ven 03 mai 2024 - 13:05

Quel humanisme pour notre temps ?

Albert Valren et François Bénétin – Décembre 2023

Cette interrogation nous fut posée à mon ami Albert Valren et à moi-même, à la suite d’articles respectifs publiés dans la revue Points de Vue Initiatiques (n°204 – Juin 2022- Quel humanisme ?) avec l’objectif de conduire une réflexion à deux têtes et d’en construire un exposé à deux voix. En voici le développement.

François Bénétin  

François : Mon Cher Albert, quand on prononce le mot « humanisme », de quoi parle-t-on ?

L’humanisme classique est un universalisme

Albert : L’humanisme classique s’articule autour d’un amour de tout ce qui est humain : il suppose une culture universelle nourrie par l’ensemble des champs de l’expérience humaine et par l’ensemble des savoirs que l’humain a produits. Cette culture universelle prend le nom d’humanités : les humanités saisissent tous les domaines de la connaissance dans une perspective qui se veut généraliste. Au lieu de pousser le plus loin possible l’étude d’une science particulière, l’humaniste les cultive toutes, ce qui par ailleurs ne l’empêche pas d’exceller dans plusieurs d’entre elles.

L’humaniste est un orateur chargé de l’administration de la chose publique, ou bien il est un philosophe qui construit l’édifice d’une pensée universelle, ou encore il est un artiste dont l’œuvre produit les formes les plus remarquables de la culture. Il se distingue du commun des hommes par le caractère public de son activité : c’est un individu qui agit en vue de tous. Ses œuvres matérielles ou intellectuelles étendent le champ de leur action à l’humanité entière. L’humaniste classique agit au nom de la raison universelle, au nom d’une culture de l’humanité, au nom d’une idée de l’humain qui puisse s’appliquer à tous les individus.

Le temps de la division

François : L’époque dite des Lumières, amorça une lutte de deux siècles contre l’absolutisme et l’obscurantisme religieux, une ouverture au moins d’intention aux autres cultures, un courant de diffusion des connaissances. L’humanisme des Lumières rassemblait toutes les valeurs contenues dans les perspectives de cette pensée nouvelle.

Mais elle ouvrait aussi un obscurantisme d’une autre nature, établi sur l’idée que les valeurs occidentales devaient naturellement s’imposer à tous comme celles conduisant au souverain bien. 

Une nouvelle ère d’oppression se développa en particulier à travers le colonialisme et par ailleurs sous des formes de manifestation de l’horreur humaine telles qu’elles n’avaient pu être imaginées.

Deux-cents ans plus tard, l’expansion foisonnante des régimes autoritaires bafouent les libertés individuelles et instaurent la répression comme système de gouvernement, l’intolérance religieuse adopte pour moyen de conquête ou de reconquête le terrorisme généralisé, la puissance de diffusion mise à la portée de tous ouvre une porte médiatique sans précédent à l’intolérance, le rejet de l’autre, l’insulte et le dénigrement d’autrui et répand de ce fait une fièvre contagieuse susceptible de contaminer par aveuglement des populations.

La cristallisation de ces phénomènes porte aujourd’hui les noms de civilisation de l’individualisme, civilisation de l’indifférence, civilisation des communautarismes et la rapidité de leur fixation ne permet plus de distinguer s’ils sont des mutations pérennes ou les phénomènes éphémères de notre époque.

Nous sommes dans le temps de la division. Comment envisager que le mot « humanisme » puisse encore avoir un sens ? Cette question en appelle une autre concomitante et indissociable : Quel sens prend le concept d’universalisme ?

Thème privilégié de la réflexion maçonnique, dans un monde qui n’est pas comparable à celui des perspectives du XVIIIème siècle et dont les caractéristiques sont : diversité, contradiction et oppositions des cultures, des organisations sociales, des doctrines politiques, des conceptions spirituelles.

Nous sommes entrés dans le monde de la singularité, mais le poids pour un occidental de sa propre culture qui lui sert de moule, occidental tel que nous le sommes ici en majorité, rend difficile pour lui de cerner la notion de singularité.

