins. En 1866, il écrit l’une de ses dernières œuvres intitulée : « Job, drame en cinq actes avec prologue et épilogue par le prophète Isaïe retrouvé, rétabli dans son intégrité et traduit littéralement », qu’il dédie « A tous les Maçons répandus sur la terre », et à ses Frères de « La Nouvelle Amitié » de Grasse. Dans cet ouvrage au titre un peu long, il critique Renan et voit en Job une image christique qui n’hésite pas à s’opposer au pouvoir absolu de Dieu, si celui-ci commet des injustices. Ce qui est l’objet du livre de Job et celui de Pierre Leroux face aux pouvoirs politiques ! Il revient d’exil à Paris volontairement après l’armistice du 28 janvier 1871, mais y décède le 12 avril, au début des événements de la Commune. Bien que réservés sur l’idéologie du socialisme utopique, les Maçons parisiens lui témoignèrent leur affection en annulant leur réunion du 14 avril 1871, pour assister à ses obsèques.
Au-delà de ses pensées politiques affirmées, Pierre Leroux était passionné par la philosophie et la théologie d’une certaine manière. Après avoir fasciné les intellectuels européens durant un temps, il fut critiqué pour l’abus de ses explications par les Triades, comme la Triade ontologique : sensation-sentiment-connaissance, d’où il fait découler la Triade : Liberté-égalité-fraternité ! Pour lui, l’homme est religieux par nature et, si son Dieu est transcendant, il est aussi immanent et se confond avec la vie cosmologique. Nous sentons là une grande influence spinoziste (« Deus sive Natura », « Dieu, donc la nature »). Il devient ainsi le précurseur de la pensée de Pierre Teilhard de Chardin et de sa conception d’un panthéisme christique en extension permanente vers la « Parousie » (4). Ce qui lui valut quelques ennuis à Rome et dans la Compagnie de Jésus !
Pour Leroux, d’ailleurs, le message de fraternité du christianisme s’accommode parfaitement avec le socialisme qu’il vient de définir. Dans ses conceptions sociales et philosophiques, sans doute comme résultante d’une forte amitié avec Georges Sand, il prend une très nette option féministe et dénonce avec vigueur le travail des femmes et des enfants (Discours du 30 août 1848 sur la limitation de la journée de travail).
Etrange rencontre entre ces deux hommes, l’un animé par la beauté du monde et l’autre par la volonté de le rendre fraternel. Deux utopistes en quête d’absolu : « Que la Beauté l’orne » et « Que l’Amour règne parmi les hommes » !
NOTES
– (1) Saints-Simoniens : Adeptes d’un courant idéologique reposant à l’origine sur la doctrine socio-économique et politique de Saint-Simon.
– (2) Jean Reynaud (1806-1863) : Philosophe et homme d’état républicain, Saint-Simonien et homme de Lettres, auteur de « Terre et ciel », ouvrage de philosophie religieuse. Il se séparera de Leroux pour des raisons théologiques : il ne partage pas ses opinions sur l’acceptation de ses convictions sur la réincarnation.
– (3) Constituante du 23 avril 1848 : Elaboration et vote du texte sur la constitution de la IIe République.
– (4) Parousie : Concept de théologie chrétienne qui désigne le retour glorieux du Christ à la fin des temps, dans le but d’établir définitivement le royaume de Dieu sur terre.
BIBLIOGRAPHIE
Bouchet Thomas : Utopie. Paris.Ed. Anamosa.2021.
Brémand Nathalie : Pierre Leroux. Les premiers socialistes. Poitiers. Bibliothèque virtuelle de l’Université de Poitiers. 2011.
Le Bras-Chapard Armelle : De l’égalité dans la différence : le socialisme de Pierre Leroux. Paris. Presse de la fondation des Sciences Politiques. 1986.
Owen Evans-David : Le socialisme romantique : Pierre Leroux et ses contemporains. Paris. Librairie Marcel Rivière et Cie. 1948.
Peignot Jérôme : Pierre Leroux inventeur du socialisme. Paris. Ed. Klincksieck. 1988.
Sensier Alfred : Souvenirs sur Théodore Rousseau. Paris.Ed. Techner. 1872.
Terrace Antoine : L’univers de Théodore Rousseau. Paris. Ed. Henri Scrépel. 1976.
Thomas Oierre-Felix : Pierre Leroux : sa vie, son œuvre, sa doctrine. Contribution à l’histoire des idées du XIXe siècle . Paris. Ed. Felix Alcan. 1904.
Ouvrage collectif : Théodore Rousseau (1812-1867)-La voix de la forêt. Catalogue de l’exposition au Petit Palais. Paris. Ed. Paris-Musées. 2024.
Ouvrage collectif : Quand les socialistes inventaient l’avenir. Paris. Ed. La Découverte. 2015.
Viard Bruno : Anthologie de Pierre Leroux, l’inventeur du socialisme. Paris. Ed. Le Bord de l’eau. « Bibliothèque républicaine ». 2007.
Merveilleux article qui éclaire toute cette période importante de la création du socialisme et des mouvements Libertaire et de l’Utopie. Les ouvrages mentionnés donnent envie de nous y replonger. Il serait toutefois bon que les auteurs ne soient pas que des théoriciens et qu’ils fassent preuve d’ouverture d’esprit. Ce qui n’est pas le cas de Thomas Bouchet dont le petit ouvrage est assez complet mais qui oublie un grand transmetteur qui a
été contraint de crypter toute son Œuvre pour cacher des événements qui auraient pu lui coûter la vie, il s’agit de GUSTAVE FLAUBERT. Lorsque j’ai voulu lui en parler, pensant l’intéresser, je n’ai rencontré que mépris et insultes, mais à 83 ans j’ai mis son attitude sur le compte d’un manque de maturité et la crainte d’être confronté à sa propre initiation, pourtant évidente ! Il préfère être un bon PERROQUET cf. FLAUBERT ! Mais comme vous pouvez le constater l’UTOPIE revient sur le devant de la scène. Je suis confiante le MONTE VERITA refait surface et je vais me rendre au LOCLE.
Vous n’avez pas mentionne