Je me pose cette question – qui revient régulièrement comme les saisons – après avoir entendu récemment dans un Congrès le discours fleuve d’un Grand Maître d’une Obédience, contenant 42 citations d’auteurs célèbres ! J’avoue que ce sont leurs successions à un rythme rapproché qui m’a incité à les compter ! Certes, les propos développés ne manquaient pas d’intérêt, mais, noyés dans les aphorismes et autres préceptes, ils devenaient une liste de prescriptions qui, au total et au final, avaient perdu, à mes yeux, toute couleur maçonnique !
Il y a tout de même quelque paradoxe à entendre en loge que « nous ne sommes plus dans le monde profane » et constater qu’un franc-maçon s’empresse d’y puiser une enfilade d’adages divers, certes tous pertinents. Et à même de créer, en l’occurrence, un joli collier de perles, pour enjoliver un discours !
Une citation, rappelons-le sans prétention aucune, peut enrichir la conclusion d’une idée dans une planche, mais pas la précéder jusqu’à en constituer le corps du raisonnement, paragraphes après paragraphes !
Un foyer de sens
Souvenons-nous du « point de départ » de la franc-maçonnerie spéculative au 17ème siècle. Elle trouve son origine, non dans les mots, mais dans la symbolique. Avec l’idée géniale de donner une signification positive à la douzaine d’outils usuels de la construction (toujours opérationnels aujourd’hui). Au vrai, un « foyer de sens », constitué par la variété de qualités morales à entretenir ou acquérir par l’Homme pour devenir meilleur !
Parmi les autres, L’équerre (du latin norma, modèle) représentant, avec la matière, la droiture, et la rectitude couplé avec le compas (du latin compasser, mesurer avec le pas) lequel figurant, avec l’esprit, la recherche et la perfection. Le premier, statique, et le second, mobile, évoquant ainsi la construction de l’homme, sont devenus l’emblème caractéristique de la franc-maçonnerie mondiale. Leur entrelacement graphique, du plus bel effet, n’est pas sans évoquer, en termes esthétiques et sensibles, une forme de poésie muette !
Dans l’esprit des créateurs, cette harmonie d’outils du bâtiment n’est toutefois pas suffisante pour structurer une société de pensée et de perfectionnement de l’Homme. Il convient alors de lui donner vie en la parant d’une histoire. A l’époque où s’impose en France une chrétienté qui guide fermement les âmes, il n’est qu’à ouvrir la Bible pour trouver le narratif (comme on dit aujourd’hui) adéquat. Il s’impose, sous la forme d’un extrait « adapté » qui devient une légende. A la fois, avec un tondeur de laine, Hiram Abif, accessoirement bronzier, métamorphosé pour la circonstance en architecte, et un édifice prestigieux, le Temple de Salomon, qui est choisi comme base centrale du récit. Lequel, remarquons-le, s’est déplacé géographiquement : de l’Europe des cathédrales, nous voici en Judée, terre du patriarche Abraham et des rois successifs y régnant. C’est elle qui est choisie pour lieu de la dramaturgie, indispensable à toute légende, avec la mort tragique d’un homme : Surgissent parmi les ouvriers bâtisseurs du Temple, trois mauvais Compagnons – symboles de l’ignorance, du fanatisme et de l’ambition démesurée – qui vont assassiner ledit architecte.
De la légende au mythe
Ainsi, avec ce support fictif, est élaboré dans le cadre dudit Temple lui-même en construction, un premier rite, conducteur cérémoniel, incluant symboliquement et progressivement les trois premiers degrés inspirés de ceux du bâtiment, Apprenti, Compagnon, Maître. La légende ayant une fin – ici la mort d’Hiram – l’histoire, si elle convient aux roturiers, apparaît toutefois un peu courte à certains membres « distingués » de la franc-maçonnerie spéculative débutante. Notamment à la gente nobiliaire et libérale qui demande pour sa part, un prolongement à ladite histoire. De la sorte, naissent au fil du temps, les Hauts Grades Maçonniques, du 4ème au 33ème degré du rite le plus important (Rite Ecossais Ancien et Accepté) pour lui donner, d’après eux, plus de consistance, plus de « corps » aussi. Mais le rite est comme le vin : ce n’est pas le degré qui fait le nectar ! Pourquoi 33 degrés ? Parce que ce nombre signifie selon les rédacteurs, soit l’âge de la mort du Christ, soit le nombre de vertèbres du corps humain.