L’ambiguïté du mot « humanisme »

Albert : Mon Cher François, votre inquiétude est légitime, mais sans doute faut-il aller plus loin et, à partir de cette inquiétude, découvrir des perspectives plus authentiques de ce qui constitue véritablement l’humanisme.

Mais cet humanisme nous parle-t-il encore ? Résiste-t-il à notre temps ? Quelle définition universelle de l’humain et de la culture peut prévaloir aujourd’hui devant l’affirmation de la diversité des manières d’être humain ? Le tout de l’humanité paraît réducteur devant les expressions diverses de ceux qui la composent.

Le mot « humanisme » est blessé par l’histoire : l’édifice des arts et des sciences n’empêche pas le déploiement de la violence ; la proclamation de la dignité de l’homme n’empêche pas que des groupes humains soient niés dans leur humanité ; l’amélioration des conditions de vie matérielles assuré par le progrès des sciences et des techniques n’empêche pas le développement de moyens de destruction.

Le radical « humain » dans le mot « humanisme » est lui-même biaisé. L’humain ne peut plus être aujourd’hui considéré comme une créature d’exception : il est saisi au contraire dans un ensemble organique, dans une écologie où son empreinte est remarquable. Il fait partie d’un tout qui le dépasse et qu’il ne parvient à comprendre qu’imparfaitement. Son intelligence et ses savoir-faire se mesurent à l’intelligence et aux habiletés d’autres espèces tout aussi remarquables dans leurs particularités. L’humain aujourd’hui n’est plus le symbole d’un accomplissement qui justifierait sa supériorité dans la nature. Il est une singularité parmi d’autres singularités. Dès lors, comment aimer tout ce qui est humain sans aimer d’un même mouvement les dehors de l’humanité ? Le mot « humanisme » suffit-il à rendre compte de cet amour plus vaste auquel nous sommes invités ?

Je crois d’ailleurs, Mon cher François, que vous voulez nous parler d’un homme remarquable qui nous a apporté un regard saisissant sur l’humanisme et justement sur sa singularité.

Le temps de la singularité

François : Un texte paru en espagnol à Cuba, puis en anglais à New-York en 1939 et ensuite en France intitulé « Cahier d’un retour au pays natal » dont l’auteur est Aimé Césaire, a cristallisé une nouvelle conception à laquelle nous pouvons donner ici le nom de singularité, tout en précisant qu’elle ne fut pas ainsi baptisée à l’époque.

L’œuvre d’une quarantaine de pages a été célébrée comme une charte de la « négritude » et de l’anticolonialisme. Aimé Césaire est ainsi devenu un penseur de référence politique, social et philosophique, instituant une « idéologie de la négritude » ancrée dans l’histoire postcoloniale. Mais ce serait réduire la compréhension du texte d’Aimé Césaire que de s’en tenir là. Le texte d’Aimé Césaire est un texte poétique. Il faut lire le texte comme un poème. La pensée de la « négritude » n’est pas une philosophie illustrée par le poème. La « négritude » naît de l’acte poétique et cet acte poétique revêt une signification politique.  

La « négritude », c’est une condamnation de la raison européenne. Aimé Césaire découvre sa peau noire à Paris. La protestation d’Aimé Césaire, c’est la protestation contre l’attitude dite essentialisme. Cette attitude réduit toute entité à une ou des catégorisations comme : c’est un bourgeois, c’est un Sicilien, c’est une midinette, c’est un Juif, c’est une intello, c’est un noir, etc. La pensée essentialiste présente l’inconvénient de générer de nombreuses idéologies réductrices, discriminatoires, racistes ou extrémistes. Ce que nous apprend Aimé Césaire est dans la description de son identité : Il a la peau noire, il est des Caraïbes, il est Français, il est ce qu’il a appris en France, il est les racines de toute l’Afrique depuis les temps les plus anciens et il est également l’Europe. Mais il n’est pas la créolité (« Ma créolité, disait-il, je la laisse à Joséphine de Beauharnais. »), il n’est pas un musicien noir de jazz, il n’est pas le bon nègre à son bon maître, il n’est pas le folklore des Antilles, Il éclate hors de toutes ces définitions. Il est plus que cela. « Je suis plus que ce qu’on me dit », dit-il, « Je suis plus que ce que je sais. »  Nous sommes au-delà des masques de peau. Le masque est là, certes. Je suis dans une dimension universelle : le monde de l’Afrique, le monde de l’Europe, je suis tout ça. J’assume cette totalité. Il n’y a pas un bout de monde qui ne porte ma trace. Ma revendication : « je sais maintenant qui je suis et j’en suis fier. » Je dis à l’occident : « nous vous haïssons, vous et votre raison. » « Je suis l’Universel pour ceux qui ont la bouche close. » et entre nous : « il y a quelque chose qui nous unit : être résistant ! »

