Au début du troisième millénaire, « la tonalité maçonnique » a incontestablement changé. Les hommes et les femmes qui demandent l’entrée du Temple semblent beaucoup moins préoccupés par le « croire » et le surnaturel. Bien mieux informés que je ne l’étais en arrivant en maçonnerie – j’approuve tout à fait à la fois leur culture actuelle et leur curiosité – ils ne font pas toutefois une « fixette » sur le passé de l’Art Royal ! Les figures et valeurs d’antan sont respectées mais non vénérées.
Il n’y a pas d’offense à constater que les pionniers – qui nous ont passé les commandes d’une belle entreprise humaniste – sont maintenant dans cet autre monde, que nous appelons « l’Orient éternel », où ils méritent d’être laissés en repos bien mérité !
Les mots du vocabulaire précité aussi, changent lentement de sens. L’initiation, n’est plus perçue aujourd’hui comme une grâce, (donc une faveur impliquant quelque soumission) fut-elle divine, voire mystique ou magique pour certains – qui serait spécifique à la franc-maçonnerie – mais un classique « rite de passage » dont le protocole ancestral, signifie symboliquement, nous le savons, la mort à un temps de vie et la renaissance à un autre (et non une résurrection !). L’initiation, en tant qu’ouverture d’un chemin, n’est pas en soi un commandement, ni un itinéraire à suivre, mais une carte routière ! Il est bon d’insister sur ce point, souvent oublié ou occulté : Si cette initiation est symboliquement reçue d’un « passeur », il convient d’être conscient que, en même temps que le relais s’effectue, chacun (e) s’initie soi-même. C’est à dire que l’initié (e) qui s’engage sur la voie maçonnique s’impose à la fois des devoirs (moraux et citoyens) et, en adulte qu’il (qu’elle) est, se donne des justes droits ( savoir dire oui, savoir dire non) dans son exercice. L’initié (e) est un franc-maçon, une franc-maçonne responsable. Et non une personne soumise. Observer et évaluer, garantir et décider, accepter ou refuser, sont autant « d’opérations » qui constituent la responsabilité. Tout le contraire de subir ou supporter ! La tolérance trop longtemps prônée par une franc-maçonnerie indulgente est aujourd’hui limitée par l’intolérable. Aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur !
Il est dans la nature de l’homme, animal social – ne pouvant assujettir son milieu – de chercher à dominer ses semblables. La franc-maçonnerie, organisation humaine, n’échappe pas à ce phénomène. L’autorité, l’ascendance, la puissance, l’influence, l’emprise, les mots affluent pour désigner la possibilité d’agir sur quelqu’un ou quelque chose. Ils se résument en un seul, qui renforce souvent le sentiment d’exister (ou même de surexister !) chez le « désirant » : LE POUVOIR. Nous ne pouvons faire l’économie d’évoquer cette réalité dans le cadre maçonnique !
La franc-maçonnerie est le reflet des époques qu’elle traverse. Au siècle précédent, le livret d’instruction reçu lors de mon élévation à la maîtrise – soigneusement conservé (1987) – m’indiqua que le dessein de ce degré était le combat contre l’ignorance, le fanatisme et la superstition. Aujourd’hui, signe du temps, sur le même document l’ambition « déréglée » a remplacé la superstition, en tant que défaut – avatar de la religion – à éliminer.
Au vrai, l’ambition a un double sens. Le premier indique une pulsion axiale, cette force psychique inconsciente, présente en chacun de nous, qui nous pousse à croître, à nous perfectionner, à persévérer dans notre être. Il s’agit de notre capital énergétique : il dépasse même notre instinct de conservation. Il est donc tout à fait normal, sain même, d’avoir de l’ambition, en termes de progression personnelle.
En revanche son deuxième sens, pointe la démesure qui peut saisir un être, et rejoint notre propos ci-dessus : le désir ardent de dominer, de prendre un pouvoir, d’obtenir des avantages, de s’imposer. Peu importe si c’est au détriment des autres qu’il s’agit alors d’écarter, voire de mépriser ! Pour faire image, cette ambition nocive, est à la fois, métaphoriquement, liquide et solide. Liquide, elle est le carburant de la vanité, la « substance empoisonnée », qui propulse les carrières personnelles, notamment en entreprises ! Solide, c’est un système de conditionnement – le pouvoir précité – qui organise une structure. Les membres du groupe, avides de récompenses (flatteries, honneurs, signes distinctifs, appellations pompeuses) se soumettent à ce que le neurobiologiste et philosophie Henri Laborit, nomme les « hiérarchies de dominance ». Se construit ainsi, adossé aux composantes des faiblesses humaines (convoitise, besoin de reconnaissance, jalousie) le rapport dominant/dominé, qui conduit à l’inféodation, donc à l’infériorisation. Il est judicieux d’écouter ce Professeur : Il a beaucoup travaillé sur le conditionnement, cette forme perverse de pouvoir.
« Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent et tant que l’on n’aura pas dit que jusqu’ici cela a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chance qu’il y ait quoi que ce soit qui change. » (Commentaire d’Henri Laborit dans le film « Mon Oncle d’Amérique d’Alain Resnais – 1980)
Une longue phrase à méditer. L’ambition démesurée de certains membres des loges – assoiffés de parures ( la « cordonite ») et du regard de l’autre, rime avec la domination précitée. Celle-ci boute alors la franc-maçonnerie, hors de son champ initiatique. Et, à l’évidence, la détourne de l’un ses « credo » majeurs : l’humilité !
Des mots aux faits
Initié (e). Qui dit Initiation, dit Initié (e).