Quoi qu’il en soit, la légende ayant une fin devient ainsi mythe (celui-ci se caractérisant par une « fin ouverte », donc extensible à volonté selon les plumes inventives). Le principe sera imité et pas moins de 150 rites (jusqu’à 99 degrés pour le Rite de Memphis Misraïm) verront le jour dans la sphère maçonnique européenne foisonnante du XVIIIème siècle ! Partant, mort au 3ème degré, l’architecte Hiram va ainsi renaître sous les traits de différents personnages au gré de cette aventure à rallonges, pour se retrouver dans l’armure de vaillants Chevaliers.
Les Croisades, un désastre politico-ecclésial
Ce sont les Croisades qui vont fournir le théâtre opérationnel à ces nouveaux acteurs. Les concepteurs de degrés des rites s’évertueront à leur donner, par le biais fictionnel, des rôles pacificateurs et non conquérants. Donc avec l’habileté de s’écarter des faits historiques au vrai peu glorieux qu’ont été en réalité ces 12 Croisades (qualifiées de désastre politico-ecclésial par les historiens !) au prétexte de défendre le tombeau du Christ ! Les règles de la Chevalerie sont la bravoure, la loyauté, la générosité, le dévouement, le courage, la courtoisie, la protection de faibles : autant de qualités que les Chevaliers en cause qu’ils soient, Croisés, Templiers, ou Teutoniques n’ont pas toujours montrées, loin de là, dans leurs expéditions guerrières (plus conquérantes que bienfaisantes !) ! Autant de vertus – quand elles sont vraiment à l’œuvre – dans lesquelles peuvent se reconnaître francs-maçons et franc-maçonnes.
Et si, justement, lesdites vertus étaient constitutives de cette « culture maçonnique » ? Non par quelque effet de miroir livresque mais dans ce don de soi – démultiplié en actions altruistes effectives – qui me fait « considérer » l’autre, non comme un rival, (donc un adversaire, un concurrent !) mais comme une partie de moi-même !
Examen et concours
A noter, pour rappel, que les Hauts Grades Maçonniques, inspirés par l’authentique Chevalerie (non dévoyée !) sont vus en Angleterre, – conceptrice de la franc-maçonnerie – comme un cheminement « à côté » (« in side degree ») des trois premiers degrés, alors qu’ils sont généralement considérés en Europe, comme une échelle hiérarchique du rite considéré à gravir, sans d’ailleurs aucune certitude d’atteindre les degrés sommitaux, pour qui le souhaite. Ce qui n’est pas sans créer d’éventuels conflits entre les Obédiences (gestionnaire des trois premiers degrés) et les Juridictions (administratrices desdits Hauts Grades). Eternelle opposition de l’examen pour les premières et du concours pour les secondes ! A chacun sa définition de la culture : Certains y entendent l’érudition, d’autres l’humanitude (chère au philosophe Albert Jacquard) .
En tout cas, la culture dite maçonnique ne devrait pas être synonyme de « frustration » dans un lieu où est portée en gloire la magnifique trilogie « Liberté-Egalité-Fraternité » ! Elle pourrait être complétée par l’humilité : Le tablier ne fait pas le tailleur de pierres ni la panoplie le Chevalier !
A chaque pays sa vision de la franc-maçonnerie depuis sa naissance. Ainsi la France est l’un des seuls où se multiplient, encore aujourd’hui, les Obédiences et Juridictions maçonniques. 180 000 membres environ se répartiraient dans une cinquantaine d’organisations, d’après un récent recensement. Sans compter les loges dites « libres » (encore parfois dénommées péjorativement « loges sauvages » !), c’est à dire indépendantes et n’appartenant donc pas à une fédération de loges.