La question du particulier et de l’universel est posée. Elle débouche sur un paradoxe : « C’est en étant le plus particulier qu’on est le plus universel. » Quelle est l’articulation entre ce que l’on est et l’universel ? Comment l’idée d’universalisme peut-elle convoquer toutes les singularités ? Singularités individuelles, singularités de cultures, singularités d’organisations sociales, et d’organisations politiques, singularités spirituelles ?

Peut-être la formule d’Aimé Césaire s’adresse-t-elle au monde entier comme fondement de l’universalisme : « Être résistant ! C’est-à-dire être résistant pour garantir à chacun ‘’la liberté d’être qui il est’’ ». 

Quel vaste chantier exaltant autant qu’illusoire serait une telle perspective pour le monde ? Ce serait également une belle perspective pour la franc-maçonnerie, mais quels moyens seraient les siens ? Quelles actions pourrait-elle envisager ?

Or, me semble-t-il, on ne peut aborder la question « Quel humanisme pour demain ? » sans poser celle de la problématique de l’universalisme et celle du passage de la singularité à l’altérité.

Mais, je parle, je parle, et je crois que vous avez sur le sujet des éclairages qui élargissent notre réflexion à des dimensions saisissantes.

Un humanisme ouvert à l’altérité des cultures

Albert : Ouvert à la diversité des mentalités, l’humaniste reconnaît l’altérité des cultures et des modes d’être des différents peuples à la surface de la terre. Ainsi, Montaigne regarde le cannibale du Nouveau Monde comme un miroir tendu à la violence qui s’exerce sur le Vieux Continent. De ces autres ou de mes proches, qui sont les barbares ? Ceux qui mangent la chair de leurs ennemis selon le rite, ou bien ceux qui ensanglantent cruellement villes et villages ?

Contemporains des grandes explorations, l’humanisme renaissant puis l’esprit des Lumières dont hérite notre modernité sont sensibles aux regards portés sur le voyageur par des peuples éloignés. Aux yeux d’un Indien d’Amérique venu en France en ambassade, rapporte Montaigne, notre roi n’est qu’un enfant au milieu de ses ministres plus âgés que lui. Dans le regard de Bougainville et de certains des compagnons de voyage qui naviguent avec lui jusqu’à Tahiti dans les années 1760, les mœurs tahitiennes, par les libertés qu’elles semblent manifester, remettent en question l’édifice des prescriptions et des interdits moraux sur lesquels la civilisation européenne a cru régler les comportements. Plus tard, dans les années 1930, séjournant auprès des Tupinambas de la forêt brésilienne, Claude Lévi-Strauss apparaît comme un sauvage aux yeux de ces hommes et de ces femmes nus parce qu’il porte la barbe. Le regard de l’humaniste s’ouvre au contact de l’autre. Dans le regard de cet autre, il se découvre autre lui-même. L’humaniste apprend à se connaître soi-même dans la différence, comme partie d’un monde marqué par la pluralité.