« Etes-vous franc-maçon ? »
« Mes frères et mes sœurs me reconnaissent comme tel ! »
Cet échange rituel n’est évidemment pas suffisant comme réponse. Au delà des mots, il s’agit de se connaître et reconnaître soi-même ! Ce qui permet d’être et vivre à sa place ! La franc-maçonnerie propose une méthode de vie pratique basée sur la production de concret à partir de la fiction. Autrement dit, est-ce que j’aime la poésie, les mythes et les légendes ? Est-ce que les métaphores, les allégories et le symbolisme « me parlent » ?! Comme de pain et d’eau, j’ai besoin de récits et de contes pour vivre. Mais mon imaginaire me donne-t-il envie de rencontrer l’autre, de partager, de m’enrichir de lui et de l’enrichir, de penser et de bâtir en commun ? Voilà ce que signifie d’abord le mot « initié » : celui qui est informé de lui-même, de ses désirs, de ses capacités. Celui qui veut du pouvoir, oui, mais pas pour dominer. Pour donner et recevoir! L’initiation vise la maîtrise de soi. Pas des autres ! Comme au tir à l’arc, il s’agit d’atteindre le centre. Son propre centre.
Tradition. Il n’y a pas de poétique sans valeurs. L’Art Royal a trouvé les siennes à sa façon dans une suite de traditions qui en sont porteuses (Traditions biblique, égyptienne, gréco-romaine, ésotérique, kabbalistique, alchimique, compagnonnique, chevaleresque). Que ces traditions soient des doctrines et des pratiques répétitives, qu’on les nomme coutumes, habitudes, folklores, elles sont des traces dans le temps des activités et mouvements humains. Mais en aucun cas des vérités ! Le mot Tradition vient du traditio, transmettre. Cette transmission s’opérant généralement par la parole ou l’exemple – donc la réflexion, l’imagination – il y a forcément transformation, amélioration, progrès de la « chose transmise », annonce même parfois d’une nouveauté, qui remplace la précédente. Elle devient ainsi un savoir, une préscience. Ainsi sont nées, progressivement, les « sciences de l’homme », par définition, observatrices des cultures humaines. Philosophie, linguistique, anthropologie, psychologie, psychanalyse, analyse transactionnelle, programmation neurolinguistique, autant de « sciences naturelles », auxquelles s’ajoute l’histoire. Celle-ci fait entrer de plain-pied la franc-maçonnerie dans ces sciences humaines. D’autant que, grande emprunteuse, elle les utilise largement avec bonheur. On peut dès lors s’étonner que nombre de maçons – nourris que d’un symbolisme excluant – écartent encore ces sciences de leur « chemin initiatique » au XXIème siècle ! Or, ce n’est pas de reconnaissance entre obédiences – futilité corporatiste – dont la franc-maçonnerie d’aujourd’hui aurait vraiment besoin, mais d’être reconnue d’utilité publique, comme institution sociétale! La tradition – au sens éducatif du terme prendrait ici tout son sens ! A suivre !
Rite. Issu du latin ritus (usage) et du sanskrit rita (ordre), le rite est en soi le conducteur, « l’acte cérémoniel », qui, décliné en divers rituels, formalise et rythme la tenue maçonnique. Il ne constitue en aucun cas une liturgie religieuse, encore moins une discipline magique, voire mystique ! Constitués de degrés, les rites maçonniques, aux appellations fleuries, produits de la créativité foisonnante du XVIIIème siècle, restent encore très marqués par leurs titres ronflants, susceptibles d’en masquer le contenu philosophique ou moral. Un symbolisme trop imaginatif peut aller jusqu’à illustrer des cartes de visite ! Et faire entrer certains dans le domaine des croyances, jusqu’à faire du rite, une relique intouchable. Et de dangereux « ritolâtres » !
Symbole. Réalité donnée à voir, le symbole, sous diverses formes suggestives, parle sans mots, démultipliée en signifiants et signifiés. Offert à l’imagination de chacun, le soleil, par exemple, il évoque aussi bien la lumière que la chaleur, la circularité que la vie ! Il n’exprime lui non plus aucune vérité. C’est la pensée qui crée le symbole !
Sacré. La confusion est fréquente pour qui vit en maçonnerie une religion de substitution. Le sacré, figure du respect sous toutes ses formes, peut être parfaitement laïque. Il est à même d’être à lui seul, la motivation du franc-maçon dans la cité ! Chacun de nous est sacré !
Spiritualité. Le processus de réflexion qu’il évoque a longtemps été l’apanage des religions. Le domaine de l’esprit n’est pas uniquement celui de la croyance ! Il a fallu que la philosophie introduise la notion de spiritualité laïque pour le rappeler. Il est bon de répéter que la spiritualité est liée à la famille latine spir : le souffle, c’est à dire la vie !
Grand Architecte de l’Univers. La preuve de l’existence d’un Dieu « constructeur et organisateur » du monde ne sera sans doute jamais révélée à l’intelligence humaine. Il semblerait que le philosophe Spinoza, qui parle d’une puissance persévérante, donne l’une des meilleures définitions de ce mystère. La franc- maçonnerie, qui l’a parée de l’appellation poétique de Philibert de l’Orme, pour désigner soit un Dieu révélé, un symbole ou un principe créateur, demeure évidemment dans ce domaine de l’imaginaire.
En ce sens, il est étonnant que des obédiences maçonniques exigent de leurs adhérents la croyance en Dieu. Quand il convient en priorité de croire en l’Homme ! Et de diriger vers lui toute spiritualité, cultuelle ou laïque !
Nous avons apparemment suivi le même parcours, et formulé les mêmes observations. Toutefois, je ne suis pas sûr que la nouvelle génération ait un rapport moins “superstitieux”.