Régularité et reconnaissance
On peut voir dans ce déploiement de l’Art Royal sur le territoire, l’expression même d’une heureuse liberté d’exercice, ce qui n’est pas le cas dans certains pays dictatoriaux ! Mais il est juste de rappeler aussi que nombre de ces obédiences sont le résultat de scissions successives dans les mouvements existants. Les plus grandes Obédiences françaises en sont l’exemple, à partir de la première qui s’est installée sur notre sol ! Théisme, Déisme, athéisme, symbolisme, humanisme, ésotérisme, solidarisme, autant de « ismes », autant de nobles thèmes identitaires choisis, autant d’obédiences …et de motifs de séparations, pour affirmer une singularité. Sans parler de :
- La mixité, pas encore totalement effective, dans le cadre associatif.
- La politique, qui pose plus ou moins ses étiquettes de tendance « droite » ou gauche » sur les obédiences.
- La « régularité », notion initiale anglaise, basée sur la croyance obligatoire en Dieu…qui institue de facto « l’irrégularité » pour les loges « athéistes ». Et donc une entrave à la liberté de conscience !
- La « reconnaissance », directement issue de la précédente, qui introduit les notions de dogmatisme, et d’adogmatisme. « Etre reconnu » ou pas, se traduit dans les loges en France, notamment, par la permission ou l’interdiction d’inter-visites des membres ! Dans cet esprit, les loges indépendantes, non reconnues par les obédiences, n’y ont évidemment pas accès. C’est regrettable !
Des faits et des réserves qui montrent que la maçonnerie, cette respectable institution de plus de trois siècles…n’a pas encore atteint sa maturité ! Tant mieux, il reste du travail à faire ! Certes, il peut ainsi être dit que ces notions « disciplinaires » de régularité et de reconnaissance – en soi une double équivoque dans un mouvement qui vante « un maçon libre dans une loge libre » – sont dues à la démultiplication des Grandes Loges, alors que la maçonnerie anglaise fondatrice n’en voulait qu’une, certes avec des « succursales », mais bâties sur son modèle !
A cette objection, une autre : Si la nature n’avait produit qu’une seule sorte de fleur (par exemple, la rose qui nous est si chère !) nous ne pourrions pas bénéficier des variétés de cette « plante-cadeau », dont les formes, les couleurs et les parfums nous réjouissent tout à la fois l’œil, l’odorat et le cœur !
D’une culture, les cultures maçonniques
L’horticulture ornementale nous ramène ici à la culture, maçonnique, en l’occurrence. Qui dit cœur, dit émotion et sentiment. Là, dans notre ressenti même, est sans doute cette fameuse « culture maçonnique » ! Qu’est-ce qu’une loge, sinon un jardin dont chacun, chacune de nous est précisément une fleur différente ?! Autrement dit, pour filer la métaphore avec une autre image, nous sommes une réunion de « romans vivants », dont chacun, chacune devient un volume, qui en feuillette et raconte une ou plusieurs pages, en s’exprimant en tenue.
Nous pensons que la raison conduit notre parole, alors que c’est fréquemment notre histoire, voire notre « mythologie personnelle », qui nous la dicte. Selon les circonstances qui nous ont formés, c’est, si je puis dire, le produit d’une culture autodidacte, générale, philosophique, littéraire, scientifique, artistique, ou encore tout simplement classique que nous verbalisons sous forme d’une planche ou d’un avis, lors du débat. Aux auditeurs, aux auditrices, de les accueillir et assimiler à leur propre histoire pour les interpréter. Au frère Orateur, à la sœur Oratrice, de synthétiser et symboliser les pensées développées et entendues au final.
Ainsi, nous pouvons dire qu’il n’y a pas une culture mais des cultures maçonniques. C’est précisément cette pluralité d’expressions orales qui, filtrées par la triangulation et la concentration terminale, permet de transformer les opinions – lesquelles ne seraient que jaillissements provisoires – en idées construites, solides et profitables.
Dans notre monde profane trop souvent influencé par le déversoir des premières à jet continu sur les réseaux sociaux, c’est des secondes, réfléchies et posées, dont nous avons tant besoin !