Un humanisme ouvert à plusieurs formes de rationalité

Albert : La pluralité du monde ne concerne pas seulement les mœurs, mais aussi les modes de pensée et d’action, c’est-à-dire les manières d’appréhender le monde, de construire le réel. Reconnaître la pluralité des modes de pensée et d’action, c’est reconnaître d’un même mouvement que le réel est multiple. La rationalité n’est pas réductible à l’exercice de la Raison, force motrice opposée à « l’imagination maîtresse d’erreur et de fausseté, puissance fondatrice de civilisation et opposée à une « mentalité primitive » fantasmée par des anthropologues aveuglés par les biais de leurs propres démarches intellectuelles. La reconnaissance de la pluralité du monde conduit vers la prise en compte de plusieurs formes de rationalité qui impliquent des catégories de pensée diverses et presque inimaginables avant de les avoir rencontrées.

Vous-même, mon cher François, je crois que vous avez quelques propos différemment composés sur l’altérité.

Le temps de l’altérité

François : Passer de la singularité à l’altérité, c’est passer de la reconnaissance de l’autre dans sa totalité et dans sa liberté à comment tourner mon regard vers cet autre. Cette question simple dans son énoncé « Comment tourner mon regard vers cet autre » est complexe dans son développement et jalonnée d’impasses. L’expression « tourner mon regard vers cet autre » est formulée ici en écho aux idées d’Emmanuel Lévinas. Lévinas estime que, compte tenu de l’altérité de l’autre, les voies de réalisation de l’homme passent par la connaissance, mais qui reste une voie partielle et par la sociabilité, voie complète. Cette voie de la sociabilité repose sur le regard et le visage. L’Autre est visage et il faut l’accueillir. Le regard porté à ce visage crée la véritable rencontre avec l’autre. Puis, de cette rencontre naît un engagement réciproque : après avoir découvert autrui dans son visage, je découvre que je suis responsable de lui.

L’idéal de Lévinas est magnifique. Elle pourrait porter le nom de fraternité, la vraie fraternité, celle convertie en actes et sacrifices. Mais l’idéal de Lévinas comme celui d’une fraternité totale sont des idéaux difficilement atteignables.

L’Autre ici nommé est-il UN ou multitude ?

Quelle attitude adopter quand l’Autre est multitude ?

Quelle attitude adopter quand les valeurs, les principes, les règles de vie, l’absence de considération pour les humains et l’humanité sont, chez l’Autre, intolérables ?

« Il faut être tolérant, mais il y a de l’intolérable ! » nous disait Jean d’Ormesson.

Mais vous Albert, qui n’avez pas de limites, vous allez encore plus loin. Vous êtes gonflé !

Un humanisme ouvert aux formes du vivant

Albert : Allons plus loin, puisque l’humanisme ne peut plus se réduire aujourd’hui à la seule relation de l’humain à lui-même. L’étude encore récente des comportements animaux produit des résultats remarquables. Certains d’entre eux semblent posséder des facultés qui les rapprochent de nous, humains. Dans l’océan Pacifique, au large du Japon, un poisson réalise une danse nuptiale. Il balaie le sable de ses mouvements ondulatoires et répétitifs. Ce faisant, il trace des lignes sur le sol et creuse de petits trous dans le sable. Une fois sa danse achevée, apparaît alors sur le sol un tracé circulaire constitué de formes symétriques : le poisson-globe a dessiné une rosace au centre de laquelle il ira déposer quelques coquillages. Cette œuvre géométrique a été tracée sans compas et sans le recul nécessaire à l’œil pour percevoir sa régularité. Elle paraît rapprocher ce poisson de nous, apprentis géomètres. Pourtant, que pouvons-nous savoir de la manière dont le poisson-globe perçoit son dessin ? Que pouvons-nous savoir de la façon dont il éprouve dans son corps l’art du tracé, lui qui a des nageoires et non des mains ? Que pouvons-nous connaître de cette altérité, sinon qu’elle contient une part d’inconnaissable parce que notre corps et celui de ce poisson, le réseau neuronal de notre intelligence et le réseau de la sienne sont si intimement différents ? Peut-être d’ailleurs cette différence apparemment évidente nous aveugle-t-elle sur un « nous » qu’il serait possible d’énoncer, incluant nos deux altérités ?

Alors, mon cher François, l’humanisme : espérance ou désespérance ?

Humanisme : espérance ou désespérance ?

François : Est-il possible de construire un monde où, étape par étape, la considération de l’Autre, dans son altérité, puisse évoluer ? Il faudrait pouvoir, selon la belle expression du Passé Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil de France, passé à l’Orient éternel, Albert Chevrillon, « Construire le monde par l’intelligence ! » et sans doute cela passerait-il par un projet d’éducation des hommes et un projet de connaissance. Mais il faut bien trouver un tant soit peu de longueurs d’onde communes à défaut de valeurs communes.

« La belle affaire ! Et vous faites comment ? » Me répondra-t-on et on aura raison.

Dans le monde de demain, puisqu’il s’agit de réfléchir sur « Quel humanisme pour demain ? », tous les voyants sont au rouge. Force est de constater le naufrage du monde, non pas celui qui découle de causes matérielles ou naturelles, mais celui qui découle de la multiplication, de l’essor et du succès des dictatures, celui qui découle d’une accélération non maîtrisable de techniques elles aussi non maîtrisables, qui, si elles peuvent enrichir l’homme en lui ouvrant des chemins de connaissance illimitée, génèrent par ailleurs la manipulation, l’endoctrinement et l’obscurantisme à l’échelle mondiale. Symboliquement, cela ressemble à la destruction d’un temple, et, pour reprendre une ancienne expression d’Edgar Morin, cela provient « d’un manque de réflexivité du monde. »

L’espérance d’un nouvel humanisme ?

François : La réflexivité ! et, associée à la réflexivité, la pensée complexe, telle que justement Edgar Morin nous les propose depuis plusieurs décennies. Voilà une voie porteuse d’espérance.

La réflexivité, c’est l’idée d’une démarche par laquelle je m’interroge moi-même (comme je me regarde dans un miroir) et où je suis interrogé par autrui (qui me renvoie ainsi une image) sur mes propres actes et mes propres discours. Un stade du miroir, en quelque sorte, avec son corollaire immédiat de prise de conscience de l’identité-altérité, de la relativité d’un point de vue particulier et des observations que ce point de vue permet ou ne permet pas de proposer en partage. En fait, c’est une opération profondément humaine et sociale, vécue régulièrement par tous les humains, mais qui peut être annihilée par le sentiment de posséder une autorité puissante, laquelle impose dès lors de façon unilatérale et sûre d’elle, sans remise en question, un point de vue et une vision des choses.

Ce sentiment d’autorité puissante, sa concrétisation légale ou reconnue comme légitime par ceux qui l’exercent – voire ceux sur qui elle s’exerce – se développent dans divers secteurs de la vie sociale, religion ou politique souvent, enseignement et recherche scientifique aussi, qui ont partie liée : éducation et science sont souvent instrumentalisées par les pouvoirs politiques ou religieux ; les convictions de tous ordres orientent toujours les activités d’enseignement et de recherche, même inconsciemment et c’est précisément là que se pose le problème de la place de la réflexivité, de façon aiguë.

Si je me regarde dans la glace, ne suis-je pas cet être de pouvoir et d’autorité absolue avec mes valeurs que je crois universelles, ma morale dont je crois les principes comme évidents au bon sens de tous les autres, mes condamnations de ce que je crois haïssable chez l’Autre et sa communauté ! L’obscurantisme que je vois partout n’est-il pas d’abord le mien ? C’est effrayant !

Ainsi, ce n’est pas une nouvelle philosophie de l’Autre qui est à construire, ce qui est à construire, c’est à la fois une nouvelle Connaissance de l’Autre hors des préjugés et des jugements et un nouveau regard porté sur l’Autre hors des a priori liés à ma culture, mon contexte, mes opinions, ma morale et mes croyances.

En ce sens cette démarche résonne comme un écho à celle de l’humanisme de la Renaissance, qui prôna le développement d’une Connaissance à partir des textes anciens en allant vers l’origine de ces textes et qui exalta la liberté de conscience et la liberté de se faire une opinion par soi-même hors des interprétations religieuses chrétiennes de l’époque.

En fait, mon cher Albert, n’y a-t-il pas au terme de notre réflexion une voie qui conduit vers un certain enchantement ?

Une éthique de l’émerveillement

Albert : L’esprit de l’humanisme me paraît fondé sur une éthique de l’émerveillement : se merveiller, en ancien français, c’était s’étonner, se laisser surprendre. Cela pourrait être reformulé par : être sensible à ce qui se présente, accueillir celui qui vient. De « ce qui vient » il n’y a qu’un pas vers l’aventure, vers ce qui advient. Il devrait y avoir dans l’humanisme, plutôt que l’aspiration à une maîtrise, une forme de déprise. Au lieu de circonscrire le champ de l’universel, au lieu de reconstituer l’unité fantasmée des origines ou l’unité attendue à la fin des temps, un humanisme pour notre temps présent cheminerait vers le multiple et vers l’inattendu. Contre une doctrine qui tendrait à donner à l’histoire humaine un sens unique lié à la domination d’une seule manière d’habiter le monde, fût-elle nommée progrès, l’humanisme devrait se fonder sur l’écoute et la considération de la diversité des modes de relation au monde. À l’humanisme classique qui parlait « au nom de » et de ce fait « à la place de » en invoquant l’universalité d’un discours porté par des valeurs abstraites, il me semble que notre temps doit répondre par un humanisme porté à « parler avec ».

François : Je vous interromps un instant, Albert. Dans son excellent livre Americanah qui raconte l’aventure de sa vie depuis les Etats-Unis au Nigéria, son pays d’origine, Chimamanda Ngozi Adichie déclare : « En descendant de l’avion à Lagos, j’ai eu l’impression d’avoir cessé d’être noire. »

Que pensez-vous de cette exclamation ?

Un humanisme ouvert aux singularités des situations individuelles

Albert : Pour comprendre le racisme il n’est pas besoin d’en avoir été soi-même victime, pourtant la parole d’une victime du racisme est irréductible. La lutte pour l’égalité au nom de laquelle tout individu peut s’engager contre le racisme ne rend pas compte de la situation particulière de celle ou de celui qui l’éprouve dans sa chair. À l’intersection des expériences de vie se situent d’autres singularités. Issu de la classe ouvrière, une victime de racisme fait aussi l’expérience du mépris de classe. Mais les stéréotypes attachés aux travailleurs étrangers ne sont pas identiques à ceux qui s’attachent à de riches étrangers. Si cette personne est une femme, elle aura à faire face à la misogynie. Mais la misogynie ne s’exprime pas de la même façon dans tous les milieux sociaux, et les préjugés à l’égard des femmes mêlés de racisme prennent eux-mêmes des expressions particulières.

La possibilité de dire « nous »

Albert : Ainsi, si l’humanisme est un universalisme ouvert à l’altérité, c’est vers le particulier qu’il doit tendre, et il doit pour cela tendre l’oreille aux situations concrètes qu’un discours de valeurs ne permet pas d’appréhender dans la spécificité du vécu qu’elles impliquent. Parler avec, c’est entrer en dialogue avec la parole de l’autre sans la réduire à la généralité d’un universalisme qui rapporterait toute expérience humaine à des catégories de pensée abstraites de l’expérience. Parler avec, c’est par conséquent savoir faire place au langage de l’autre en ayant conscience que mon propre langage n’en est pas l’équivalent exact. Dès lors, parler avec, c’est parler ensemble de deux voix différentes. Comme celui des premiers temps, l’humanisme dont je développe ici l’idée est en quelque sorte un art de la traduction.

La relation d’altérité suppose qu’il est possible de dire « nous », mais aussi que ce « nous » n’est pas préalablement défini, et plus encore que ce « nous » puisse contenir une part toujours insaisissable. Nous, peuples du monde aux cultures non superposables ; nous, êtres vivants aux corps et aux expériences dissemblables ; nous, individus singuliers qui communiquons sans que nos propos ne se recouvrent jamais tout à fait.

Mais mon cher François, il est temps, je crois, de nous approcher d’une sorte de conclusion. Je crois que vous en avez trouvé une dans les propos d’une femme remarquable, Madame Mireille Delmas-Marty

L’humanisme pour demain a besoin d’une boussole commune

François : Madame Mireille Delmas-Marty, professeur honoraire au Collège de France, membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, plaidait pour un changement de regard sur la mondialisation, pour un nouvel humanisme juridique

« J’oppose volontiers la pensée dynamique à la pensée dogmatique, rejoignant ainsi la « pensée du tremblement », qui n’est selon Edouard Glissant « ni crainte, ni faiblesse, mais l’assurance qu’il est possible de durer et de grandir dans l’imprévisible ». Elle oscille donc, d’un point à l’autre, d’un dogme à l’autre, d’un vent à l’autre. Car la mondialisation crée des tourbillons de vents contraires. Elle invoquait l’idée d’une boussole des possibles.

« Nous avons besoin d’une boussole commune, disait-elle encore en 2019, afin d’affronter l’inconnu et continuer à vivre dans une époque incompréhensible ? »

En conclusion, et en suivant toujours les propos de Mireille Delmas-Marty,

Nous avons plus que jamais besoin d’une régulation par le droit à l’échelle mondiale : il nous faut un droit souple, pluriel et dynamique, instable mais stabilisé par référence aux différents courants de l’humanisme, car pour que l’harmonie soit acceptable par tous, elle doit s’inspirer d’une vision pluraliste. A la notion d’ordre juridique se substitue celle du « pluralisme ordonné ». Loin d’opposer l’universel et le particulier, on peut les conjuguer, en un ordonnancement qui porte et prolonge la pluralité des visions de l’universel. C’est ainsi que la boussole des possibles élève, au-dessus du grand désordre des vents de la mondialisation, une « spirale des humanismes ». Comme si ces diverses visions, alternant l’individuel et le collectif, s’enroulaient sans fin autour d’un axe pour former une spirale qui symbolise la permanence de l’être à travers son évolution

Construire le monde par l’intelligence pour faire émerger une boussole commune à l’humanité, tel pourrait être la dynamique d’un humanisme pour demain.

Mon Cher Albert, je vous laisse le dernier mot.

La diversité intrinsèque à la pratique maçonnique

Albert : Un rite maçonnique est une composition de symboles qu’ordonne le déroulement d’une cérémonie. Ces symboles, issus pour partie des métiers de la construction, sont réinterprétés par le rite en étant placés dans un ensemble qui inclut des références à d’autres traditions. La pratique maçonnique se détache ainsi de l’exercice du métier de maçon en donnant aux outils de construction un sens nouveau de nature spirituelle. Elle partage ce cheminement avec les arts martiaux qui apparaissent quand l’art de la guerre est devenu moins nécessaire, les gestes et les armes de combat étant alors traduits pour devenir les figures d’un exercice spirituel.

La spécificité de l’édifice rituel en franc-maçonnerie est sa diversité intrinsèque. Le rite est composite : il puise à plusieurs sources qui à leur origine peuvent être étrangères les unes aux autres. Les références du rite sont potentiellement illimitées, aussi c’est dans l’exercice de ses cérémonies que chacun peut en éprouver la cohérence. Celui qui a été reçu selon un rite maçonnique s’est vu transmettre un corpus de symboles avec la charge de les travailler selon sa sensibilité propre.

La pratique maçonnique inscrit donc en chacun une part d’altérité. Faisant accueil à cette altérité, l’initié est de toutes les traditions de pensée sans être d’aucune en particulier. Le rite est un point d’ancrage. Réciproquement, en exprimant sa propre compréhension du rite, chacun apporte dans une cérémonie maçonnique l’esprit qui est le sien, qui la colore de manière singulière et inattendue. S’il est un lieu où il est possible qu’un « nous » ne soit pas la réduction des particularités à quelque chose de commun, mais la composition d’une assemblée autour d’une parole en partage, une loge maçonnique est peut-être ce lieu. L’humanisme peut y être vécu sous cette forme.

La franc-maçonnerie et le monde du dehors : un point aveugle

Si l’on admet qu’une loge, et à plus forte raison une obédience maçonnique, est une assemblée composite où les convictions de chacun ne sont pas destinées à être réduites à une prise de position commune, alors il n’est pas certain que les loges ni les obédiences aient une parole à adresser au monde : en quel nom s’exprimeraient-elles ?

Cependant, dans l’enceinte de ses murs ou sur les pages d’une revue, une loge et à plus forte raison une obédience peut être une terre d’accueil de la diversité et porter haut des voix dissonantes et contradictoires qui plutôt que de s’annuler mutuellement se complètent comme les pierres d’une mosaïque.

François : Ne seriez-vous point dans l’attente de quelque chose, comme un discours fondateur ou une proclamation fondatrice qui émergerait de l’expression maçonnique et s’étendrait au monde ?

Albert : A défaut de proclamation d’un texte fondateur, que diriez-vous d’offrir à nos amies et amis de ce soir un joli poème qui parle d’humanisme ?

François : Oh !… Je crois deviner ce à quoi vous faites allusion. C’est une excellente idée ! Je suis prêt à vous suivre.

Albert : On y va ?

François : On y va !

Ma Loge mère

Albert :Il y avait Rundle, le chef de station,
Beazeley, des voies et travaux,
Ackman, de l’intendance,
Dankin, de la prison,
François :Et Blake, le sergent instructeur,
Qui fut deux fois notre Vénérable,
Et aussi le vieux Franjee Eduljee
Qui tenait le magasin « Aux denrées Européennes ».
Albert :Dehors, on se disait : « Sergent, Monsieur, Salut, Salam ».
Dedans c’était : « Mon frère », et c’était très bien ainsi.
François :Nous nous réunissions sur le niveau et nous nous quittions sur l’équerre.
Moi, j’étais second diacre dans ma Loge-mère, là-bas !
Albert :Il y avait encore Bola Nath, le comptable,
Saül, le juif d’Aden,
Din Mohamed, du bureau du cadastre,
François :Le sieur Chucherbutty,
Amir Singh le Sikh,
Et Castro, des ateliers de réparation,
Le Catholique romain.
Albert :Nos décors n’étaient pas riches,
Notre Temple était vieux et dénudé,
Mais nous connaissions les anciens Landmarks
Et les observions scrupuleusement.
François :Quand je jette un regard en arrière,
Cette pensée, souvent me vient à l’esprit :
« Au fond il n’y a pas d’incrédules
Si ce n’est peut-être nous-mêmes ! Car, tous les mois, après la tenue,
Nous nous réunissions pour fumer
Albert :Nous n’osions pas faire de banquets
De peur d’enfreindre la règle de caste de certains frères.
Et nous causions à cœur ouvert de religion et d’autres choses,
Chacun de nous se rapportant
Au Dieu qu’il connaissait le mieux.
François :L’un après l’autre, les frères prenaient la parole
Et aucun ne s’agitait.
L’on se séparait à l’aurore, quand s’éveillaient les perroquets
Et le maudit oiseau porte-fièvre ;
Albert :Comme après tant de paroles
Nous nous en revenions à cheval,
Mahomet, Dieu et Shiva
Jouaient étrangement à cache-cache dans nos têtes.
François :Bien souvent depuis lors,
Mes pas errant au service du Gouvernement,
Ont porté le salut fraternel
De l’orient à l’Occident,
Comme cela nous est recommandé,
Albert :De Kohel à Singapour
Mais combien je voudrais les revoir tous
Ceux de la Loge-Mère, là-bas !
François :Comme je voudrais les revoir,
Mes frères noirs et bruns,
Et sentir le parfum des cigares indigènes
Albert :Pendant que circule l’allumeur,
Et que le vieux limonadier
Ronfle sur le plancher de l’office.
François :Et me retrouver parfait Maçon
Une fois encore dans ma Loge d’autrefois.
Albert :Dehors, on se disait : « Sergent, Monsieur, Salut, Salam ».
Dedans c’était : « Mon frère », et c’était très bien ainsi.
François :Nous nous réunissions sur le niveau et nous nous quittions sur l’équerre.
Moi, j’étais second diacre dans ma Loge-mère, là-bas !
 Ma Loge Mère
Rudyard Kipling

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